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Des députés tunisiens veulent légiférer sur un délit de ‘cyber-diffamation”

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Tunisie, Droits humains, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens, Advox

L'Assemblée des représentants du peuple de Tunisie. Photo Sami Mlouhi [CC BY-SA 4.0], via Wikimedia Commons

Des députés tunisiens proposent une loi [1] qui ferait de la diffamation en ligne un délit. Le 22 mars, seize législateurs du parti Nidaa Tounes de la coalition gouvernementale, plus un député indépendant, ont déposé une proposition de loi réformant le code pénal tunisien en introduisant deux articles sur ce qu'ils appellent la “cyber-diffamation'”.

Adoptés, ces amendements institueraient une peine de deux ans de prison et une amende de 3.000 dinars tunisiens pour tout individu reconnu coupable de publier du contenu susceptible de “nuire à l'ordre public, aux bonnes mœurs, à l'inviolabilité de la vie privée, ou à l'honneur” des personnes et des ”institutions officielles”.

Dans leur proposition, les députés défendent que le code pénal n'est pas “à jour des développements technologiques, notamment dans le secteur de l'information” et qu'il faut “protéger la société tunisienne” des “comportements et infractions qui vont au-delà de la liberté de la presse” comme les insultes et injures. En réalité, le code pénal de la Tunisie établit déjà la diffamation comme un délit. Ce que ce groupe de députés veut faire, c'est créer une catégorie particulière, la “cyber-diffamation”.

La proposition arrive à peine quelques semaines après que la Tunisie a été invitée [2] à adhérer à la Convention de Budapest sur la cybercriminalité, qui requiert [3] des signataires de mettre en place les ”conditions et sauvegardes dans leur droit interne” qui “assureront une protection appropriée des droits humains et libertés”.

Le projet de loi, qui tient sur seulement deux pages, fait aussi référence à un texte qui n'est plus en vigueur : le Code de la presse répressif de 1975, qui réglementait la presse écrite sous la dictature de Zine el Abidine Ben Ali.

Après le renversement de Ben Ali en 2011 et dans le cadre des réformes en faveur des libertés d'expression et de presse, le gouvernement intérimaire adopta un nouveau décret sur la presse (Décret No. 2011-115 du 2 novembre 2011) qui remplace le code de 1975 et comporte des protections plus grandes pour la liberté de la presse. Le décret de 2011 garantit aux journalistes l'accès à l'information, la confidentialité des sources, abolit les exigences d'autorisation pour les médias papier et les condamnations de journalistes à des peines de prison pour diffamation et dénonciation calomnieuse.

La proposition d'un tel texte, qui cherche à restreindre la liberté d'expression et fait référence à une loi répressive qui n'est plus en vigueur, ne peut qu'interroger sur la représentation que se font ses auteurs des progrès de la Tunisie en matière de liberté d'expression et de presse.

Leur soutien à cette proposition est une claire transgression de leur engagement à respecter la constitution tunisienne de 2014 qui garantit la liberté d'expression et le libre accès aux réseaux d'information et de communication, et interdit la censure préalable.

Dans une déclaration dénonçant la proposition de loi, le Syndicat des journalistes tunisiens a relevé  [4]:

هذا المشروع ينم عن عقلية استبدادية وتضييقية للحريات تحن إلى زمن الديكتاتورية، ويعكس جهلا فضيعا بمكاسب الثورة التونسية في مجال حرية الرأي و التعبير بدليل أن هذا المشروع يحيل إلى مجلة الصحافة لسنة 1975 والتي الغيت مباشرة بعد سقوط نظام بن علي. وهو ما يوحي بان النواب الذين اقترحوا المشروع يعيشون في عصر ما قبل الثورة.

…ce projet de loi traduit une mentalité répressive de restriction des libertés, reflétant une nostalgie pour l'ère de la dictature. Elle témoigne d'une terrible ignorance des gains de la révolution tunisienne dans les domaines des libertés d'opinion et d'expression puisque la proposition de loi se réfère au Code de la presse de 1975, qui a été abrogé immédiatement après la chute du régime Ben Ali. Cela sous-entend que les députés qui ont proposé ce texte vivent à l'ère pré-révolutionnaire…

Non content de renvoyer à une législation qui n'existe plus, les dix-sept députés usent d'un langage trompeur faisant croire que l'Internet n'est pas régulé en Tunisie. Un des députés signataires, Mongi Harbaoui, a écrit [1] sur Facebook que la loi allait protéger les individus “du chaos et de la décadence morale”.

Dans les faits, même si la Tunisie n'a effectivement pas de loi exhaustive sur la cybercriminalité, elle dispose bien de lois anticonstitutionnelles réglementant les discours en ligne et hors ligne tels que la diffamation, la critique des responsables et institutions publiques, et les contenus considérés comme contraires aux “bonnes mœurs” et à “l'ordre public”.

L'article 86 du Code des télécommunications [5] dispose que quiconque reconnu coupable de “nuire à autrui ou de perturber l'existence d'autrui au moyen des réseaux publics de communication” encourt jusqu'à deux ans de prison. Le Code pénal [6] contient des dispositions qui font des délits de la diffamation et de la propagation de contenus “susceptibles de nuire à l'ordre public ou aux bonnes mœurs”. Les institutions militaires sont également protégées [7] de la critique en vertu d'articles du Code militaire.

Des dispositions qui continuent à être utilisées aujourd'hui pour poursuivre et emprisonner blogueurs, militants et journalistes. Tout dernièrement, le blogueur et député Yassine Ayari a été condamné [8] par un tribunal militaire à 16 jours de prison pour “atteinte au moral de l'armée” à cause d'un post sur Facebook de 2017 dans lequel il ironisait sur la nomination d'un officier d'état-major. Ayari avait déjà été emprisonné [9] fin 2014, aussi pour des textes sur Facebook critiquant l'institution militaire.

Au lieu d'adapter l'arsenal judiciaire tunisien pour le mettre en conformité avec les protections constitutionnelles des libertés d'expression et de presse, la législation proposée ébranle au contraire ces protections. On ignore encore si et quand la proposition de loi sera débattue au parlement, mais elle ne manquera pas de rencontrer une résistance acharnée non seulement des mouvements de défense des droits humains, mais aussi des autres députés.