Nouvelle tragédie humaine au Liban à cause du système de la kafala

Lensa Lelisa Tufa (à gauche) aux côtés de sa tante Ganeth (à droite). Photographie partagée sur les réseaux sociaux par les amis de Lensa et utilisée avec autorisation.

Sauf mention contraire, les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.

Quand Lensa Lelisa Tufa, une jeune employée de maison de 21 ans, et une autre compatriote éthiopienne (pas encore identifiée) ont décidé de fuir la maison beyrouthine de leurs employeurs le 11 mars, elles n'ont pas vu d'autres alternatives que de sauter depuis le balcon situé au deuxième étage.

Seulement, Lensa Tufa fut la seule à sauter. L'autre femme s'est rétractée au dernier moment, craignant de se blesser quand elle a vu l'état de Lensa.

Quand elle fut admise à l'hôpital avec ses deux jambes cassées, la jeune femme profita de l'aide de sa tante Ganeth pour enregistrer une vidéo de 5 minutes afin de partager son histoire.

La vidéo, en amharique et sous-titrée en anglais, a ensuite été mise en ligne le 26 mars sur la page Facebook de “This is Lebanon” [C'est le Liban, NdT], un collectif qui expose les abus auxquels sont confrontées les employées de maison immigrées au Liban. À l'heure de la rédaction de cet article, la vidéo avait déjà été regardée par plus de 100.000 personnes.

Dans cette vidéo, on peut ainsi l'entendre témoigner :

[…] From the very beginning they were abusing me […] They tortured me and I couldn't do anything to save myself. They beat me everyday with an electric cable and wrapped my hair around their hands and dragged me around the room. They smashed my head into the walls. […] There were four of them abusing us. […] They took turns abusing us. […] He was pushing his fingers into my eyes. […] I said to myself, ‘How long can I carry on?’ […] There was another Ethiopian girl with me and the same things were happening to her. She decided to jump from the balcony with me.

[…] Ils m'ont maltraitée dès les premiers instants […] Ils m'ont torturée et je ne pouvais rien faire pour m'échapper. Tous les jours, ils me battaient avec un câble électrique et ils me traînaient à travers la pièce par les cheveux. Ils cognaient ma tête contre les murs. […] Ils étaient quatre à nous maltraiter. […] Ils y allaient chacun à leur tour. […] Il enfonçait ses doigts dans mes yeux. […] Je me suis dit : “Combien de temps vais-je tenir ?” […] Il y avait une autre fille éthiopienne avec moi et le même sort lui était réservé. Elle a décidé de sauter du balcon avec moi.

Très rapidement, il est apparu que les employeurs de Lensa Tufa dirigent une entreprise de haute couture, Eleanore Couture.

Afin de mobiliser l'attention, “This is Lebanon” a organisé une manifestation devant les portes de l'entreprise à Jdeideh, dans le nord du Grand Beyrouth. Une quarantaine d'activistes y ont participé.

Selon la journaliste libanaise Anne-Marie El Hage, qui couvre cette histoire [fr] pour le quotidien francophone L'Orient Le Jour, la tante de Lensa Tufa n'a d'abord pas eu le droit de rendre visite à sa nièce, mais seulement suite à une pression exercée sur les réseaux sociaux.

Lensa Tufa fait partie de ces nombreux travailleurs domestiques ayant immigré au Liban, obligés de vivre et de travailler dans des conditions pénibles sous le régime de la kafala, le célèbre système de “parrainage” en vigueur, entre autres, au Liban.

L'une des nombreuses personnes ayant mis en ligne une photo d'elle-même avec le hashtag #IAmLensa, (Je suis Lensa)un geste en soutien de la travailleuse éthiopienne Lensa Lelisa. Source : This is Lebanon. Utilisée avec autorisation.

Comme l’explique l'organisation de défense des droits Migrant-Rights.org, la kafala rend ces travailleurs vulnérables aux abus :

Kafala is a system of control. In the migration context, it is a way for governments to delegate oversight and responsibility for migrants to private citizens or companies. The system gives sponsors a set of legal abilities to control workers: without the employer’s permission, workers cannot change jobs, quit jobs, or leave the country. If a worker leaves a job without permission, the employer has the power to cancel his or her residence visa, automatically turning the worker into an illegal resident in the country. Workers whose employers cancel their residency visas often have to leave the country through deportation proceedings, and many have to spend time behind bars.

La kafala est un système de contrôle. Dans un contexte d'immigration, c'est une façon pour les États de déléguer la supervision et la responsabilité des migrants à des citoyens et aux compagnies privées. Le système confère aux sponsors un panel de compétences juridiques afin de contrôler les travailleurs : sans la permission de l'employeur, les employés ne peuvent pas changer d'emploi, démissionner ou quitter le pays. Si un employé démissionne sans permission, le parrain a le pouvoir d'annuler son visa de résidence, faisant de facto de la personne un résident illégal dans le pays. Les travailleurs qui voient leurs visas de résidence annulés sont très souvent forcés de quitter le pays à la suite de procédures d'expulsion, et nombre d'entre eux passeront du temps derrière les barreaux.

Un manifestant brandit une pancarte devant le magasin “Eleanore”. La traduction du slogan est explicite : “Abolissez la kafala !” Photographie de l'auteur.

Les travailleurs domestiques immigrés ont demandé à de nombreuses reprises l’abolition de la kafala ainsi que la ratification de la convention 189 de l'Organisation mondiale du travail. Cette convention assure le respect des droits humains pour tous les travailleurs domestiques.

D'après des statistiques de l'agence de renseignement libanaise obtenues par l'agence humanitaire d'analyse et d'information IRIN, deux travailleurs domestiques immigrés décèdent chaque semaine.

À lire (en Anglais) : “Nous ne sommes pas des esclaves, nous voulons nos droits”: Au Liban, les employés domestiques issus de l'immigration battent le pavé pour la Fête du travail

C'est sans surprise que Lensa Tufa a déclaré vouloir changer d'employeurs, mais la fille de ces derniers l'a menacée de la renvoyer en Éthiopie si elle essayait. El Hage a rapporté l'échange entre les jeunes femmes :

« Si je peux marcher de nouveau, une fois guérie, je veux changer d’employeur et travailler au Liban. » Réponse à laquelle la fille de son employeuse a rétorqué : « Je suis prête à la renvoyer chez elle, alors. »

Et comme El Hage l'explique, il y aurait eu de nombreuses tentatives pour étouffer cette affaire :

Pour ce faire, il aura fallu le laisser-faire de tous : celui de l’hôpital, de la gendarmerie, du médecin légiste, du bureau de recrutement dont nous avons uniquement le nom et les coordonnées d’une employée éthiopienne, de l’ambassade d’Éthiopie aussi, qui ont lâché la jeune femme aux mains d’employeurs abusifs et fermé les yeux sur les dangers qu’elle encourt aujourd’hui.

Lensa Tufa a même dû nier le fait d'avoir sauté lors d'une audition en présence de ses employeurs :

Ils se sont contentés de prendre acte de sa déposition, donnée en présence de ses employeurs et visiblement dictée par ces derniers : « J’ai glissé, en étendant du linge » et « Non, je n’ai pas besoin d’aide ». Même le médecin légiste a certifié qu’il n’y avait pas de contusions, alors que les photos montrent une jeune femme sévèrement blessée, couverte d’ecchymoses.

La jeune femme a encore un mois et demi de convalescence recommandé par les médecins devant elle, mais l'hôpital l'a déjà renvoyée chez ses agresseurs.

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