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Un journal russe met la clé sous la porte après plusieurs années de confrontation avec les services de sécurité

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Igor Roudnikov, journaliste des «Novye Kolesa», le bras plâtré après avoir subi un interrogatoire des services de sécurité. // Page Facebook d'Igor Roudnikov

[Article d'origine publié le 9 avril 2018 sur Global Voices Advox. Les liens sont en russe.]

Le journal indépendant de Kaliningrad «Novye Kolesa» met la clé sous la porte après vingt-trois années de parution.

Dans un post Facebook [1] daté du 4 avril, Youri Grozmani, le rédacteur en chef par intérim, écrit ceci :

Независимый еженедельник “Новые колёса”, основанный журналистом и депутатом Игорем Рудниковым в мае 1995 года, прекращает своё существование… Газета, которая издавалась на протяжении 23 лет, и на идеалах которой выросло целое поколение, уходит из нашей жизни. А вместе с ней – и целая эпоха, заявившая о себе после распада СССР и провозглашения принципов свободного развития общества и независимых СМИ.

Le quotidien indépendant «Novye Kolesa», fondé par le journaliste et député Igor Roudnikov en mai 1995, cesse d'exister… Après vingt-trois années de parution, le temps d'inspirer toute une génération avec nos idéaux, le journal sort de nos vies. Avec lui, c'est une ère qui prend fin, une ère de progrès sociétaux et d'indépendance des médias qui a commencé avec la chute de l'URSS.

L'histoire des «Novye Kolesa» s'est écrite en relevant des défis politiques et financiers au moyen de solutions créatives, nécessaires pour faire exister un média indépendant dans un pays post-communiste.

Le journal, né au début des années 90, commence par être un support publicitaire pour une entreprise locale florissante de commerce de voitures d'occasion. Il s'intitule alors «Kolesa» [«les Roues»] seulement. Le port sur la Baltique de l'oblast de Kaliningrad, la région la plus occidentale de la Russie, est devenu le point d'entrée des voitures d'importation, un luxe soudainement accessible après la chute de l'URSS

Roudnikov, ex-intendant dans la marine soviétique, crée «Kolesa» en 1993 en s'appuyant sur l'expérience de journaliste qu'il a acquise au journal «Straj Baltiki» («la Sentinelle de la Baltique»), ainsi que sur le réseau des agences de presse navales.

Deux ans plus tard, la marine russe, propriétaire des fonds utilisés par Roudnikov pour créer le titre, décide de récupérer des revenus en croissance rapide. Roudnikov démissionne alors et fonde les «Novye Kolesa» («Nouvelles Roues»).

Pour lutter contre la concurrence, Roudnikov a su transformer un journal de petites annonces de vente d'automobiles en tabloïd à large audience.

«Les Nouvelles Roues» se concentrent sur la criminalité organisée, un fléau dont les manifestations ne manquent pas dans les villes portuaires des années 90. Les journalistes, la rédaction et Roudnikov lui-même ont été plus d'une fois victimes d'agressions. En 2016, Roudnikov a failli perdre la vie dans une attaque au couteau [2]. Mais loin de céder, il continue à publier des enquêtes incisives sur les liens entre chefs des bandes criminelles locales et policiers corrompus ou agents du FSB.

Parallèlement, Roudnikov se lance avec succès dans la politique au niveau local. Unique candidat indépendant de l'oblast de Kaliningrad en 2016, il bat dans les urnes le représentant de Russie Unie (le parti au pouvoir).

Mais là où la mafia a échoué à réduire au silence Igor Roudnikov et sa publication retentissante, sensationnaliste et à l'audace presque suicidaire, il semble que les services secrets aient fini par réussir…

En novembre 2017, le FSB perquisitionne la rédaction des «Novye Kolesa», Roudnikov est interpellé. Après un interrogatoire — au cours duquel il perd connaissance, et dont il sort avec un bras cassé — il se retrouve accusé d'extorsion de fonds sur un fonctionnaire. Igor Roudnikov est depuis incarcéré dans un centre de détention provisoire (SIZO) à Moscou.

Malgré l'arrestation de leur fondateur et rédacteur en chef, les «Novye Kolesa» continuent à paraître jusqu'au numéro 592, qui contient un article sur un cas local de brutalité policière faisant les gros titres de la presse nationale.

L'arrestation et le décès d'Alexandre Zakamski

En mars 2018, les services spéciaux du FSB de Kaliningrad arrêtent Alexandre Zakamski. Les motifs de cette arrestation n'ont jamais été éclaircis, mais les médias locaux supposent qu'elle pourrait être liée aux activités de Zakamski dans l'extraction d'ambre [l'une des ressources de la région].

Sa femme Elisaveta a déclaré publiquement que la dernière fois qu'elle avait vu son mari, c'était en sang et menotté. Selon ses déclarations, il aurait été ensuite emmené dans un lieu indéterminé où il a été battu et torturé pendant plusieurs heures pour lui faire avouer sa participation à un trafic de drogue.

Le 8 mars, son corps est retrouvé dans sa cellule [3], pendu avec un morceau de drap. Elisaveta Zakamski se refuse à croire que la mort de son mari serait due à un suicide, et accuse le FSB de torture et de meurtre.

La sortie des «Novye Kolesa» est prévue pour le 29 mars. La une montre, en photo, le visage de deux agents du FSB, avec un témoignage affirmant qu'ils ont pris part à des actes de torture sur Alexandre Zakamski. Les auteurs de l'article les qualifient de «sadiques» et donnent des détails insoutenables sur le traitement subi par Zamanski, incluant coups violents et torture à l'électricité.

Mais le journal n'arrivera jamais en kiosque. Les «Novye Kolesa» sont imprimées hors des frontières de l'enclave russe, les imprimeurs locaux refusant de travailler pour le journal par crainte de représailles. Le dernier numéro est saisi et pilonné par le FSB à la sortie de son imprimerie lituanienne. Il est toujours disponible en version PDF [4].

Kaliningrad sur la carte. Crédit : Google Maps.

Dans un éditorial publié sur son site [5] annonçant la fermeture du journal, le rédacteur en chef par intérim Youri Grozmani écrit qu'il ne croit guère à des conséquences pénales pour les agents du FSB coupables de censure. Il promet pourtant de se battre pour obtenir des pressions de l'étranger sur les agents accusés d'abus de pouvoir :

Мы избрали другой путь – начали рассылку во все правозащитные организации, иностранные посольства и консульства, а также министерства иностранных дел Европейских государств требование о включении ДАННЫХ лиц в ЧЁРНЫЕ СПИСКИ. Аннулировать им Шенгенские визы, к чёртовой матери! Чтобы никто из них больше не смог выезжать за пределы Российской Федерации. Пусть свою Родину любят по месту прописки, а не с Лазурного побережья. И тратят деньги, заработанные в России, не в Европе, а в нашем родном Светлогорске.

Nous avons choisi une autre voie : nous avons commencé à envoyer à toutes les organisations de droits de l'homme, ambassades et consulats étrangers ainsi que ministères des Affaires étrangères des États européens une demande de mise sur LISTE NOIRE d'individus PRÉCIS. Il faut que leur visa Schengen soit annulé, merde ! Qu'aucun d'entre eux ne puisse plus sortir de la Fédération de Russie. Qu'ils aiment leur patrie depuis le lieu indiqué sur leur passeport, et non depuis la côte d'Azur. Et qu'ils dépensent l'argent gagné en Russie non pas en Europe, mais dans notre propre Svetlogorsk [station balnéaire de l'enclave russe].

Igor Roudnikov est en détention depuis déjà cinq mois et a récemment été reconnu prisonnier d'opinion par l'ONG de défense des droits de l'homme Memorial. Dans une déclaration sur son site web [6], l'organisation fait état d'incohérences dans la version du parquet, et considère l'affaire Roudnikov comme à motivation politique.