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‘Chanter l'histoire de notre douleur’ : Les migrants du Tadjikistan se trouvent un refuge dans la musique

Catégories: Asie Centrale et Caucase, Russie, Tadjikistan, Médias citoyens, Migrations & immigrés, Musique

Arrêt sur image de Nigina Amonqulova – Yori Musofir (2015). Vidéo musicale chargée [1] sur YouTube le 3 janvier 2016.

[Article d'origine publié le 11 février 2018] Le travail manque au Tadjikistan, alors quitter ses proches pour occuper des emplois subalternes en Russie est presque un rite de passage. La musique pop locale, à son tour, est devenue un support important de réflexion sur les transformations sociales déclenchées par l'exode massif de jeunes hommes de cette république ex-soviétique.

Намехоҳам аз ватан дур, зиндагӣ мекунад маҷбур,

Макун гиря модарҷонам, қисмати мо чӣ талху шӯр.

Аз ошиқам ҷудо кардӣ, дилам пур аз ғамҳо кардӣ,

Маро тани танҳо кардӣ, ба дардҳо мубтало кардӣ,

Оҳ ғарибӣ!

Aucune envie de quitter la partie, mais je le dois,

Ne pleure pas, chère mère, notre sort est implacable.

Je suis séparé de mes amis, et de l'amour,

Mon cœur est plein de tristesse, je suis seul et malade.

Plus de huit millions de personnes vivent au Tadjikistan. On estime que plus de la moitié des hommes en âge de travailler vont s'employer à l'étranger, essentiellement en Russie.

Selon les chiffres de la Banque Mondiale [2], les envois d'argent des migrants représentent une plus grande proportion de l'économie du Tadjikistan (26,9%) que de toute autre économie dans le monde, si ce n'est celles de son voisin d'Asie centrale le Kirghizstan (30,4%) et du Népal (31,3%).

Les facteurs qui poussent les citoyens hors de ce pays majoritairement musulman sont multiples. C'est la plus pauvre des 15 républiques qui ont obtenu l'indépendance de l'ex-URSS. La corruption y est endémique et les services publics sont en pleine débandade. Pour ceux qui arrivent à trouver du travail, les salaires sont bas et souvent dépassés par l'inflation.

Ҳар куҷо шодаму шодон, ба ёди Ватанам,

Ҳар куҷо ташнаву ношод, ба ёди Ватанам

Partout où je suis joyeux et heureux, je pense au pays natal,

Partout où j'ai soif et suis triste, je pense au pays natal.

Cette vidéo musicale enlevée co-réalisée par l'Organisation internationale pour les migrations et le gouvernement tadjik invite les migrants qui réussissent à l'étranger à contribuer au développement de leur patrie. Le clip inclut des images (à partir de 2'50) de l'inamovible président tadjik Emomali Rakhmon rencontrant des compatriotes à Moscou.

La réalité des vies de la plupart des migrants est loin d'être aussi colorée que le prétend la vidéo ci-dessus. Les conditions de travail en Russie sont souvent mauvaises, et la corruption, le racisme et l'exploitation sont au cœur du quotidien. En moyenne, au moins un travailleur migrant tadjik retourne chaque jour au pays dans un cercueil.

Теппае гӯри бародар, теппае гӯри падар,

Байни он ду теппа бошад ҷойи як гӯри дигар.

Гар бимирам дар ғарибӣ, Тоҷикистонам баред

La tombe du père d'un côté et celle du frère de l'autre,

Y a-t-il de la place pour encore une tombe ?

Trouvez-en ! Si je meurs en gharibi, qu'on emporte mon corps chez moi, au Tadjikistan !

Pour les Tadjiks, un des peuples les plus anciennement installés d'Asie Centrale, il n'y a pas de mots pour décrire [3] le fardeau psychologique de s'arracher à son chez-soi. Le mot tadjik “gharibi” l'exprime, qui représente le mélange de détresse, de solitude, d'humiliation et de faim que l'on ressent dans un lieu inconnu.

Афсӯс, ки дар ин дашту биёбон мурдан,

Дур аз ватану, ҷудо аз хешон мурдан,

Quelle tristesse de mourir dans ce désert,

Loin de chez soi, loin de ceux qu'on aime.

Dire adieu à jamais au pays ?

C'est sans doute la famille laissée derrière soi par les migrants du Tadjikistan à destination de la Russie qui souffre pourtant le plus. Parfois, les hommes partent en Russie avant que leurs femmes accouchent. La seule relation [4] de l'enfant avec son père passera alors par des conversations sur des applis de messagerie.

Pour les épouses, la crainte d'être abandonnées est très réelle. Les migrants prennent parfois une nouvelle femme en Russie, et occasionnellement divorcent de la première par SMS.

Азизи дури ман, ёри ғарибам, зи оғӯши биҳишт сахт бенасибам,

Мабодо, ки фаромӯшам намоӣ, бигирад тахти бахт ҳамроҳ рақибам.

Amour de mon cœur, qui es loin de moi, et me laisses sans l'étreinte du paradis,

Je crains ta mémoire courte, et qu'une rivale puisse s'installer sur le trône de mon bonheur.

Tandis que les artistes de pop professionnels capitalisent sur le thème de la migration pour faire prospérer leur carrière, YouTube regorge aussi de chansons interprétées par les migrants eux-mêmes.

Як-ду сухане ки дар дилум буд, буромадан,

Чӣ азобойе мекашанд берун ай ватан.

Ҳози боша да фикрум, чида да мулки ғарибум,

Чӣ кор мекунум ма ай шумо дур да и макон,

Чиба дар барум нестед ҳози шумо, очаҷон

J'ai quelques mots à dire,

pour chanter le récit de notre douleur,

Pourquoi suis-je ici, dans un lieu étranger, loin de ma mère ?

Un trait commun à de nombreuses chansons est l'appel au retour dans le pays natal.

Муҳоҷирбачаи саргардони тоҷик, Наврӯз мерасад,

Дар базми ватан оё, ҷойи ту холист.

Migrant tadjik qui souffres, Nowruz [l'équinoxe de printemps, marquant le Nouvel An] est là,

Viens le célébrer à la maison, tu nous manques !

Les chiffres semblent montrer que beaucoup de migrants perdent leur optimisme quant à rentrer et construire leur vie au Tadjikistan. En 2017 seulement, environ 30.000 Tadjiks ont obtenu [5] des passeports russes leur permettant de pérenniser leurs déplacements vers le nord.