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Le plan de Singapour pour combattre les “mensonges délibérés sur Internet” va-t-il étouffer la liberté d'expression ?

Catégories: Asie de l'Est, Singapour, Droit, Médias citoyens, Advox
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Capture d'écran de la vidéo YouTube de l'audience de la commission du Parlement concernant les “mensonges délibérés sur Internet”. Certains groupes venant de la société civile se sont interrogés sur le fait que des témoins aient été soumis à des interrogatoires intenses durant leur audition, comme s'ils étaient accusés d'avoir commis un délit.

Une commission a été créée [2] par le Parlement de Singapour en janvier 2018 pour s'occuper du problème des “mensonges délibérés sur Internet” ou de la désinformation [3]sur Internet.

La commission est mandatée pour examiner “les causes, les conséquences et les mesures à prendre” face à la diffusion de désinformations. Geste rare à Singapour, la commission a sollicité l'avis du public et tenu des audiences publiques pour discuter des différents enjeux de la question.

Outre 170 contributions [4] écrites, la commission a reçu et entendu les présentations de 65 individus et organisations au cours de 50 heures d'auditions publiques [5]. Les déclarations écrites exprimaient les points de vue de groupes divers : médias, entreprises technologiques telles que Twitter [6], Facebook [7] ou Google [8], universitaires, experts politiques, groupes religieux [9], organisations de la société civile [10], et même des administrations étrangères comme l'ambassade de Russie [11].

Charles Chong, vice-président du Parlement, a dressé le bilan [12] du travail de la commission à la suite des auditions publiques qui se sont conclues le 29 mars:

We heard how there is no one silver bullet and how we need a suite of different measures to address this complex problem, including public education, media literacy, fact checking, quality journalism, technology and legislation.
We heard evidence about how current laws had limits of scope, speed and adaptability and why we need new legislative levers…Some witnesses were opposed to any legislation at all, even if today’s laws were inadequate in countering the harms posed by deliberate online falsehoods.

Nous avons compris qu'il n'y a pas de recettes miracles et que nous avions besoin d'une suite de différentes mesures pour traiter de cette question complexe. Ces mesures comprennent l'éducation publique, la maîtrise de la compréhension des médias, la vérification des informations, le journalisme de qualité, les questions de technologie et la législation.
Nous avons eu la preuve que les lois actuelles se heurtent à des limites d'échelle, de rapidité et d'adaptabilité. C'est pour cela que nous avons besoin de nouveaux leviers législatifs… Certains témoins étaient totalement opposés à toute nouvelle législation, même si les lois actuelles sont inadéquates pour lutter contre les méfaits des mensonges délibérés sur Internet.

Le bilan de Chong a mis le doigt sur un point clé du débat, mais n'a pas directement reconnu le traitement par la commission des membres de la société civile opposés à de nouvelles lois.

Des membres de la société civile “réprimandés” et “harcelés” pendant les auditions

Bien qu'un large ensemble de voix aient été entendues, les membres de la société civile [13] qui demandaient que de nouvelles lois ne soient pas crées ont rapporté [14] qu'ils avaient été pendant les auditions “réprimandés, harcelés, menacés et qu'on avait donné une fausse image d'eux”.

A rebours du bilan officiel, l'artiste Alfian Sa'at a livré cette observation [15] :

What I see are some activists and academics trying to give their views in good faith. But rather than being listened to like citizens representing the spectrum of political views in Singapore society, they are instead treated with sneering hostility, as if they were not witnesses giving evidence but the accused.
It seems as if the effect is to intimidate those with contrary views from making submissions to the government in the future. How can this ever be good for Singapore?

Ce que j'ai vu, c'était des activistes et des universitaires essayant de donner leur avis de bonne foi. Mais plutôt que d'être écoutés en tant que citoyens représentant tous les bords politiques de la société à Singapour, ils ont été traités avec une hostilité méprisante, comme s'ils n'étaient pas les témoins apportant des preuves mais les accusés.
On dirait qu'on cherche à intimider ceux qui ont des avis contraires pour ne pas qu'ils proposent leur contribution au gouvernement à l'avenir. Comme cela peut-il être bon pour Singapour?

Certains participants ont même vu les auditions comme un moyen direct de saper le travail de la société civile et des universitaires.

Le Réseau d'Action Communautaire de Singapour a rapporté [14] que le Docteur Thum Ping Tjin, un historien, a été interrogé pendant six heures “au sujet de son travail et de son expertise sur l'histoire de Singapour et au sujet de la preuve ou non d'un complot du Front uni communiste dans les années 1950 et 1960.” Bien que l'historien ait soumis des recommandations sur la façon de réduire la désinformation sur Internet, la commission ne lui a pas demandé ou permis de traiter ces questions.

Le groupe a aussi décrit [14] l'interrogatoire de l'auteur Kirsten Han, qui contribue par ailleurs à Global Voices.

Kirsten Han was questioned over an article she had written for an online news publication. It was suggested that she had presented a misleading picture within the article. It was not clear how this was relevant to the Select Committee’s Terms of Reference. The exchange ended with Committee member Edwin Tong issuing a veiled threat that Ms Han had “not yet” been sued or jailed.

Kirsten Han a été interrogée au sujet d'un article qu'elle avait écrit pour un site d'information en ligne. Il était suggéré qu'elle avait présenté une image trompeuse dans l'article. Difficile de savoir si cela avait un rapport avec les Termes de référence du Comité de Sélection. L'échange s'est terminé avec la menace voilée exprimée par le membre de la Commission Edwin Tong qui a dit que Mme Han n'avait “pas encore” été poursuivie ou emprisonnée.

Certaines contributions aux auditions ont été du même acabit. Un texte soumis [16] par le Forum Politique du Parti d'action populaire (affilié au parti au pouvoir qui est en place depuis les années 1960) était principalement centré sur la critique d'un rapport [16] d'Human Right Watch de décembre 2017 concernant la restriction de la liberté d'expression à Singapour. Ce texte affirmait que le rapport s'est basé sur des mensonges délibérés sur Internet.

Une application stricte de la loi, l'éducation publique ou un “conseil de vérification des informations”?

Pendant que certains maintiennent que le cadre légal de Singapour est déjà suffisamment pourvu pour s'occuper des aspects légaux de cette question, d'autres (dont beaucoup de législateurs) affirment que de nouvelles lois ou mesures de régulation sont nécessaires.

Les rédacteurs en chef de Channel News Asia, une entreprise de media généraliste, ont proposé que Singapour crée un “conseil à la vérification des informations [17]“:

It will be useful to establish a “fact checking” council, committee or body made up of diverse representatives to assess and thereafter designate ‘deliberate online falsehoods’ as specifically defined. This council should be independent, transparent and be able to react to emergent ‘deliberate online falsehoods’ quickly.
It should include Singaporean representatives from academia, NGOs, civil society, including from the legal community, and other social groups that are representative of Singapore society. Its mandate must include identifying ‘deliberate online falsehoods’ and thereafter recommending appropriate remedial actions.

Cela serait utile de créer un conseil de “vérification des informations”, une commission ou un organe constitué de divers représentants pour évaluer et donc désigner les “mensonges délibérés sur Internet” tels qu'ils sont spécifiquement définis. Ce conseil devrait être indépendant, transparent et être capable de réagir rapidement aux “mensonges délibérés sur Internet” qui apparaiisent.
Il devait inclure des représentants singapouriens venant du monde universitaire, d'ONG, de la société civile, dont des membres du monde du droit, et d'autres groupes sociaux qui représentent la société de Singapour. Son mandat doit inclure l'identification de ces “mensonges délibérés sur Internet” puis la recommandation d'actions appropriées pour y remédier.

Singapore Press Holdings, la principale entreprise de média du pays, affirme [18] que le journalisme de qualité est nécessaire pour combattre les “fausses informations” :

The best antidote to “fake news”, or deliberate online falsehoods, is quality journalism – journalism that is accurate, objective, purposeful, credible and reliable.

Le meilleur antidote aux “fausses informations” ou aux mensonges délibérés sur Internet, est le journalisme de qualité, c'est-à-dire celui qui est exact, objectif, raisonné, crédible et fiable.

L'entreprise a suggéré que si le Parlement devait faire une loi sur cette question, cette nouvelle loi devrait se concentrer sur “les sphères non régulées du contenu en ligne” et les responsables des réseaux sociaux :

Legislation that restricts the investigative and reporting power of the media would hit the wrong target, as newsrooms already have rigorous and effective mechanisms to check and counter falsehoods. It might also inadvertently curb the media’s ability to fulfill its critical role in informing society, or to remain credible in the eyes of its readers.

La législation qui restreint le pouvoir d'investigation et de reportage des médias se tromperait de cible, car les rédactions disposent déjà de mécanismes rigoureux et efficaces pour vérifier et bloquer les mensonges. Cela pourrait aussi brider malencontreusement la capacité des médias à jouer leur rôle critique quand ils informant la société, ou de pouvoir rester crédible aux yeux de ses lecteurs.

Une autre protection contre une loi beaucoup trop large serait d'impliquer le système judiciaire pour s'occuper de la désinformation. L'Association des femmes pour l'action et la recherche a évoqué cette question dans ses commentaires [19] :

To prevent the measure from being overbroad, it is important that such restrictions must always be dependent on a judicial finding of that harm materializing. The involvement of the judiciary is a vital check and balance for this purpose.

Pour éviter qu'une loi ne soit trop large, il est important que de telles restrictions soient toujours dépendantes d'une conclusion judiciaire qui atteste de ce méfait. L'implication du système judiciaire est un contrepouvoir vital pour cela.

Une recommandation populaire était la promotion de l'éducation publique pour répondre à la désinformation. Le Conseil National des Églises de Singapour a expliqué [20] sa position :

…the most important way to counter fake news is public education. Helping the public to acquire media literacy and learn how to spot fake news can counter their harmful effects in ways that legislation alone is unable to do…Such education should also be provided in schools and universities to enable young people to be more judicious in their consumption of media.

“[…} le moyen le plus important pour contrer les “fausses informations” est l'éducation publique. Aider les gens à acquérir une maîtrise de la compréhension des médias et leur enseigner à repérer les “fausses informations” peut contrer leurs effets nuisibles là où la justice ne peut rien… Une telle éducation doit aussi être apportée dans les écoles et les universités pour permettre aux jeunes d'être plus judicieux dans leur consommation des médias.

En lien avec plusieurs organisations de la société civile, le site d'information indépendant The Online Citizen (le Citoyen Numérique) a affirmé que Singapour disposait des lois adéquates pour faire face aux “mensonges délibérés sur Internet”. Il fait référence aussi à une extension de la régulation des médias, les accusant d'être déjà une menace importante pour la démocratie :

[…]the biggest threat to the stability and growth of the democratic process in Singapore is the government’s control of the media and information.

[…] la plus grande menace pour la stabilité et la croissance du processus démocratique à Singapour est le contrôle par le gouvernement des médias et de l'information.

Il incite le gouvernement à faire preuve plutôt d'une plus grande transparence.

To combat falsehoods online or spread through social networks, legislation is not the way forward but a few steps back. The best way is to allow citizens to gain access to more sources of information and for them to develop a questioning and critical mindset on what is true or false, whether the information is from official or independent sources.

Pour combattre les mensonges en ligne ou leur diffusion à travers les réseaux sociaux, la loi n'est pas un facteur de progrès mais de régression. Le meilleur moyen est de permettre aux citoyens d'obtenir l'accès à plus de sources d'information et de développer leur capacité à s'interroger et à être critique sur ce qui est vrai ou faux, que l'information vienne d'une source officielle ou indépendante.

Kirsten Han a insisté sur son opposition [21] à des mesures qui pourraient codifier une pratique centralisée de la censure et des demandes de suppression de contenu (à des entreprises de réseaux sociaux privées) :

I am opposed to measures that would give a sole body the power and authority to decide what content can or cannot be accessed by the population. It is my view that such censorship — enacted, for example, via executive takedown orders that would compel a social network to remove content — would curb freedom of expression and have a chilling effect on public discourse in Singapore.

Je suis contre des mesures qui pourraient donner à un organe unique le pouvoir et l'autorité de décider quel contenu peut ou non être accessible à la population. Une telle censure, décrétée par exemple par des ordres de l'exécutif pour forcer un réseau social à supprimer du contenu, briderait selon moi la liberté d'expression et aurait un effet dissuasif sur le discours public à Singapour.

Le Parlement reprendra ses délibérations sur cette question le mois prochain.