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L'Equateur et la Colombie paient le prix fort pour la crise frontalière

Catégories: Colombie, Equateur, Guerre/Conflit, Médias citoyens, Relations internationales
Imagen ampliamente difundida en redes sociales sobre los tres miembros del equipo periodístico del diario El Comercio asesinados.

Photo largement diffusée sur les réseaux sociaux des trois journalistes du quotidien El Comercio, dont l'assassinat a été confirmé le 13 avril 2018 dans la matinée.

L'enlèvement et l'assassinat des trois journalistes équatoriens détenus par le Front Oliver Sinisterra, dirigé par un dissident des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) [1] connu sous le nom de “Guacho”, a suscité une forte émotion dans les médias qui ont fait savoir aux narcotrafiquants et aux terroristes que personne ne va laisser tomber. Le président Moreno, visiblement affecté, a confirmé le 13 avril dernier, le pire scénario envisagé lors d'un enlèvement : la mort d'innocents. “Pour Paúl, personne ne laisse tomber. Pour Javier, personne ne laisse tomber. Pour Efraín, personne ne laisse tomber. Personne ne laisse tomber, personne ne laisse tomber, personne ne laisse tomber…” pouvait-on entendre scander les journalistes [2] de tous les médias du pays, en pleurs dans les rassemblements et les veillées.

A través de la campaña #NosFaltan3, los ciudadanos ecuatorianos exigían la liberación de los periodistas ecuatorianos secuestrados por disidentes de las FARC en la frontera con Colombia. Foto tomada de Notimundo.

À travers la campagne #NosFaltan3 (il nous en manque 3), les Équatoriens ont exigé la libération de leurs concitoyens journalistes séquestrés par des dissidents des FARC à la frontière colombienne. Photo prise par Notimundo [3].

Le journaliste de Quito, Leonardo Ponce, a confié à Global Voices :

El problema que ahora afrontamos como periodistas, ciudadanos y país es nuevo para todos, nos toma por sorpresa. No estábamos preparados para algo así y las consecuencias pueden ir desde momentos de miedos colectivos, hasta intentos de desestabilización política.

Le problème auquel nous nous trouvons actuellement confrontés en tant que journalistes, citoyens et pays, est nouveau pour tout le monde, il nous prend par surprise. Nous n'étions pas préparés à ce genre de choses et cela pourrait avoir comme conséquences des mouvements de panique collective ou même des tentatives de déstabilisation politique.

Andersson Boscán, journaliste vénézuélien établi depuis plusieurs années en Équateur, nous a livré ses impressions :

El gremio ha vivido una unidad antes no vista, un compromiso con la interpelación a las autoridades casi olvidada pero al mismo tiempo una madurez nacional para entender que hoy más que información, manejamos vidas y seguridad.

La corporation a vécu une unité sans précédent, un engagement à interpeller les autorités presque entièrement oublié, et en même temps une maturité nationale pour comprendre qu'aujourd'hui, au-delà de l'information, il s'agit de vies humaines et de sécurité.

Ponce a couvert l'événement, depuis la confirmation de l'enlèvement jusqu'à l'annonce de l'assassinat de ses amis et collègues. Il se souvient de ces moments :

Sabíamos que había sucedido, pero nos aferramos a un delgado hilo de esperanza. Yo estaba en la Plaza Grande de Quito cuando el hilo se quebró. Recuerdo que sus palabras (las del presidente Moreno confirmando el asesinato) detuvieron un segundo el tiempo y luego la Plaza dolía. Había rabia, indignación, dolor…

Nous savions que c'était arrivé, mais nous nous raccrochions à la moindre lueur d'espoir. Quand elle s'est éteinte, j'étais sur la Plaza Grande de Quito. Je me souviens que ses mots (ceux du Président Moreno confirmant l'assassinat) ont arrêté le temps une seconde, puis la Plaza s'est mise à exprimer sa souffrance. Avec rage, indignation, douleur…

Boscán aussi évoque ce 13 avril 2018 :

Es difícil decirlo. De alguna forma, cuando los ministros comparecieron tras la noticia, no lo hicieron ante 50 periodistas, sino 50 víctimas, 50 personas que se veían en esos cadáveres con el “pude ser yo”; en la cabeza. Así que no creo ni de lejos que haya sido la mejor cobertura. Hay demasiadas emociones en medio.

C'est difficile à expliquer. D'une certaine façon, quand les ministres sont apparus suite à la nouvelle, ils ne l'ont pas fait devant 50 journalistes, mais devant 50 victimes, 50 personnes qui s'identifiaient à ces cadavres avec des “ça aurait pu être moi” à l'esprit. Du coup, je ne crois pas avoir fait un très bon reportage, loin de là. C'était trop chargé en émotions.

Deuxième enlèvement à la frontière : une crise annoncée

Alors que les corps de l'équipe de journalistes de El Comercio n'ont même pas encore pu être récupérés, le ministre de l'Intérieur, César Navas, a annoncé le 17 avril une nouvelle attaque du Front Oliver Sinistierra. Oscar Villacís et Katty Velasco, tous deux citoyens équatoriens, ont été enlevés dans la province de Esmeraldas. Selon le ministre, les preuves qu'ils sont en vie ont été envoyées directement par “Guacho” aux autorités. Dans une vidéo [4] présentée en conférence de presse, les otages demandent au Président Moreno de faire tout son possible pour qu'ils soient libérés. “Qu'il ne nous arrive pas ce qui est arrivé aux journalistes. Nous n'avons rien à voir avec cette guerre”, déclare l'un des orages.

Depuis le 24 avril, les preneurs d'otages n'ont plus contacté le gouvernement équatorien, ni envoyé de nouvelles preuves qu'Oscar et Katty sont en vie, ni fait aucune demande de rançon.

L'Équateur renonce à se porter garant des dialogues de paix entre l'ELN (l'armée de libération nationale) et la Colombie

Le Président Moreno a fixé au 26 avril le délai accordé aux autorités nationales pour capturer “Guacho”. Il a annoncé publiquement qu'au cas où ce délai ne serait pas respecté, il leur demanderait “de se retirer”. D'autre part, il a décidé de ne plus accueillir en Équateur les pourparlers de paix entre l'Armée de libération nationale (ELN, l'autre guérilla colombienne) et le gouvernement colombien [5]. “J'ai demandé au chef du gouvernement d'interrompre les pourparlers et notre rôle de garant dans ce processus de paix, tant que l'ELN ne s'engage pas à cesser ses activités terroristes”, a confié le Président à un média colombien.

Pour le politologue équatorien Pablo Ruiz Aguirre, interrogé par Global Voices, il faut envisager le problème dans sa complexité :

La coyuntura no puede llevarnos a tomar decisiones apresuradas, pero tampoco lentas porque es ahí donde se ve la capacidad de gestión. Es importante ver la historicidad de este problema, el contexto y lo que podría venir. En base a ello se deben plantear nuevos enfoques del trabajo contra las drogas y la violencia, tanto para la política pública como para planes militares.

La conjoncture ne doit pas nous pousser à prendre de décisions précipitées, ni trop lentes d'ailleurs, car c'est à elles que se voit la capacité à gérer. Il faut étudier les données historiques du problème, le contexte et ce qui pourrait advenir. C'est là-dessus qu'il faut se fonder pour adopter de nouvelles stratégies de lutte contre les drogues et la violence, tant pour la politique publique que pour les plans militaires.

Il soutient que les causes véritables du problème sont la drogue et son trafic :

La historia, al menos de Colombia y México, nos dice que luchando directamente durante varias décadas contra ellas no ha generado sino más violencia y represalia. Hasta en la ONU se está debatiendo la legalización o regularización del mercado de las drogas. Es momento de tomar respuesta y el fenómeno social por todas las vertientes y plantear soluciones donde las drogas no sean el centro, sino el ser humano.

L'histoire, du moins en Colombie et au Mexique, nous enseigne que la lutte directe contre le trafic de drogues pendant plusieurs dizaines d'années n'a engendré que violence et représailles. Même l'ONU envisage un débat sur la légalisation ou la régulation du marché des drogues. Il faut maintenant trouver des réponses, envisager ce phénomène social sous tous ses aspects et proposer des solutions où ce ne sont pas les drogues qui sont au centre, mais l'être humain.

Les relations entre les FARC et l'Équateur : l'ex-président Correa et ses liens supposés avec la guérilla

Le 22 avril 2018, Lenín Moreno a ordonné une enquête sur la campagne électorale de l'ex-président Rafael Correa soupçonné d'avoir reçu de l'argent des FARC. Les rapports controversés entre les ex-guérilleros et Correa ont débuté en mars 2008, quand les forces armées militaires colombiennes ont lancé l’Opération Phénix [6] et bombardé le campement guérillero d'Angostura en Équateur. Durant cette attaque, Raúl Reyes, numéro deux de la guérilla a été tué ainsi que 23 autres personnes.

La Colombie a récupéré des preuves dans le campement clandestin, notamment un ordinateur appartenant à Reyes. L'ex-président [colombien] Álvaro Uribe en rendant publique cette information a révélé l'existence supposée de liens entre les FARC et le Président [équatorien] d'alors, Rafael Correa. Celui-ci a rompu immédiatement les relations diplomatiques avec Bogotá. Un an plus tard, en 2009, une vidéo a été divulguée montrant Mono Jojoy, un cadre des FARC décédé, parler du soutien financier que les ex-guérilleros ont apporté à la campagne électorale de Correa en 2006.

Dix ans après ces faits, et avec la crise sécuritaire à la frontière colombienne, le Président Lenin Moreno a diligenté une enquête sur l'éventuelle contribution des FARC à la campagne de Correa, dont il était alors le binôme et à laquelle il avait participé.

Si l'assassinat des trois membres de l'équipe de El Comercio a permis de mesurer les conséquences pour l'Équateur [7] de l'accord de paix entre la Colombie et les FARC, il a aussi révélé combien la zone frontalière a sombré peu à peu dans la violence et le trafic de drogues. Les deux gouvernements souhaitent maintenant récupérer les corps des journalistes, demandent la libération du couple récemment enlevé et l'éradication de la violence et de l'insécurité dans la bande qui sépare les deux pays.