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En dépit du soutien au mouvement #MeToo au Pakistan, la culture du silence prévaut toujours

Catégories: Asie du Sud, Pakistan, Cyber-activisme, Droit, Droits humains, Femmes et genre, Manifestations, Médias citoyens
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Photographie de Lum3n.com, issue de Pexels. CC0

Après le viol et meurtre tout particulièrement choquants de Zainab, [2]7 ans, à Kasur, [3] une ville située au sud de Lahore, la capitale du Pendjab [4], des célébrités ont commencé à utiliser le hashtag #MeToo [5] pour parler des agressions sexuelles subies par les femmes au Pakistan.

L'actrice de théâtre et de télévision Nadia Jamil [6], l’ancienne mannequin et chorégraphe Frieha Altaf, [7] la créatrice de mode Maheen Khan [8] se sont tous rendues sur Twitter afin de dévoiler leur propre histoire d'abus sexuel subi durant leur enfance, encourageant d'autres à en faire autant. Malheureusement, il n'y a guère que lorsque des affaires telles que celle de Zainab sont dévoilées que les gens peuvent confier leur propre histoire et aider à lever le voile sur ces problèmes profondément ancrés.

Cependant, une récente affaire d'agression sexuelle mettant en cause une célébrité masculine bien-aimée a provoqué une réaction hostile à l'encontre de son accusatrice, ce qui a amené de nombreuses personnes à remettre en question les doubles standards imposés aux femmes qui dénoncent la violence sexuelle.

Le Pakistan, en tant que pays, n'est pas étranger [9] au harcèlement sexuel — une situation qui touche tous les genres. Selon les chiffres de Sahil [10], une organisation non-gouvernementale qui recense les cas de viols reportés dans les journaux quotidiens, en 2017, un total de 3445 cas d'abus sexuels d'enfants ont été rapportés dans les journaux au Pakistan et beaucoup n'ont pas encore été enregistrés par la police.

[Texte de l'image : En tant que femme, personnage public et mère, j'ai toujours pensé qu'il était important que j'utilise mon influence pour encourager et soutenir nos jeunes, et tout particulièrement les jeunes filles, qui rêvent de se construire un avenir au Pakistan.
Tout au long de ma carrière, ma famille et mes fans m'ont témoigné un amour et un soutien inconditionnels, ce qui a été une véritable bénédiction. Cela m'a donné la force de me montrer courageuse et de régulièrement m'exprimer ouvertement sur ces problèmes. Cependant en dépit de l'influence que je peux avoir, il y a certains sujets qui restent particulièrement difficiles à aborder en tant que femme, et tout particulièrement le harcèlement sexuel.
Aujourd'hui je parle ouvertement car ma conscience ne me permet plus de rester silencieuse. Si cela peut arriver à une femme comme moi, artiste reconnue, alors cela peut arriver à n'importe quelle jeune fille et cela m'inquiète profondément.
J'ai été l'objet, à de nombreuses reprises,  de harcèlement sexuel et de gestes physiques déplacés de la part d'un de mes collègues du milieu : Ali Zafar. Ces incidents ne sont pas survenus lorsque j'étais jeune ou à peine débutante dans l'industrie du divertissement. Cela est arrivé en dépit du fait que je sois une femme reconnue et accomplie qui a la réputation d'exprimer librement ses opinions ! Cela m'est arrivé en tant que mère de deux enfants.
Aucune femme n'est à l'abri du harcèlement sexuel. Dans notre société, nous hésitons à parler ouvertement et choisissons de rester silencieuses, ce qui permet au harcèlement sexuel de perdurer.
Nous devons collectivement nous exprimer et partager notre vécu afin que les femmes d'aujourd'hui soient plus en sécurité.
Cela a été une expérience extrêmement traumatisante pour moi comme pour ma famille. Ali est quelqu'un que je connais depuis des années et avec qui j'avais partagé le devant de la scène. Je me sens trahie par son comportement et je sais que je ne suis pas la seule.
Aujourd'hui je brise cette culture du silence et j’espère qu'en faisant cela, je serai un exemple pour que d'autres jeunes femmes en fassent autant. Nous n'avons que nos voix pour nous défendre et le temps est venu de nous en servir.]

Je partage cela car je crois qu'en témoignant de ma propre expérience de harcèlement sexuel, je vais briser la culture du silence qui imprègne notre société. Ce n'est pas facile de se livrer en public…mais il est encore plus difficile de rester silencieuse. Ma conscience ne me le permet plus désormais.

Alors que les gens ont commencé à s'exprimer sur le sujet, beaucoup ont constaté des effets positifs, tels que le mouvement #JusticeForZainab [14] qui a été suivi par des vidéos éducatives et des talk-shows sur les comportements appropriés ou déplacés et la nécessité de fournir une éducation sexuelle dans le pays — ce qui a été très rapidement évoqué par le gouvernement provincial du Sindh [15]. Beaucoup ont estimé que le pays amorçait un changement positif et cela jusqu'en avril, c'est-à-dire jusqu'à ce que Meesha Shafi, [16] chanteuse et éminente figure du divertissement, ait tweeté des allégations de harcèlement sexuel à l'encontre d’Ali Zafar.  [17]Zafar est un chanteur et ancien acteur de Bollywood. Meesha Shafi l'a accusé d'avoir abusé d'elle à plusieurs reprises. Cette fois-ci, au lieu de soutenir l'accusation, les réactions sur l'Internet et parmi l'industrie audiovisuelle semblaient partagées, l'opinion ne sachant pas à qui se rallier.

Existe-t-il un double standard pour les artistes pakistanaises ?

L'industrie pakistanaise du divertissement, qui est aussi ancienne que le pays lui-même (le Pakistan a obtenu son indépendance en 1947), est condamnée ou encensée selon l'état d'esprit très changeant des habitants du pays — ce qui est en partie inspiré par une massive politisation par les partis politiques et leurs manifestes. Le Pakistan, qui s'est fortement islamisé et qui est passé de libéral à conservateur pour ensuite revenir à un libéralisme modéré au fil des années, n'a pas encore décidé s'il aime ses artistes ou bien s'il les déteste.

[texte sous le tweet : Vous croyez vraiment que les femmes viennent équipées de caméras et microphones intégrés pour enregistrer chaque tripotage, empoignade, pincement, et remarque sexuelle
que nous subissons afin de pouvoir produire des preuves à chaque violation de notre consentement ? Vous auriez tous des ennuis si c'était le cas, hein. Allons donc.]

Une femme brise le silence au sujet des abus qu'elle subit, doit supporter un véritable lynchage et de nombreuses insultes sur les réseaux sociaux, son histoire se transforme en mèmes, en blagues lourdingues qui ne font que banaliser le problème. Elle craint l'ostracisme – mais bien sûûûr, elle a fait ça en guise de publicité à bon compte.

Tout au long de ces changements politiques et sociaux, l'opinion qui reste largement répandue est celle que les artistes, ou plus précisément les femmes artistes, ont une mauvaise influence. Les femmes qui travaillent dans l'industrie du divertissement doivent lutter quotidiennement afin de préserver leur image dans le pays et sont constamment sous pression afin de se comporter et maintenir une image sophistiquée véhiculant des valeurs religieuses et familiales. Beaucoup estiment qu'il est contraire à l'éthique que des femmes sortent tard le soir, côtoient plus d'hommes que nécessaire, voyagent à travers le monde et séjournent dans des hôtels, soient constamment vues à la télévision, portent des vêtements ‘inappropriés‘ ou bien encore fument [20] — tout ce qui se pratique couramment dans l'industrie du divertissement.

Ceci étant dit, le fardeau du discours social repose aussi sur ces influenceuses. Même si leurs personnages sont régulièrement remis en question, leurs modes de vie et leurs idéologies comptent beaucoup pour ces personnes– détracteurs ou non. Ce contexte est important pour comprendre la position des femmes au Pakistan, tout particulièrement lorsque celles-ci présentent des allégations de harcèlement.

Dans le cas de Meesha Shafi, ce qui importait pour la plupart des gens était le fait qu'une star masculine adulée soit accusée. Les gens ont accueilli les allégations de Shafi de façon critique, décortiquant son passé, son comportement et son caractère. Cette situation a pris une ampleur telle, que cette dernière a décidé de désactiver ses comptes Facebook et Instagram [21].

Lors d'un entretien accordé à un journal local,  [21]Shafi a décaré :

They (my accounts) have been deactivated for very obvious reasons, one would think. The abuse, threats, bullying and slander that I have faced is the reason I felt the strong need to protect not just myself but my family, especially my two young children who were also being subjected to personal attacks online.

Ils (mes comptes) ont été désactivés pour des raisons très évidentes. Les insultes, menaces, harcèlements et diffamations que j'ai pu subir sont les raisons pour lesquelles j'ai ressenti un besoin fort de me protéger, non seulement moi, mais aussi mes deux jeunes enfants qui faisaient également l'objet d'attaques personnelles en ligne.

En réponse, certains internautes ont mis en doute la véracité des déclarations de Shafi :

C'est curieux comme ce genre de choses peuvent passer d'un extrême à l'autre au Pakistan, tout d'abord, nous ne savons même pas ce que Zafar a fait. Cela a très bien pu être inapproprié, mais est-ce suffisamment important pour que cela soit étalé partout sur Twitter ?”

Ali, qui a perdu son poste de juge pour le prestigieux spectacle musical Pepsi Battle of the Bands, [23] a immédiatement déposé une plainte en diffamation [24]contre Shafi et leurs avocats sont, à présent, en pleine bataille judiciaire.

Au cours des dernières semaines, de nombreuses autres femmes se sont fait connaître en partageant leurs histoires d'abus [25]subis du fait d'Ali Zafar, cependant, les membres de son groupe [26] et ses collègues [27] ont pris position pour le défendre expliquant qu'il était un ‘mari dévoué, un père attaché à sa famille’. Le secteur, de manière plus générale, prend garde [28] à ne pas prendre parti tant que l'affaire est toujours en cours.

Vous expliquez les choses à des Féminazi [terme péjoratif utilisé pour désigner les féministes perçues comme extrémistes ou radicales, NdT]. Le concept de juge et jury n'existe pas avec elles. Un homme devrait être pendu dès qu'elles le montrent du doigt. Si vous demandez une enquête et qu'il s'avère que celui-ci est coupable, elles vont vous déchiqueter avec un tir de barrage de : “Je vous l'avais bien dit”.

Nadia Jamil, en twittant sur le sujet, a essayé de de présenter les deux points de vue [30]faisant ainsi de nombreuses déclarations contradictoires afin de rester neutre :

I don't go to the industry parties, hence I am not harassed (within the industry).

Je ne vais pas aux soirées du secteur, de cette manière-là, je ne suis pas harcelée (à l'intérieur du secteur).

Cette affaire est un exemple classique du cas où la victime est blâmée tandis que l'agresseur se promène librement. Malheureusement, ce n'est pas l'unique cas très médiatisé où nous n'avons pas encore vu de résultats après des accusations de harcèlement sexuel au Pakistan. En témoigne l'affaire opposant Ayesha Gulalai [31], députée de l'Assemblée Nationale du Pakistan à Imran Khan, à la tête du parti politique pakistanais Tehreek-e-Insaf (PTI). Dans le conflit qui les oppose, Gulalai a accusé Khan de l'avoir harcelée puis d'avoir été réfutée et priée de quitter son poste au sein du PTI. Sa carrière politique a grandement souffert de cet incident.

Vendredi, ONU Femmes Pakistan a publié une déclaration commune indiquant: [32]

As the courage of #MeToo speakers across the world forces a reconsideration of how violence against women is managed and ended, we express our solidarity with victims and with the pressure for change. This is as urgent in Pakistan as it is in the rest of the world.

Tandis que le courage de celles qui ont pris la parole à travers le mouvement #MeToo s'est répandu mondialement et obligent à reconsidérer comment sont traitées les violences faites aux femmes et comment y mettre un terme, nous exprimons notre solidarité aux victimes et à la nécessité de faire changer les choses. Cette situation est aussi urgente au Pakistan que dans le reste du monde.

Avant de poursuivre sur Twitter :

Il doit y avoir des conséquences pour ceux qui décident d'abuser des femmes et transgressent les règles…Nous nous adressons aux femmes qui ont décidé de témoigner : nous vous entendons, nous sommes avec vous.

Malheureusement, tout le monde ne soutient pas Shafi. S'adressant à la presse, le Ministre d’État aux affaires étrangères Talal Chaudhary a qualifié l'affaire Meesha/Ali de ‘pièce de théâtre [36]’, ajoutant qu'ils s'agissait d'une machination afin “d'attirer l'attention des médias”.

Tandis que la communauté Internationale [37] et les célébrités [38] prêtent attention au cas de Shafi, la communauté locale est encore à la recherche de preuves pour réfuter ses allégations. Cette tendance à reporter le blâme sur la victime vient illustrer la culture du silence qui prévaut au Pakistan, où les victimes se sentent davantage en sécurité en passant sous silence ces incidents en raison de la peur de subir un harcèlement encore plus important, que ce soit sur les réseaux sociaux ou bien dans leur propre cercle personnel.