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En quoi l'Afrique du Nord est-elle africaine ?

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Afrique Sub-Saharienne, Ethnicité et racisme, Idées, Médias citoyens, Relations internationales, The Bridge
carte Union Africaine [1]

Les six régions de l'Union Africaine – via West Africa brief © 2017. Secrétariat du Club du Sahel et de l'Afrique de l'Ouest (CSAO/OCDE)

Lorsque l’Égyptien Mohammed Salah [2] [fr] a remporté le trophée du meilleur footballeur africain de l'année 2017, Internet a vibré. Pourquoi? Certains Africains ne pensaient pas que Salah était suffisamment “africain” [3] pour mériter le titre.

Ce n'est certainement pas la première fois, ni probablement la dernière, que “l'africanité” de l'Afrique du Nord a été remise en question. En juillet 2015, The Guardian [4] a rapporté que le Nigérian Chigozie Obioma était “le seul écrivain africain présélectionnés” pour le prix Man Booker de littérature de cette année, négligeant la présence de l'écrivaine marocaine Leila Lalami parmi les 13 de la liste.

Ce qui soulève la question suivante : pourquoi les Africains du nord du Sahara ne sont-ils parfois pas considérés comme totalement “africains”?

Nord et sud du désert

Le terme “Afrique subsaharienne [5]” [fr] désigne généralement les 46 pays situés au sud du désert du Sahara. Les pays situés au nord du Sahara, ainsi que le Soudan, sont inclus dans l'unité géographique et géopolitique connue sous le nom de “région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord”, car leurs caractéristiques linguistiques, religieuses et culturelles ont plus de points communs avec le Moyen-Orient qu'avec leurs voisins au sud du désert.

Cette division a suscité de vifs débats [6] parmi les intellectuels africains. Certains accusent le colonialisme [7] d'avoir semé les graines de la division, tandis que d'autres disent que la division existait beaucoup plus tôt.

La vision de l'Union africaine

L'organisation qui unit théoriquement le continent est l'Union africaine (UA), qui comprend l'ensemble des 55 États souverains [8][fr] du continent africain, répartis en cinq régions géographiques [9] [fr]: Nord, Sud, Ouest, Est et Centre. L'Afrique du Nord est composée de sept pays: l'Algérie, l'Égypte, la Libye, la Mauritanie, le Maroc, la République arabe sahraouie démocratique et la Tunisie,

L'UA fait remonter sa conception au panafricanisme [10] [fr], un mouvement intellectuel qui cherchait à renforcer l'intégration africaine face à l'intrusion coloniale [11]. Les principaux acteurs qui ont formé [12] l'Organisation de l'unité africaine, devenue plus tard l'UA, étaient cinq chefs d'État, trois d'Afrique subsaharienne et deux d'Afrique du Nord : Kwame Nkrumah, qui devint plus tard le premier président du Ghana, Sekou Touré de Guinée, Léopold Sédar Senghor du Sénégal, Gamal Abdel Nasser d'Egypte et Ahmed Ben Bella d'Algérie.

Les dirigeants nord-africains ont donc joué un rôle tout aussi important dans la formation de l'Union africaine, l'institution géopolitique la plus importante du continent.

Afrique du Nord “blanche” et Afrique sub-saharienne “noire”

Pourtant, de nombreux Nord-Africains [13]s'identifient davantage comme Arabes ou Arabo-Musulmans qu'Africains, et il est vrai que les “pays au sud du Sahara ont longtemps été considérés authentiquement” Africains “ [italique ajouté] alors que ceux au nord ont été perçus comme de la Méditerranée, du Moyen-Orient ou de l'Islam “, argumente la journaliste égyptienne Shahira Amin. Dans un article intitulé “Les Egyptiens sont-ils des Africains ou des Arabes?”, Amin rend compte de ses entretiens avec des centaines d'Égyptiens de divers horizons sur la façon dont ils se perçoivent :

Ma question a fait froncer quelques sourcils parmi les gens de la rue, dont la majorité a répondu “Je suis un Arabe Musulman, bien sûr” ou “un Arabe Musulman”. Ils ont haussé les épaules et semblaient perplexes en répondant, car n'était-ce pas un fait déjà connu que les Égyptiens sont des Arabes et que l’Égypte a une population majoritairement musulmane ? Quelques-unes des personnes interrogées ont déclaré “descendre des Pharaons” mais, étonnamment, aucuns des membres de l'échantillon interrogé ne se considéraient comme des Africains.

“Je ne suis pas surprise d'apprendre que certains Africains (en particulier en Afrique sub-saharienne) remettent en question “l'africanité ” de nous, les Nord-Africains”, a déclaré Afef Abrougui [14], de la rédaction de Global Voices MENA (Moyen-Orient afrique du Nord) :

Je viens de Tunisie et la plupart des Tunisiens s'identifient comme des Arabes. Il y a cette blague en Tunisie qui dit que les Tunisiens ne se sentent africains que lorsque notre équipe nationale joue à la Coupe d'Afrique des Nations de football. Je ne me souviens pas à l'école que nous ayons appris que la Tunisie n'était pas “africaine” mais l'identité arabo-musulmane du pays était soulignée, particulièrement en politique.

Pour donner un exemple, dans son préambule, la Constitution tunisienne de 2014 renvoie à plusieurs reprises aux identités arabe et musulmane du pays, et une seule fois à l'Afrique. Bien sûr, je comprends pourquoi les Tunisiens s'identifient surtout aux Arabes à cause de l'élément linguistique. En grandissant, ce sont des séries et de la musique syriennes, égyptiennes et libanaises qui étaient sur nos télévisions. Ceci, cependant, est regrettable car s'identifier en tant qu'Arabe n'empêche pas de s'identifier aussi en tant qu'Africain. L'Afrique est diverse et nous devrions la célébrer, au lieu de mettre une étiquette sur ce qu'est un Africain.

Pour les Nord-Africains, la définition “d'africanité” peut aussi être liée à l'influence et au pouvoir. Après l'indépendance, des pays comme l'Égypte et l'Algérie se sont tournés vers le Moyen-Orient pour un modèle de nation islamique et vers l'Europe au nord pour des partenariats économiques.

Rawan Gharib [15], collaboratrice égyptienne de Global Voices, a vu la question à la lumière des récentes tensions entre l’Éthiopie et l’Égypte à propos d'un projet de barrage éthiopien [16] :

…L'attitude du régime égyptien à l'égard de l'Éthiopie a ruiné une occasion incroyable de collaborer et de raviver le concept de l'Union africaine des années 60. Je pense que le sentiment de détachement de l'africanité chez les Égyptiens vient du manque de foi en une vérité qui n'est plus factuelle ou tangible. Nous sommes Africains, oui ! La liste des pays africains traversés par le Nil était l'une des premières leçons d'histoire que nous ayons apprises à l'école primaire, certains d'entre nous s'en souviennent encore très bien, mais au cours des trois dernières décennies, la seule fois où nous nous sommes rappelé que nous étions Africains a été durant la Coupe d'Afrique des nations de football.

Comme l'a écrit [17]le chroniqueur algérien Iman Amrani dans The Guardian, la fracture a aussi à voir avec la perpétuation des hiérarchies de valeur en termes de couleur de peau, de classe et de race :

Il y a certainement quelque chose à dire au sujet des Nord-Africains essayant de se distancer de “l'Afrique noire”.

Des préjugés enracinés dans la langue, la culture, la religion

Cependant, le racisme [18] exprimé par les Africains du Nord envers les Africains subsahariens ne justifie pas son inverse. Et l'idée que “noir” est synonyme “d'africain” est elle-même enracinée dans le racisme. Pendant des siècles, le terme “Afrique subsaharienne” a regroupé des cultures et des nations beaucoup plus diverses et complexes en termes d'ethnicité [19], de langue, d'expérience et d'histoire, que ne le suggèrent les stéréotypes.

Prudence Nyamishana [20], collaboratrice de Global Voices en Ouganda, a dû remettre en question certaines de ses idées préconçues sur l'Afrique du Nord lors d'une récente visite au Caire:

Je me suis habillée comme un clown avec une grande robe et un jean dessous. J'avais une écharpe prête pour me couvrir. On m'a dit que les femmes étaient censées être toutes couvertes parce que c'est un pays musulman et tous les trucs ce que j'avais lus sur Internet. Quand j'ai embarqué sur le vol Emirates de Dubaï au Caire, il y avait beaucoup de femmes égyptiennes habillées en jeans fantaisie avec de beaux cheveux non couverts. Je voulais aller aux toilettes pour enlever ma robe parce que j'avais tout faux … J'ai compris que mes préjugés et mes peurs étaient tous enfouis dans la déconnexion entre l'Afrique du Nord et le reste de l'Afrique. L'histoire des Arabes et du commerce des esclaves, les nouvelles dont on nous nourrit, proviennent des médias occidentaux. Au début, ça m'énervait quand on me demandait si j'étais originaire d'Afrique. Mais j'ai alors réalisé que les Égyptiens qui me demandaient si j'étais Africaine n'étaient jamais sortis leur pays. Peut-être que s'il était facile de voyager en Afrique, ces murs auraient été brisés brique par brique.

Joey Ayoub, rédacteur libanais de Global Voices MENA [21], note que contrairement au panarabisme, le panafricanisme n'est pas devenu un idéal avec un soutien institutionnel :

Le fossé entre les Africains subsahariens “noirs” et l'Afrique du Nord “arabe” me semble être le résultat du fait que le panafricanisme occupe une voie historique différente de celle du panarabisme. Le panarabisme a “gagné” en ce sens que son récit avait un soutien structurel plus significatif (Ligue arabe). Je pense aussi qu'il a “gagné” parce que la cause palestinienne coïncidait avec la période de “l'anti-impérialisme”.

Nwachukwu Egbunike [22], collaborateur de Global Voices au Nigeria, se souvient qu'on ne lui avait jamais enseigné le panafricanisme à l'école:

Le passé fracturé du Nigeria, après une guerre civile, explique pourquoi l'histoire a été tenue à l'écart du programme d'études secondaires .. . . Néanmoins, j'ai grandi dans un Nigeria où presque tous nos musiciens ont dénoncé les horreurs du régime de l'apartheid en Afrique du Sud. Ainsi, la croyance profonde en la solidarité de l'Afrique était une marque de mon enfance …. Néanmoins, je ne suis pas indifférent à la dichotomie tout aussi répandue entre l'Afrique subsaharienne noire et l'Afrique du Nord arabe. Je pense que la raison derrière ces étiquettes est évidente, les stéréotypes sont à consolider. Je suis venu à réaliser que les préjugés ethniques ou raciaux sont des aspects intégraux de notre humanité profondément imparfaite. Les gens se cachent derrière des catégories et des étiquettes parce que faire autrement signifie une transformation radicale : une rencontre avec cet ‘autre’ dans la vérité et l'amour.

“Il est difficile de reconnaître aujourd'hui l'Algérie, le pays dont Nelson Mandela disait: “C'est l'Algérie qui a fait de moi un homme [23]” [fr], a déclaré Abdoulaye Bah [24], collaborateur de Global Voices, Italien d'origine guinéenne, ancien des Nations Unies, ajoutant :

L'Algérie a joué un grand rôle dans la libération des anciennes colonies en Afrique. C'est pourquoi il est difficile de voir aujourd'hui que ce gouvernement édicte des lois raciales [25] [fr] stigmatisant et limitant les libertés des noirs sur son sol.

Au Maroc et en Tunisie, les Sub-sahariens souffrent également. Pourtant, ces deux pays ont également joué un grand rôle dans la création de l'Organisation de l'unité africaine. En outre, ces deux pays deviennent membres des groupements économiques régionaux africains, au sud du Sahara. L’Égypte de Gamal Abdel Nasser a également été très active en termes d'unité africaine.

D'un autre côté, les citoyens de certains pays subsahariens n'avaient pas besoin d'un visa d'entrée [pour certains de ces pays] quand j'y ai été la dernière fois. En outre, tous ces pays ont formé des milliers d'universitaires subsahariens. A mon avis, malgré tout ce que subissent les Subsahariens dans ces pays, il est difficile de mettre en doute leur africanité.

L'analyste politique Imad Mesdoua [26], [27] un Algérien élevé au Nigeria, affirme [28] que la dichotomie entre une Afrique du Nord arabe et une Afrique subsaharienne soi-disant noire est fausse. Les Africains, dit Mesdoua, ne sont pas définis par le langage, les frontières ou la géographie, mais plutôt par “une histoire commune, des valeurs contraignantes et un destin commun”.

Peut-être, dans l'esprit de ses valeurs et vision panafricaines fondatrices, l'Union africaine devrait-elle se concentrer sur la déconstruction de cette dichotomie entre Afrique du Nord et subsaharienne et leur destin commun.