Les journalistes tunisiens disent que les attaques des syndicats de policiers paralysent la liberté de la presse

Un policier tunisien surveille un rassemblement devant l'Assemblée constituante en décembre 2013. Photo : Amine Ghrabi. CC BY-NC 2.0 via Flickr

En Tunisie, les policiers ont l'obligation de protéger les journalistes non seulement en tant que citoyens, mais aussi parce que les agressions contre les journalistes sont punissables d'emprisonnement. Mais quand la couverture médiatique a mis en question la conduite des services de sécurité, les responsables du maintien de l'ordre et leurs puissants syndicats ont souvent ignoré leurs devoirs et proféré des menaces directes contre les travailleurs des médias, en ligne comme hors ligne.

Des attaques restées largement impunies. Pour compliquer un peu plus, un projet de loi controversé, poussé par le ministère de l'Intérieur et les syndicats de policiers ajouterait encore une couche de protection pour les forces de l'ordre, les isolant des critiques et des mécanismes de responsabilité.

“Certains de ces syndicats représentent une menace sérieuse pour l'état de droit, en ce qu'ils veulent instaurer une suprématie de la police sur le reste des citoyens : pleins pouvoirs, totale liberté et totale impunité”, à déclaré le journaliste et commentateur de radio Haythem El Mekki à Global Voices dans un entretien par courriel.

El Mekki a été lui-même la cible de tels abus. Tout au long de janvier, pendant les manifestations contre l'austérité, le gouvernement a eu la main lourde dans sa riposte : la police a gardé à vue et harcelé plusieurs journalistes en train de faire leur travail. Le 29 janvier 2018, El Mekki et l'animateur de radio Mosaïque FM Boubaker Ben Akecha ont invité un journaliste syndiqué à un débat sur ce sujet.

Le lendemain, Wahid Mabrouk, le secrétaire général du syndicat des forces de sécurité intérieure de la région de Gafsa, a traité El Mekki et Ben Akecha de “bactéries des média” dans des billets Facebook. “Ce que vous diffusez sur Mosaïque FM n'est autre qu'un poison que vous répandez dans notre société”, écrivait-il. Mabrouk a aussi appelé les Tunisiens à boycotter leur émission et déclaré, “puissiez-vous [les deux journalistes] avoir une maladie incurable.”

Ces billets n'ont pas été le seul exemple d'attaque des forces de l'ordre contre des journalistes et des média qui attiraient l'attention sur leurs violations. “Nous avons documenté des [cas de] dangereux propos, déclarations et prises de positions incitant à la violence contre les journalistes et leur syndicat. Nous sommes ciblés d'une manière qui nous diabolise ouvertement”, a dit à Global Voices Mohamed Yousfi, le secrétaire général adjoint du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) chargé des questions de liberté de la presse.

Yousfi a donné en exemple un cas impliquant la section de Sfax (à 270 km de Tunis) du syndicat des forces de sécurité intérieure. Quand le SNJT a dénoncé les mesures sur la liberté de la presse du ministère de l'Intérieur, la page Facebook officielle Facebook du syndicat régional des forces de sécurité intérieure a publié un texte qualifiant les journalistes de “traîtres.” Le porte-parole de la section, Noureddine Ghattasi, a quant à lui insulté les journalistes sur sa page Facebook personnelle et est allé jusqu'à inviter les policiers à les violer : ”Les hommes [du ministère] de l'Intérieur peuvent vous faire pisser le sang et engrosser le mâle avant la femelle”, a-t-il écrit.

Ces menaces verbales ont un effet paralysant sur la liberté de presse en Tunisie, surtout à un moment où groupes de défense des droits humains, journalistes et militants continuent à soulever des interrogations sur les abus par les agents des forces de sécurité. Tout récemment, début mai 2018, des images vidéo circulant en ligne montraient des policiers pourchassant et agressant deux frères, après la fin du match de leur équipe locale de basketball. Et le 1er avril, c'est un supporter d'une des équipes de football les plus populaires de Tunisie qui s'est noyé dans un canal alors qu'il était coursé par des policiers.

Les syndicats de policiers tunisiens, danger pour la démocratie et les droits humains ?

Quelques jours après la chute du régime Ben Ali en janvier 2011, des membres des forces de sécurité tunisiennes se sont mis à manifester dans les rues et à faire grève dans tout le pays, réclamant, entre autres droits, celui de former des syndicats. Les autorités intérimaires acceptèrent leurs revendications, et le Syndicat national des forces de sécurité intérieure (SNFSI) fut créé en mars 2011. En mai de la même année, le statut des Forces de sécurité intérieure fut modifié pour autoriser les policiers à former des syndicats.

Depuis, la plupart des différents services du ministère de l'Intérieur ont constitué leurs propres syndicats. Outre le SNFSI, il existe deux autres importants syndicats professionnels : le Syndicat des responsables de la direction générale des unités d'intervention (SFDGUI), et l'Union nationale des syndicats des forces de sécurité tunisiennes (UNSFST). Chacun de ces syndicats a des sections locales.

Ces syndicats ont montré leur force, et ont souvent agi au-dessus des lois, sans craindre de défier le pouvoir judiciaire. Le 26 février, 50 adhérents du Syndicat des responsables de la direction générale de la sécurité publique (SFDGSP) ont envahi un tribunal de Ben Arous (banlieue sud de Tunis), pour exiger la remise en liberté de cinq policiers en jugement pour torture. Brandissant leurs armes, les policiers contestataires ont appelé les adhérents à manifester dans l'enceinte du tribunal et à ne pas assurer la sécurité du procès.

L'incident du tribunal de Ben Arous n'a fait que davantage mettre en lumière le comportement et les abus de la police. Dans une lettre ouverte collective, 16 groupes locaux et internationaux de droits humains ont décrit ces faits comme ”caractéristiques de l'impunité régnante en Tunisie”, et demandé au gouvernement de faire cesser ”l'impunité qui prévaut pour les atteintes aux droits humains commises par les forces de sécurité tunisiennes.”

Restreindre la parole pour “protéger les forces de sécurité contre les attaques”

“Les discours de haine et les campagnes de diabolisation et d'incitation à la violence contre les journalistes menacent directement la liberté de la presse car elles mettent en danger l'intégrité professionnelle et physique des journalistes et créent une culture d'auto-censure au détriment de la liberté de la presse et du droit à l'information”, dit Yousfi.

Il développe : “Par ces pratiques de milices” certains syndicats de police “sont devenus les bras du ministère de l'Intérieur et de quelques-uns de ses chefs, pour cibler le syndicat national des journalistes et les travailleurs du secteur des médias”.

On voit aisément pourquoi Yousfi voit un lien entre l'attitude des syndicats de policiers et la stratégie du ministère de l'intérieur.

En effet, le ministère, en collaboration avec les syndicats de police, pousse un projet de loi “pour la protection des forces de sécurité contre les attaques.” En cas d'adoption, la loi restreindrait les libertés de presse, de parole et de réunion en criminalisant les discours jugés “diffamatoires” envers les policiers, et en interdisant de filmer ou enregistrer à l'intérieur des locaux policiers ou militaires, ainsi que sur les sites d'opérations militaires ou de sécurité.

Les groupes de défense des droits ont aussi descendu en flammes les dispositions du projet de loi qui mettraient les policiers à l'abri de toute mise en cause pénale pour l'utilisation d'une force excessive et/ou létale afin de repousser des attaques contre leurs domiciles, véhicules, locaux de police et de sécurité, ainsi que contre les lieux militaires de stockage des armes et munitions.

Bien que soumis au parlement il y a déjà plus de trois ans, le projet de loi n'a toujours pas été adopté, et plusieurs députés ont exprimé leurs inquiétudes de son caractère attentatoire aux libertés. Ce retard irrite les syndicats de policiers. En novembre 2017, après la mort d'un policier poignardé, ils ont menacé de cesser de fournir une protection personnelle aux députés et chefs de partis politiques si le parlement ne votait pas le texte sous deux semaines. Des menaces ‘qui équivalent à un chantage”, a écrit Sharan Grewal, une chercheuse sur la démocratisation au Moyen-Orient, dans un article sur la nécessité ”de réfréner les syndicats de policiers en Tunisie”.

Le parlement a réagi en reprenant la discussion du projet de loi en commission et en invitant les groupes de droits humains et les syndicats de police à discuter de leurs recommandations. En janvier 2018, devant la commission de la sécurité et de la défense du parlement, le ministre de l'Intérieur Lotfi Brahem a réitéré l'exigence de son ministère d'un cadre juridique protecteur des forces de sécurité et de l'armée.

L'impunité pour les abus de pouvoir “devient quasiment la norme”

Dans le même temps, les autorités n'ont pas fait ce qu'il fallait pour traiter les menaces contre les journalistes, réduisant la probabilité que ceux qui en sont responsables aient des comptes à rendre, selon le sundicat des journalistes. Le ministère de l'Intérieur “a rejeté le principe d'un dialogue” et le ministre actuel “n'a pas pris la peine de traiter les violations des syndicats de policiers”, explique Yousfi. Et il ajoute : “Les adhérents de syndicats de police qui ont été impliqués dans de telles violations sont après tout inscrits aux effectifs du ministère de l'Intérieur, comme agents et fonctionnaires, et ils devraient être tenus responsables”.

Selon l’article 14 du code de la presse de 2011, les journalistes sont considérés comme exerçant un “service public”. Il en résulte que quiconque les intimide, attaque ou menace par un moyen quel qu'il soit (y compris sur internet) encourt jusqu'à un an de prison et une amende de 120 dinars tunisiens (39 euros) en application de l’article 125 du code pénal. Il n'y a pourtant eu aucune condamnation en justice d'un adhérent de syndicat de police, en dépit de plusieurs plaintes déposées et de multiples enquêtes ouvertes.

L'impunité des forces de sécurité

Une étude de 2018  du SNJT a documenté 25 dépôts de plaintes de journalistes victimes d'agressions.

Au moment de la publication des résultats de l'enquête, en février, 44 % de ces plaintes étaient encore au stade de l'enquête préliminaire, ce qui amenait 93.4 % des journalistes interrogés à penser que la procédure judiciaire est souvent lente.

64,4 % des journalistes interrogés qui signalaient avoir été agressés par des policiers ont dit n'avoir pas reçu d'excuses de la police ou du ministère de l'intérieur. D'autre part, seuls 4,5 % des coupables ont été sanctionnés administrativement.

Le journaliste Haythem El Mekki, qui a déposé ce type de plainte, ne croit pas au sérieux de la procédure judiciaire. “Ma plainte n'a eu aucune suite, mais ça ne me surprend guère”, a-t-il dit à Global Voices.

Si le procureur de Sfax a ouvert une information contre Ghattassi, qui avait menacé les journalistes de viol, il n'y a aucune certitude qu'elle conduise à une condamnation. Lui et trois autres policiers ont été exclus du syndicat des forces de sécurité au motif de “conduite immorale envers autrui”, a déclaré le syndicat dans un communiqué publié le 5 février. Le texte n'évoquait pas les attaques contre des journalistes comme motivant la décision.

L'Impunité pour les abus commis par les syndicats de policiers et les forces de sécurité “est en train de devenir quasiment une norme qui ne doit pas se banaliser’, a mis en garde Yousfi.

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