Depuis le 18 avril, les Nicaraguayens sont passés de l'organisation de manifestations contre des décisions impopulaires du gouvernement au lancement de ce qui est désormais présenté comme un soulèvement populaire inspiré d'un modèle de résistance pacifique : universités occupées, routes bloquées, grève générale et quartiers entiers défendus par des barricades montées par les habitants pour éviter l'entrée des groupes «para-policiers», favorables au gouvernement.
Selon les témoignages des manifestants, la résistance populaire s'est rapidement amplifiée en raison de la profonde indignation envers la répression exercée par le gouvernement du président Daniel Ortega et de la vice-présidente [son épouse] Rosario Murillo. A l'heure de la rédaction de cet article, le nombre des victimes s'élevait à 178 morts et 1.400 blessés.
La majorité des décès confirmés (le nombre réel pourrait être plus élevé) étaient dus à des coups mortels reçus à la tête, au cou et au torse. Des groupes de défense des droits de l'homme tels que le Centre nicaraguayen des droits de l'homme (CENIDH) ou Amnesty International ont qualifié ces événements d’«exécutions extrajudiciaires».
Les événements évoluent rapidement et les témoignages affluent sur les réseaux sociaux. Des vidéos et des témoignages sont partagés sur Facebook et Twitter, montrant, dans plusieurs régions du pays, des groupes armés qui intimident et attaquent des manifestants ou des personnes refusant d'obtempérer. Au cours d'un week-end de juin, une famille, dont deux enfants, est morte brûlée dans une maison incendiée par des groupes armés. Chaque camp se rejette la responsabilité, mais selon les proches de la famille et les témoins, les auteurs étaient des groupes para-politiques liés au gouvernement.
#ÚLTIMAHORA Nicaragua invitará a organismos de derechos humanos a investigar violencia (acuerdo) #AFP pic.twitter.com/RzKNZ2jRqI
— Agence France-Presse (@AFPespanol) June 16, 2018
DERNIERE MINUTE Le Nicaragua autorise les organisations de défense des droits de l'homme à enquêter sur les violences (accord)
Le regard des organisations de défense des droits de l'homme : “Nous sommes sens dessus dessous”
Tandis que les informations se concentrent aujourd'hui sur l'action de la rue et les intentions de dialogue national qui laissent entrevoir un changement de gouvernement, Global Voices s'est rapproché du travail d'un groupe de militants qui, au milieu de ce chaos, se coordonnent pour documenter les violations des droits de l'homme dans le pays. Ces personnes reçoivent des plaintes des citoyens, les écoutent et les classent au cas par cas, jour après jour.
Pour mieux comprendre leur rôle et les enjeux profonds du conflit, nous avons interviewé « Marina » (dont nous avons changé le prénom pour des raisons de sécurité), qui collabore avec le Centre nicaraguayen des droits de l'homme (CENIDH) dans la ville de Léon. Marina est également une cyber-militante féministe, avocate et spécialisée en genre et développement.
Le CENIDH est une organisation engagée pour la promotion et la protection des droits de l'homme issue de la société civile nicaraguayenne, fondée en 1990 dans un contexte d'après-guerre et de de transition démocratique. Suite à la crise politique qui a débuté le 18 avril 2018 et à la répression généralisée dans tout le Nicaragua, le CENIDH s'est allié avec les féministes qui vivent à Léon comme Marina pour réaliser une collecte de plaintes dans tout le territoire occidental du pays.
Global Voices (GV) : Dans quel contexte avez-vous commencé à documenter les violations des droits de l'homme dans la ville de Léon ?
Marina (M) : En ce moment, il y a un démantèlement profond des institutions de l'ordre, de la justice et de l'état de droit le plus fondamental. Il y a un climat généralisé de menace et de terreur dans la société. Nous sommes sens dessus dessous. La police nationale a abandonné sa fonction de protection des citoyens et incarne désormais la force qui réprime et assassine les citoyens. L'Institut de médecine légale omet des examens médico-légaux et falsifie des rapports. Le ministère public se consacre à la fabrication de preuves pour poursuivre des citoyens innocents pour des crimes commis par la police nationale.
Les victimes continuent à être assiégées, tout comme leurs familles. Plusieurs d'entre elles ont été contraintes de renoncer à porter plainte. Et pour nous, c'est encore plus complexe parce que les défenseurs des droits de l'homme sont également sujets à la persécution et à l'intimidation.
GV : Quand vous recevez un témoignage, quel est la marche à suivre et comment gérez-vous la charge de travail ?
M : Nous n'avons pas de bureau, nous travaillons chez nous et dans d'autres municipalités de l'Ouest, dans des lieux tels que des églises, des hôpitaux, ou dans des bureaux qui nous sont prêtés par d'autres organisations proches de nous, des cafés, etc. La plupart du temps, par crainte de représailles, les victimes nous envoient leurs témoignages par audio. Nous ne pouvons pas les rencontrer. Nous transcrivons ces témoignages et les leur renvoyons par courriel pour vérification ou ajout d'information.
Les citoyens ne font confiance qu'aux associations de défense des droits de l'homme. Pour nous, c'est une responsabilité et un engagement énormes. Nous considérons qu'à l'heure actuelle, après l'Église catholique, les institutions de défense et de promotion des droits de la personne sont celles qui bénéficient de la plus grande crédibilité.
GV : Quels genres de témoignages récoltez-vous ? Quelles sont les demandes les plus fréquentes ?
M : Les témoignages les plus graves sont ceux qui rapportent des meurtres atroces, des viols et des accusations d'homicides. Les plus fréquents sont les agressions physiques, les agressions policières graves, les cas de jeunes tués par balles, la répression du droit de manifester, les menaces de mort, l'intimidation, la coercition dans le cas des fonctionnaires qui nous ont dénoncés, la torture… Nous ne pouvons pas vraiment aborder les cas particuliers, seulement des qualifications juridiques, par confidentialité.
“Le traumatisme n'existe pas dans le langage juridique”
Gobierno de Nicaragua aceptó invitar a organismos de derechos humanos https://t.co/me9baRBjbb pic.twitter.com/9g8PvqLaYK
— La Nación (@nacion) June 16, 2018
Le gouvernement du Nicaragua accepte d'inviter les associations de défense des droits de l'homme.
GV : Quelles sont les possibilités d'action judiciaire pour les victimes à l'heure actuelle ?
M : Les possibilités légales sont presque nulles. Dans un tel contexte, l'acte de dénonciation devient un geste de justice symbolique. Un premier pas vers la gestion du traumatisme. Et nous savons bien que le traumatisme ne fait pas partie du langage juridique.
Nous croyons que l'essentiel de notre travail réside dans la création d'un fichier. En ce moment, nous ne pouvons pas faire grand chose. Ma collègue m'a dit qu'elle rêvait que nous puissions créer un registre national des victimes du terrorisme d'État comme celui qui a été créé récemment au Guatemala avec la décision historique de l’affaire Molina Thiessen. Le Guatemala dans ces questions, et au milieu de ces fluctuations, a été un bon exemple en Amérique centrale.
Nous voulons aider à raconter cette histoire ensemble pour que cela ne se reproduise plus jamais. Il n'est pas possible qu’il y a seulement 39 ans, à ces mêmes dates, nous étions à la veille de la défaite de l’une des dictatures dynastiques les plus longues et les plus cruelles du continent américain.
GV : Qu'est-ce que ce travail signifie pour vous ? Comment gérez-vous émotionnellement et quelle est votre motivation ?
M : Les témoignages sont difficiles : les traiter, les écouter, les digérer. C'est la chose la plus chrétienne que j'ai faite dans ma vie : « aime ton prochain comme toi-même ». C'est un travail dangereux et risqué, nous n'avons pas les ressources et les fonds nécessaires. Les défenseurs des droits de l'homme sont les derniers à écouter leurs propres corps et besoins. Il y a des victimes de ce système à tous les niveaux. Nous sommes des victimes qui prenons soin des victimes.