Dimanche 24 juin, les électeurs turcs se rendront aux urnes pour élire un nouveau président, dans un scrutin où cinq autres candidats seront en compétition avec le sortant et favori de la course Recep Tayyip Erdogan pour un mandat de cinq ans.
Alors que la campagne fait voler les étincelles dans un pays entré dans sa troisième année d'état d'urgence, des remous d'humour politique s'agitent sur fond d'une immense marée de peur pour l'avenir.
Les campagnes électorales ordinaires donnent normalement à voir les promesses et visions de chacun des candidats ou partis. Mais la démocratie turque est aujourd'hui à l'épreuve, et cette élection est tout sauf ordinaire. La Turquie est sous état d'urgence depuis près de 24 mois, à la suite du coup d’État manqué de juillet 2016 attribué par le pouvoir à l'organisation secrète, surnommée l'Etat dans l'Etat, dirigée par l'ennemi-rival du président Erdogan, Fethullah Gülen.
Le président Erdogan, candidat du parti Justice et développement (AKP) au pouvoir, gouverne depuis 2002. Il a été premier ministre pendant plus d'une décennie avant de devenir en 2014 le premier président élu. Les deux années qui ont suivi la tentative ratée de coup d’État de juillet 2016 ont été caractérisées par la répression contre l'opposition politique, la liberté de la presse et même les textes postés sur les médias sociaux. La fonction publique a été purgée des opposants supposés, de même que l'armée, la justice et l'université. Wikipédia, la plus grande encyclopédie collaborative en ligne du monde, est actuellement rendue inaccessible à l'intérieur du pays.
Dans un tel contexte, il n'est probablement pas étonnant que les compétiteurs d'Erdogan à la présidence aient des difficultés à se faire entendre des près de 60 millions d'électeurs, dont 1,5 million de nouveaux votants venant d'atteindre 18 ans. Erdogan, quant à lui, nie que la généreuse couverture que sa campagne reçoit de la radio-télévision nationale et d'autres mass-médias gouvernementaux sous l'état d'urgence actuel constitue un avantage.
“Donnez-moi un seul exemple. Quelle campagne l'état d'urgence a-t-il bloquée, et où ?” a-t-il demandé cette semaine, lors d'un discours dans sa ville natale de Güneysu à Rize sur les rives de la mer Noire dans le nord de la Turquie. Il a aussi fait allusion, pendant la même apparition, à une possible levée de l'état d'urgence après les élections.
Il est largement admis qu'en tant que principal maître de l'actualité, le président Erdogan détermine le discours autour de l'élection.
Ses adversaires n'en sont pas moins prompts à lui renvoyer ses propos. Outre détendre par l'humour une atmosphère politique alourdie, ces échanges offrent d'importants aperçus sur les enjeux réels dans cette élection pour Erdogan, ses trois principaux opposants et les électeurs turcs.
Qui vide le frigo ? Réponse avec le rival le plus proche d'Erdogan
Le candidat avec lequel Erdogan a une probabilité d'être au coude à coude en cas de second tour de scrutin est un professeur de physique-chimie devenu député et originaire de Yalova, une ville à 94 kilomètres d'Istanbul en Turquie occidentale.
Spirituel et charismatique, Muharrem Ince insiste dans ses discours sur ses débuts modestes de berger, apparemment une tentative délibérée de se distancer d'avec la base laïque et élitiste du CHP, le Parti républicain du peuple qui l'a désigné.
Ince est considéré comme un leadeur potentiellement unificateur, mais sa performance chez les électeurs kurdes, où le CHP a toujours été faible, reste incertaine.
S'il n'a pas le profil national d'Erdogan, la tactique électorale d'Ince impressionne, notamment par sa capacité à exposer la propension du président sortant aux maladresses et autres lapsus.
Dans un exemple saillant, Erdogan a utilisé la croissance des achats annuels de réfrigérateurs en Turquie depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP comme indicateur du progrès économique favorisé par son parti. Ince a rétorqué du tac au tac, ce qui a fait grimper le mot turc pour frigo, buzdolabı, dans les tendances du Twitter en langue turque :
#CANLI Cumhurbaşkanı Erdoğan Sakarya'da konuşuyor https://t.co/iTvGTXqTkH
— CNN Türk (@cnnturk) June 5, 2018
Erdogan, parlant à un rassemblement à Sakarya, une ville industrielle à 154 kilomètres d'Istanbul : “Quel était le nombre de réfrigérateurs vendus (en 2002) ? 1.088.000 ! À combien a-t-il grimpé depuis ? à 3.107.000 ! Ça veut dire que (les gens ne sont pas) pauvres. S'il y a un frigo dans chaque ménage aujourd'hui — Dieu soit loué — c'est que le bien-être est partout.
İnce'den Erdoğan'a: “Buzdolabı vardı, içini sen boşalttın”https://t.co/tHy9nhWS9V pic.twitter.com/w7Ame2vU1F
— Cumhuriyet (@cumhuriyetgzt) June 6, 2018
Ince à Erdogan : Le frigo est là depuis 40 ans. C'est toi qui l'a vidé !
La répartie d'Ince prend tout son sens en ce que l'espoir pour Erdogan d'une victoire au premier tour repose sur l'appréciation par l'électorat de son pilotage d'une économie chancelante. Par le passé, l'AKP pouvait s'appuyer sur un soutien important du monde des affaires, s'ajoutant à la base électorale socialement conservatrice qui constitue les fondations du parti.
Le PNB par tête de la Turquie a beau avoir triplé selon les dernières statistiques officielles pour atteindre 10.883 dollars dans les seize années où l'AKP a détenu le pouvoir, l'économie reste vulnérable sur de nombreux fronts. Qui plus est, la dépréciation constante de la livre turque face au dollar américain se traduit par un affaissement des revenus réels depuis le début de cette année, tandis que le parti se voit régulièrement reprocher la réinjection d'argent public dans de coûteux projets de construction, où, se plaignent les détracteurs, la corruption est reine.
L'oiseau en cage qui twitte toujours
Le candidat peut-être le plus improbable dans cette élection est Selahattin Demirtas, le candidat et co-dirigeant du parti de gauche soutenu par les Kurdes, le Parti démocrate des peuples (HDP), qui mène sa campagne depuis une cellule de prison.
Emprisonné sans procès depuis mai 2016, il a récemment pu parler à la télévision nationale une unique fois pour le créneau de 10 minutes alloué d'office à chaque candidat. Néanmoins, il communique avec les électeurs par le mot-clic #DemirtasaSoruyorum (#JeDemandeDemirtas) et réussit occasionnellement à atteindre le monde extérieur au moyen de tweets envoyés par un compte administré par ses avocats.
L'activité Twitter de Dermitas reste un insondable mystère pour le personnel pénitentiaire. En septembre 2017, les gardiens ont perquisitionné sa cellule, espérant mettre la main sur l'ordinateur d'où ils supposaient que partaient les tweets.
4- Odada twit bulunamadı doğal olarak. Çay için kettle vardı sadece, ondan da twit atılamayacağına kanaat getirildi.
— Selahattin Demirtaş (@hdpdemirtas) September 30, 2017
A l'évidence, ils n'ont trouvé aucun tweet dans la cellule. Il n'y avait qu'une bouilloire pour le thé, ils ont donc conclu qu'elle ne pouvait servir à twitter.
La bouilloire de prisonnier de Demirtas est devenue depuis lors un symbole de liberté de parole, et tient compagnie aux frigos sur les timelines de réseaux sociaux à l'approche du scrutin. Dans la même salve de tweets post-perquisition, Demirtas s'est gaussé d'Erdogan qui “a peur de l'oiseau de Twitter” et lui a conseillé de “ne pas semer de graines”.
A 45 ans, Demirtas est le plus jeune des six candidats à la présidence, et de loin le plus apte à plaire à la jeunesse. Quand Erdogan a douté de ses “qualifications” pour concourir à l'élection du fait de son incarcération, Dermitas lui a rétorqué :
Bak bu defa sana katılıyorum Erdoğan. Örneğin senin Cumhurbaşkanı adayı olabilmen için mutlaka üniversite diploman olması lazım, ama bugüne kadar diplomanı gören olmadı. Benim kriterlerim tamam da, asıl seninkiler şüpheli. pic.twitter.com/jlmLvIv6Sf
— Selahattin Demirtaş (@hdpdemirtas) June 14, 2018
Tu vois, cette fois je suis d'accord avec toi Erdogan. Par exemple, il faut avoir un diplôme de premier cycle universitaire pour être candidat à la présidence. Pourtant, nul n'a encore vu le tien. On connaît mes qualifications, ce sont les tiennes qui sont douteuses.
La louve se laissera-t-elle apprivoiser ?
Plus ambiguë quant à sa relation avec l'AKP et Erdogan, Meral Akşener est une politicienne nationaliste chevronnée et ex-ministre de l'Intérieur du Parti d'action nationaliste (MHP), qui a fait bruyamment scission pour former le Bon Parti en octobre dernier.
Surnommée Asena (la louve), Aksener accuse Erdogan et l'AKP d'avoir tourné les services publics en “ferme [d'élevage]” pour ses partisans. Elle a promis, si elle est élue, de rendre lesdits corps à leur habitat naturel.
L'équipe de jeunes militants d'Aksener est également très efficace en ligne.
Dernièrement, ils ont acheté des annonces sur Google pour faire la publicité des chambres inoccupées du palais présidentiel d'Erdogan — encore une construction sur fonds publics largement considérée comme extravagante — pour chaque recherche comportant les termes “AKP” et d'autres.
D'aucuns suspectent qu'Aksener hurle mais ne mord pas, et qu'elle pourrait au contraire prendre un poste politique en or si Erdogan — qui a besoin du soutien nationaliste au parlement — l'emporte comme prévu. En tous cas, la seule femme dans la course chante pour le moment une autre chanson.
Dans sa chanson de campagne “Tourne ton visage vers le soleil”, de jeunes hommes et femmes dénoncent la situation actuelle dans le pays, en déplorant que : “Chacun est devenu muet / Parler à haute voix me manque.”