Les États-Unis peuvent-ils connecter les Cubains à Internet? L'histoire vue du côté cubain

Illustration: MONK (Periodismo de Barrio). Utilisée avec permission.

La réunion inaugurale de la Cuba Internet Task Force (Groupe de travail sur l'Internet à Cuba, CITF) s'est tenue le 7 février 2018 sous la direction du sous-secrétaire adjoint du Département d'État pour les affaires de l'hémisphère occidental, John Creamer.

Ce qui y a été dit est déjà bien connu : le faible accès à Internet à Cuba est principalement le résultat d'une décision politique du gouvernement. Le coût horaire est prohibitif. L'accès à Internet est vital pour le développement de la société civile, le journalisme indépendant et la protection des droits humains. L'augmentation de l'accès à Internet pourrait contribuer à améliorer la santé, l'agriculture, le tourisme et offrir de nouvelles possibilités pour les affaires.

Il n'y a pas de lien direct par câble entre Cuba et les États-Unis, une infrastructure qui permettrait au pays de rétablir rapidement la connectivité si elle était perdue après un ouragan.

Pour comprendre pourquoi cela a été un sujet de discussion, nous devons revenir aux débuts du CITF.

Le 23 janvier 2018, le Département d'État a annoncé la création officielle du CITF conformément au Mémorandum présidentiel sur la sécurité nationale, dans le but de renforcer intentionnellement la politique des États-Unis à l'égard de Cuba en vigueur depuis juin 2017.

L'objectif déclaré était “d'examiner les défis technologiques et les opportunités d'expansion de l'accès à Internet et de la liberté d'expression à Cuba”. Ce paragraphe a attiré l'attention des médias traditionnels le lendemain et s'est répandu comme une traînée de poudre à travers les médias internationaux, les blogs et les médias sociaux.

Le ministère cubain des Affaires étrangères (MINREX) a remis une note au chargé d'affaires américain à La Havane huit jours plus tard, affirmant que les actions décrites dans le paragraphe visaient à “violer de manière flagrante la souveraineté cubaine”.

Tous les fonds nécessaires à l'organisation et au fonctionnement du CITF seraient fournis par le Bureau des affaires de l'hémisphère occidental et les agences participantes.

Le CITF devait être composé de représentants de ministères et d'organismes du gouvernement des États-Unis ainsi que d'organisations non gouvernementales ou d'entités privées liées à Internet.

Deux sous-comités ont été créés après la première réunion : “l'un, pour analyser le rôle des médias ainsi que le flux d'informations libres et non réglementées à Cuba, alors que l'autre explorera l'accès à Internet dans le pays”. Il est donc probable que le lecteur cubain de cet article soit accompagné d'un membre du sous-comité dédié au rôle des médias indépendants depuis son bureau.

En résumé, ce que le CITF doit livrer au secrétaire d'État et à la Maison-Blanche lorsque ses travaux seront terminés en 2019, c'est un rapport contenant des recommandations.

Demander des recommandations pour augmenter l'accès à Internet à Cuba n'est pas juste une nouvelle bizarrerie de Donald Trump. Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama l'ont fait avant lui. Avant Bill Clinton, Internet n'existait pas à Cuba (rappelons que c'est sous son administration que la première connexion Internet de l'île a finalement été autorisée en 1996, en relative synchronisation avec d'autres pays d'Amérique latine).

Illustration: MONK (Periodismo de Barrio)

Est-il technologiquement possible de connecter les Cubains à Internet sans que le gouvernement le sache?

Posez la question à Alan Gross. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Gross est un citoyen américain qui a voyagé à Cuba et a passé la douane cinq fois avec un équipement de communication par satellite portable destiné à fournir un accès Internet à plusieurs communautés juives du pays (du moins en théorie). Gross n'était pas un philanthrope, mais un contractant de la société privée Development Alternatives, Inc. (DAI). En 2008, elle a été sous-traitante de l'Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), dans le but d'accroître l'accès à Internet à Cuba.

Gross a été condamné à 15 ans de prison en 2011 à Cuba et libéré après cinq ans, dans le cadre des négociations menées par l'administration Obama, lorsque les deux pays ont rétabli les relations diplomatiques.

L'enchaînement d'événements malheureux qui ont conduit Gross à l'emprisonnement a commencé sous l'administration de Bill Clinton et la signature de la loi Helms-Burton [fr] en 1996. Cette loi fédérale a été élaborée et adoptée afin de renforcer l'embargo contre Cuba, sanctionner le gouvernement Castro et soutenir un changement gouvernemental. Des interventions comme celle qui a conduit Gross en prison des années plus tard ont été favorisées [fr] par la loi Helms-Burton.

Travaillant par l'intermédiaire de sa petite entreprise, JBDC LLC, Gross a signé un contrat de sous-traitance en février 2009 avec DAI pour un paiement de 258 274 dollars. Cela comprenait l'achat de la technologie nécessaire pour établir des réseaux d'accès à Internet par satellite à Cuba. La proposition, appelée “ICT4Cuba” ou par son nom commercial “ICTs For The Island” (TIC pour l'Ile), devait “former un groupe initial à l'utilisation et la maintenance des technologies de l'information et des communications terrestres et non terrestres actuellement disponibles sur le marché”. À terme, le projet pilote aiderait à établir une base pratique pour améliorer la gestion des initiatives de transition vers la démocratie par la construction de réseaux technologiques, mais J BDC travaillerait d'abord avec les communautés juives, puis franc-maçonnes.

Gross a fait son premier voyage à La Havane juste un mois plus tard, en mars 2009. Selon la transcription du procès tenu à la Cour provinciale de La Havane le 11 mars 2011, “il a pu transporter la technologie sans être détecté par les douanes. à l'aéroport international José Martí et ensuite transmettre l'équipement à l'unité BGAN qui permet la communication par satellite dans la synagogue de la communauté juive de La Havane. “

Dans la nuit du 3 décembre 2009, avant son cinquième retour aux États-Unis, Gross a été arrêté par les autorités cubaines et accusé de crimes contre la sécurité de l'État.

Après son arrestation, il a été transféré à la prison de Villa Marista, à La Havane, puis à l'hôpital militaire Carlos J. Finlay, où il a été gardé en sécurité maximale. Après 14 mois de détention, il a été accusé d'avoir “commis des actes contre l'indépendance ou l'intégrité territoriale de l’État”, d'être impliqué dans “un projet subversif visant à renverser la révolution” et de violer l'article 91 du Code pénal à cause du travail qu'il faisait pour DAI et l'USAID. Verdict de la Cour suprême : 15 ans de privation de liberté.

Alan et son épouse Judy Gross ont poursuivi le gouvernement américain pour négligence en envoyant à plusieurs reprises Gross faire un travail pour lequel “le gouvernement le savait mal préparé, sans fournir l'enseignement le plus élémentaire, la formation, ou les avertissements exigés dans les directives par le gouvernement lui-même”. Mais ils ont perdu leur procès. Le maximum qu'ils ont obtenu a été un accord avec DAI pour un règlement non publié.

Le 22 mars 2016, au Grand Théâtre de La Havane, Obama a prononcé un discours au peuple cubain :

L'Internet devrait être disponible à travers l'île, afin que les Cubains puissent se connecter au reste du monde – et à l'un des plus grands moteurs de croissance de l'histoire de l'humanité. […]. Et je peux vous dire, en ami, que la prospérité durable au XXIe siècle dépend de l'éducation, des soins de santé et de la protection de l'environnement. Mais elle dépend aussi de l'échange libre et ouvert d'idées. Si vous ne pouvez pas accéder à l'information en ligne, si vous ne pouvez pas être exposé à différents points de vue, vous n'atteindrez pas votre plein potentiel. Et avec le temps, les jeunes vont perdre espoir.

Dans le contexte de la détente et avec pour objectif “d'améliorer l'accès aux communications pour les Cubains et leur capacité à communiquer librement”, les entreprises américaines de télécommunications ont été autorisées à “établir les mécanismes et les infrastructures nécessaires pour leur fournir des services Internet et de télécommunications”. En outre, la vente commerciale de “certains dispositifs de communication, logiciels, applications, matériel et autres services pour l'établissement et la mise à jour de systèmes liés aux communications” a été autorisée.

Alors Cubains, connaissez-vous votre chance ?

Depuis 2014 [fr], des représentants de Google visitent régulièrement La Havane. En 2016, Google a ouvert un espace technologique au studio de Kcho, un artiste qui entretenait jusqu'à récemment des liens étroits avec le gouvernement cubain et le parti communiste. Situé dans la partie supérieure de la ville de Playa, le studio Google + Kcho.Mor proposait un accès Internet gratuit au public, sur 20 Chromebooks, que les utilisateurs pouvaient utiliser pendant une heure chaque fois, s'ils fournissaient d'abord une carte d'identité. Au moment de son ouverture, Brett Perlmutter de Google a déclaré que la société était convaincue que le projet ferait partie d'un effort de coopération plus large visant à offrir un accès Internet au peuple cubain.

En mai de cette même année, T-Mobile a annoncé un accord d'interconnexion et d'itinérance avec la société de télécommunications de Cuba, SA (ETECSA), qui a permis l'expansion des communications entre les États-Unis et Cuba, offrant des appels (à prix réduit mais tout de même relativement coûteux) aux clients américains qui voulaient rester en contact avec leurs amis et la famille à Cuba, ainsi que des forfaits-données pour les clients se rendant sur l'île. Grâce à cet accord, les clients du programme T-Mobile Simple Choice pouvaient “appeler des téléphones fixes et sans fil à Cuba depuis les États-Unis pour 0,60 dollar la minute».

ETECSA a également conclu des accords d'itinérance avec Verizon Wireless, basée à New York ; Sprint, basé à Overland Park, Kansas;  et AT & T, basée au Texas. Chez AT & T, les données coûtent 2,05 dollars par mégaoctet.

Le groupe de travail du Président Trump n'est pas le premier – et il ne semble pas non plus être le dernier – d'une administration américaine. Nous devrons attendre jusqu'en octobre 2019 pour savoir ce qu'ils vont recommander à la Maison Blanche et au Département d’État.

Au fil du temps, les autorités américaines ont essayé deux modèles différents pour élargir l'accès à Internet à Cuba : la formule Alan Gross, selon laquelle les initiatives étaient menées en secret ou semi-secret ; et le modèle Obama, où le gouvernement américain a ouvertement et publiquement cherché à faire pression pour le changement, tout en continuant à exécuter des programmes d'intervention semi-secrets.

La première méthode contourne entièrement les autorités cubaines (et en particulier le monopole ETECSA), défiant les lois douanières, installant des technologies dans les communautés d'intérêts (groupes religieux, opposants politiques, jeunesse, etc.), et dans le cas d'Alan Gross, se terminant par une peine de prison de 15 ans, réduite à 5 après d'intenses négociations.

D'autre part, les coûts de maintenance des opérations sont insupportables, même pour l'USAID, ou, dans les cas les plus risibles, un résultat final a été obtenu pour la société civile cubaine plus intéressée par le téléchargement de pornographie que par les informations politiques.

La dernière méthode, dans laquelle les négociations avec le gouvernement cubain et l'ETECSA ont débuté avec les annonces d'Obama en décembre 2014, n'a pas réussi à augmenter significativement l'accès, à réduire les coûts ou à promouvoir la libre circulation de l'information sur l'île.

En fin de compte, les plus grandes réalisations de ces efforts ont jusqu'à présent abouti à des téléchargements plus rapides sur les serveurs de la Havane de Google (sous l'œil d'ETECSA) du chanteur Marc Anthony et du groupe de musique Gente de Zona sur YouTube.

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