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Lesley Lokko : “Dans une grande partie du monde post-colonial, ce qui nous motive vraiment est réprimé” (2/3)

Catégories: Caraïbe, Afrique du Sud, Trinité-et-Tobago, Education, Ethnicité et racisme, Littérature, Médias citoyens

L'architecte, romancière et éducatrice d'origine ghanéenne et basée en Afrique du sud, Lesley Lokko, lors de sa visite à Trinité-et-Tobago, en juin 2018. Photographie de Mark Raymond, utilisée avec autorisation.

Cet article est la deuxième partie de notre série d'entretiens avec le professeur Lesley Lokko [fr] [1], directrice de la Graduate School of Architecture [2] de l'Université de Johannesburg [3] en Afrique du Sud. Vous pouvez lire la première partie ici [fr] [4].

Quand vous pensez au rôle d'un architecte dans la société, vous pensez peut-être à l'importance de créer un environnement physique qui soit un instantané de la civilisation humaine. Ou à l'organisation de l'espace en fonction des besoins, des aspirations et des espoirs d'une culture particulière.

Mais des sociétés comme celles des Caraïbes, souvent à leur détriment, n'utilisent que peu les services d'un architecte. Pour quelles raisons ? Lesley Lokko, architecte et écrivain qui a récemment visité Trinité-et-Tobago à l'invitation de l’Institut des architectes de Trinité-et-Tobago [5] et de Bocas Lit Fest [6], a son idée.

Elle pense que cela pourrait être lié la façon dont les gens perçoivent la motivation d'un architecte. Peu de gens se rendent compte que cette motivation va au-delà de la conception et des plans : elle est liée à beaucoup d'autres choses, y compris la technologie et les relations humaines.

Global Voices (GV) : Alors, quel est véritablement le rôle d'un architecte dans la société moderne ?

Lesley Lokko (LL): I’m always drawn to Spain as a model because I believe it takes in more architecture students per capita than any other country. However, although record numbers of people study architecture there, Spain graduates the smallest number — in relation to the number that its schools take in — who go on to work as practising architects. So architecture is seen as a really interesting, fundamental degree, and even if people go through the full five years, they often go into many other fields that may have something to do with the built environment but not necessarily architecture or design. The mayor of a small village, for instance, might have studied architecture and therefore understands the power and value of a really good piece of civic architecture — so big cities like Madrid and Barcelona are not the only places where projects are happening. Spain is quite democratic in the way in which good architecture or civic space is commissioned.

In the post-colonial world, there's an insecurity around our relationship with education and training that’s just part and parcel of our thinking — so, the attitude generally is, if you start studying architecture, by God you’re going to finish, and then work for a big practice, earn a good living and so on, which perpetuates the idea that architecture is a professional discipline for those who can afford it. I think that’s the complete wrong way to think about it. I run an architecture school now in Johannesburg. It’s the biggest postgraduate school in South Africa, we are now into our third cycle of graduates, and it’s been quite a radical curriculum change. We’ve got graduates now who go off into multimedia, theatre design, web design… things that are sort of spatial, alternative forms of practice. Architecture is a much more lateral, broader, much more diffuse discipline than the way it has conventionally been taught. To make the point more clearly, unlike medical students, for example, who practice on the body of a patient; unlike lawyers, who train with language and rhetoric, students of architecture never build buildings — only representations of them.

Lesley Lokko (LL) : Je suis toujours attirée par l'Espagne en tant que modèle parce que je crois qu'elle compte plus d'étudiants en architecture par habitant que n'importe quel autre pays. Cependant, bien qu'un nombre record de personnes y étudie l'architecture, l'Espagne compte le plus petit nombre de diplômés (par rapport au nombre de recrues de ses écoles) qui continuent à travailler dans ce domaine. Le diplôme en architecture est donc perçu comme fondamentalement intéressant, et même si les gens terminent les cinq années d'études, ils travaillent souvent dans d'autres domaines qui peuvent avoir quelque chose à voir avec l'environnement bâti, mais pas nécessairement l'architecture ou le design. Le maire d'un petit village, par exemple, a peut-être étudié l'architecture et comprend donc l'importance et la valeur d'une très bonne architecture municipale ; ainsi, les grandes villes comme Madrid et Barcelone ne sont pas les seuls endroits où des projets sont en cours. L'Espagne est assez démocratique dans la façon dont on commande une bonne architecture ou un bon espace municipal.

Dans le monde post-colonial, il y a une insécurité autour de notre relation avec l'éducation et la formation qui fait partie intégrante de notre pensée : l'attitude générale est que si vous commencez à étudier l'architecture, oh que oui vous irez jusqu'au bout, puis vous travaillerez pour un grand cabinet, gagnerez bien votre vie et ainsi de suite, ce qui perpétue l'idée que l'architecture est une discipline professionnelle pour ceux qui peuvent se le permettre. Je crois que c'est la pire façon d'y penser. Je dirige une école d'architecture à Johannesburg. C'est la plus grande école de troisième cycle en Afrique du Sud, nous sommes maintenant dans notre troisième promotion de diplômés, et ce fut un changement radical du programme d'études. Nous avons maintenant des diplômés qui se lancent dans le multimédia, la conception théâtrale, la conception web… des choses qui sont en quelque sorte spatiales, des formes alternatives de pratique. L'architecture est une discipline beaucoup plus latérale, plus large, beaucoup plus diffuse que la façon dont elle a été traditionnellement enseignée. Pour rendre cette idée plus claire, contrairement aux étudiants en médecine, par exemple, qui pratiquent sur le corps d'un patient ; contrairement aux avocats, qui s'entraînent sur le langage et la rhétorique, les étudiants en architecture ne construisent jamais de bâtiments, seulement des représentations de ceux-ci.

Des étudiants de l'École supérieure d'architecture de Johannesburg pendant le Summer Show 2017. Photographie utilisée avec l'aimable autorisation de Lesley Lokko.

Lesley Lokko (LL): Representation, in effect, is almost its own discipline. It’s their language, whether that’s in film, multimedia, photography, collage, montage — the range of visual tools available to students today is almost endless. The historical tools — plans, sections, and elevations — are absolutely vital in terms of instructing someone how to build. But they’re not the only means by which a project can be drawn or represented. To add to the complexity, modern construction methods are their own speciality. If you were to look at the façade of a building today, even as an architect at the top of your game, you’d be hard-pressed to explain how it ‘works’. But just because something is new or modern doesn’t mean it’s without complications and challenges.

Where new means of communication have been very successful — and it goes back to this issue of social media — is in disguising themselves in the language of the old. Facebook uses terms like “Like” and “Friend” — but you are not my friend in the conventional sense of the word. Young people today have less and less sense of the conventional or traditional meaning of words and as a result, their understanding of the world has shifted. When I talk to my students about things like scale and distance and proximity and adjacency, all the architectural terms of my own training, they understand them completely differently. Distance means little to them because they can be friends with someone they've never actually seen who’s 6,000 miles away. They’re used to seeing things on a screen, not in three-dimensions. Their worlds are networked, fluid, mobile, where mine was fixed, grounded, solid. And these terms are still the fundamental terms of our trade. You have to be able to understand things in scale, but if you don’t understand what scale is, because your world has no scale… We’re being altered, somehow slowly, without us even noticing it.

LL : La représentation, en fait, est presque une discipline en soi. C'est leur langage : que ce soit dans le cinéma, le multimédia, la photographie, le collage, le montage, la gamme d'outils visuels à la disposition des étudiants aujourd'hui est presque infinie. Les outils historiques, plans, coupes et élévations, sont absolument vitaux pour enseigner à quelqu'un comment construire. Mais ce ne sont pas les seuls moyens par lesquels un projet peut être dessiné ou représenté. Pour ajouter à la complexité, les méthodes de construction modernes sont leur propre spécialité. Si vous regardez la façade d'un bâtiment aujourd'hui, même en tant qu'architecte au sommet de votre art vous aurez du mal à expliquer comment il “fonctionne”. Juste parce que quelque chose est nouveau ou moderne ne signifie pas qu'il est sans complications ni défis.

Là où les nouveaux moyens de communication ont eu beaucoup de succès, et cela remonte à cette question des médias sociaux, c'est en se déguisant dans le langage de l'ancien. Facebook utilise des termes comme “j'aime” et “ami”, mais vous n'êtes pas mon ami au sens conventionnel du terme. Les jeunes ont aujourd'hui de moins en moins le sens conventionnel ou traditionnel des mots et, par conséquent, leur compréhension du monde a changé. Quand je parle à mes étudiants de choses comme l'échelle et la distance ou la proximité et la contiguïté, tous des termes architecturaux de ma propre formation, ils les comprennent tout à fait différemment. La distance signifie peu pour eux parce qu'ils peuvent être amis avec quelqu'un qu'ils n'ont jamais vu à 10.000 km de distance. Ils ont l'habitude de voir des choses sur un écran, pas en trois dimensions. Leurs mondes sont en réseau, fluides, mobiles, là où le mien était fixe, ancré, solide. Et ces termes sont toujours fondamentaux dans notre métier. Vous devez être capable de comprendre les choses à grande échelle, mais si vous ne comprenez pas ce qu'est l'échelle, parce que votre monde n'a pas d'échelle … Nous sommes en train d'être altérés, lentement d'une certaine façon, sans même que nous nous en apercevions.

Des étudiants de l'École supérieure d'architecture de Johannesburg pendant le Summer Show 2017. Photographie utilisée avec l'aimable autorisation de Lesley Lokko.

GV : Comment cela affecte-t-il la façon dont vous enseignez la discipline ?

LL: The one luxury of education is that it gives you time and freedom to reflect…very different from when you have deadlines and budgets. But I find that very few people are talking really about those things, certainly in Africa. We’re still talking about productivity and efficiency and employability and test results — we’re not really talking about the deep things that I think matter. We operate at such a speed now that those opportunities to reflect critically on what’s happening to us in scale and time and distance and taste are important.

LL : Le seul luxe des études, c'est qu'elles vous donne le temps et la liberté de réfléchir… à la grande différence de quand vous avez des délais et des budgets. Mais je trouve que très peu de gens parlent vraiment de ces choses, en tous cas en Afrique. Nous parlons toujours de la productivité et de l'efficacité, de l'employabilité et des résultats des tests, nous ne parlons pas vraiment des choses profondes qui à mes yeux sont importantes. Nous fonctionnons à une telle vitesse maintenant que les occasions de réfléchir de façon critique à ce qui nous arrive en termes d'échelle, de temps, de distance et de goût sont importantes.

GV : Alors, comment l'architecture inclut-elle cette relation entre les gens et l'environnement dans un monde où la technologie a une telle influence et change si vite ?

LL: I travel a lot. So when I was packing for this trip [to Trinidad], I left Joburg, went to Paris, Venice, London, Miami, Santo Domingo, here, going to Chicago, back to London, then to Madrid and then I go home. Everything fits in a fairly small suitcase because I know most of the hotels I stay at I can launder a clean shirt; I stick to a palate of mostly black and white because that’ll go everywhere; my clothes are neither too heavy nor too light — so in a sense, my environment is elastic — it’s moving with me. And I'd put on Instagram that I’ve been to Santo Domingo, I’ve been to Trinidad, but I could just as easily cut and paste those images from the internet and no one would ever know. So in a weird way, it’s strange to me that I’m going to travel halfway round the world, but at another level, it’s almost as if I didn’t go. In that construct, my relationships with people become really important. So it’s less my relationship with the environment or even the architecture. I’m looking for more meaningful connections with people that I meet.

We run a very different programme in the graduate school which involves what’s sometimes referred to as ‘cracking’ students open. In a less brutal sense, I’m really interested in what drives them. In a post-colonial context, the majority of students are black — and for me, it’s not so much a skin colour as the fact that they come with emotional relationships to the rest of the world that are different from the white students — through things like history, class, privilege, etc. I don’t want those students to miss the opportunity of being honest. So students need to tell me what really drives them, what they are really interested in, and I will find a way to facilitate that interest. In a lot of the post-colonial world, I would argue that what’s required is a kind of creative therapy because so much of what really drives us is suppressed.

LL : Je voyage beaucoup. Alors quand j'ai fait mes bagages pour ce voyage [à Trinité-et-Tobago], j'ai quitté Johannesbourg, je suis allée à Paris, à Venise, à Londres, à Miami, à Saint-Domingue, ici, puis j'irai à Chicago, à nouveau à Londres, à Madrid et ensuite je rentrerai chez moi. Tout rentre dans une valise assez petite car je sais que je peux donner une chemise à laver dans la plupart des hôtels où je séjournerai ; je m'en tiens à une palette de noir et blanc parce que ça va partout ; mes vêtements ne sont ni trop lourds ni trop légers : d'une certaine manière, mon environnement est élastique, il se déplace avec moi. J'ai publié sur Instagram que je suis allée à Saint-Domingue, à Trinité-et-Tobago, mais je pourrais tout aussi facilement couper et coller ces images sur Internet et personne ne le saurait jamais. D'une façon bizarre, c'est étrange pour moi de voyager à l'autre bout du monde. À un autre niveau, c'est presque comme si je n'y allais pas. Dans ce contexte, mes relations avec les gens deviennent vraiment importantes. Donc c'est moins ma relation avec l'environnement ou même l'architecture. Je cherche des liens plus significatifs avec les gens que je rencontre.

Nous menons un programme très différent à la Graduate School of Architecture, ce qui implique ce que l'on appelle parfois à “forcer” les étudiants à s'ouvrir. Dans un sens moins brutal, je suis vraiment intéressée par ce qui les motive. Dans un contexte post-colonial, la majorité des étudiants sont noirs et pour moi, ce n'est pas tant une couleur de peau que le fait qu'ils viennent avec des relations émotionnelles au reste du monde différentes de celles des étudiants blancs, à travers les choses comme l'histoire, la classe, le privilège, etc. Je ne veux pas que ces étudiants manquent l'occasion d'être honnêtes. Ils doivent donc me dire ce qui les motive vraiment, ce qui les intéresse vraiment, et je trouverai un moyen de nourrir cet intérêt. Dans une grande partie du monde post-colonial, je dirais que ce qui est requis est une sorte de thérapie créative parce qu'une grande partie de ce qui nous motive vraiment est réprimé.

La couverture d'un des romans de Lesley Lokko. Image reproduite avec l'aimable autorisation de Lokko.

GV : Qu'en est-il des synergies entre l'écriture et l'architecture ?

LL: Architects are narrators. They tell a story through the way in which they manipulate space. That story might be subliminal, but all architecture is storytelling — even more so at the level of student architecture, because you don’t build the building, so whatever representation of it that you have is its own narrative.

For me, writing — because architecture was so resistant to these issues around race, identity, gender, power — writing was actually an easy discipline to deal with because it’s more forgiving. If you think about English literature as a body, it has been so enriched by the post-colonial world. You can’t really think of English literature without that influence — it’s impossible. Architecture is different. It’s historically been really resistant to the idea of ‘difference’ — perhaps less so now than 30 years ago — but when I was studying, if you wanted to talk about race or identity, people would say, ‘Go study sociology, not architecture!’

But I don’t see them as different at all. Someone once suggested to me that I must have an affinity for situations that are neither one thing nor the other and that is connected to childhood. Being half-Scottish, half-Ghanaian, there was a comfort in things that can’t quite be reconciled. When I finished studying sociology, I decided I wanted to be an architect and then I wanted to be a writer, so there’s always been an instinct to move out of something just because I like that tension. And probably now, after so long, I understand that tension is productive. It’s not problematic. But the same impetus is there to tell a story.

LL : Les architectes sont des narrateurs. Ils racontent une histoire à travers la façon dont ils manipulent l'espace. Cette histoire peut être subliminale, mais toute l'architecture est une narration; d'autant plus au niveau des étudiants en architecture, parce que vous ne construisez pas le bâtiment, donc quelle que soit la représentation que vous avez, celle-ci est son propre récit.

Pour moi, écrire (parce que l'architecture était si réfractaire à ces problèmes de race, d'identité, de genre, de pouvoir) était en fait une discipline facile à gérer parce qu'elle est plus tolérante. Si vous considérez la littérature anglaise comme un corpus, il a été tellement enrichi par le monde post-colonial. Vous ne pouvez pas vraiment penser à la littérature anglaise sans cette influence, c'est impossible. L'architecture est différente. Elle a toujours été très réfractaire à l'idée de “différence” (peut-être moins maintenant qu'il y a 30 ans) mais quand j'étudiais, si vous vouliez parler de race ou d'identité, on disait: “Allez étudier la sociologie, pas l'architecture !”

Mais je ne les vois pas comme différentes du tout. Quelqu'un m'a suggéré une fois que je devais avoir une affinité pour des situations qui ne sont ni une chose ni une autre et qui est liée à l'enfance. Étant mi-écossaise, mi-ghanéenne, il y avait un réconfort dans les choses qui ne peuvent pas vraiment être réconciliées. Quand j'ai fini mes études de sociologie, j'ai décidé que je voulais devenir architecte, puis que je voulais devenir écrivain, donc j'ai toujours eu l'instinct de sortir de quelque chose juste parce que j'aime cette tension. Et probablement aujourd'hui, après si longtemps, je comprends que cette tension est productive. Ce n'est pas un problème. Mais le même élan est là pour raconter une histoire.

GV : Vous avez transformé cette tension en un outil.

LL: Yes, and I use it in writing and in teaching. To me, my novels were always didactic — all about crossing racial barriers and political histories — and half of the people reading would think it’s a love story. I realised that what you think you’re doing and what other people read into it…you’ve got no control over that.

And I think it’s the same in teaching now — there’s a lot I want to say and I’m saying it through students’ work. And in much the same way that the books go off and do their own thing, so do the students and that’s really satisfying, that there are no conclusions.

LL : Oui, et je l'utilise dans l'écriture et dans l'enseignement. Pour moi, mes romans ont toujours été didactiques, tous sur le franchissement des barrières raciales et les histoires politiques, et la moitié des gens qui les lisent pensent que ce sont des histoires d'amour. J'ai réalisé qu'entre ce que vous pensez faire et ce que les autres y lisent… vous n'avez aucun contrôle sur ça.

Et je pense que c'est la même chose dans l'enseignement maintenant, il y a beaucoup de choses que je veux dire et je les dis à travers le travail des étudiants. Et de la même manière que les livres partent et vivent leur vie, les étudiants aussi et c'est vraiment satisfaisant, qu'il n'y ait pas de conclusions.

Dans la troisième et dernière partie de cette série, nous aborderons la littérature, la culture et l'identité.