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La recrudescence des lynchages en Inde attribuée à WhatsApp par le pouvoir et aux manigances politiciennes par les Indiens

Catégories: Asie du Sud, Inde, Développement, Droit, Liberté d'expression, Manifestations, Média et journalisme, Médias citoyens, Politique, Technologie, Advox
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Un kiosque de téléphonie mobile à Bangalore, en Inde. Photo de Victor Grigas, retouchée par Wikimedia Foundation. CC BY-SA 3.0

Après une vingtaine de lynchages provoqués par des rumeurs sur les médias sociaux, le gouvernement indien a menacé le 20 juillet de sanctionner WhatsApp [2] pour son incapacité à contrôler les fausses informations.

Le ministère indien de l'Information et de la technologie a publié un communiqué officiel [3] décrivant WhatsApp, qui appartient à Facebook, comme “complice” de ces crimes. Le ministre, Ravi Shankar Prasad, a réprimandé WhatsApp et déclaré aux journalistes [4]: “Ils ne peuvent pas échapper à leurs responsabilités quant aux messages, en particulier ceux qui conduisent à des tueries”.

Cela pourrait être un premier pas vers une action en justice du gouvernement indien contre la société de Silicon Valley. Mais une action en justice contre Facebook aiderait-elle réellement à mettre fin aux tueries ?

De nombreux Indiens affirment que la politique politicienne et les manipulations politiques combinées à une technologie comme WhatsApp, sont la véritable source du problème. Sufyan Sadiq a résumé la dynamique sur Facebook [5] en ces termes :

WhatsApp is a big black hole of fake news in India that's used by the mischief mongering right-wing groups more often associated with BJP that ends up in someone's killing carried out by a lynch mob. This app is still evolving as a principal KillerApp in India…

WhatsApp est un grand trou noir de fausses nouvelles en Inde. Il est utilisé par les fauteurs de troubles d'extrême droite le plus souvent associés au BJP et qui aboutissent au meurtre de quelqu'un par une bande de lyncheurs. Cette application continuer à se transformer en principale appli tueuse de l'Inde …

Jusqu'à présent, WhatsApp a répondu aux critiques en achetant des publicités pleine page [6] dans les journaux indiens, offrant aux lecteurs des moyens de repérer les fausses informations ou ‘fake news’. La plateforme a également imposé de nouvelles limites au transfert des messages et introduit un libellé pour les messages transférés, manifestement dans le but de signaler aux utilisateurs qu’un message n’a peut-être pas été écrit par son expéditeur.

Certains Indiens ont apprécié la fonction de transfert, tandis que d'autres pensent [7] que WhatsApp pourrait faire beaucoup plus. Mais beaucoup se demandent pourquoi le gouvernement n’a pas assumé plus de responsabilités pour les lynchages, qui représentent une grave menace pour la sécurité publique.

WhatsApp et les lynchages en Inde

Les lynchages organisés sur les médias sociaux ont coûté la vie à au moins 34 personnes en Inde depuis 2014. Voici les cas documentés à ce jour en juillet 2018 :

1er juillet: Une série de vidéos manipulées diffusées sur WhatsApp a mené au lynchage dans l’État du Maharashtra de cinq hommes, qui ont été ciblés à tort pour cibles comme kidnappeurs. Les lyncheurs ont menacé de mettre le feu [8] à des policiers qui cherchaient à confirmer la mort des victimes.

2 juillet: Quatre hommes ont été attaqués dans le district de Malegaon dans le Maharashtra alors que des rumeurs circulaient à propos de l'enlèvement d'un enfant. Une intervention opportune de la police leur a sauvé la vie [9].

8 juillet: Nilotpal Das et Abhijeet Nath ont été lynchés [9]  dans l’Assam au nord-est de l’Inde le 8 juin 2018, à cause de rumeurs virales diffusées via Facebook, WhatsApp et le bouche à oreille.

13 juillet: Une foule de 200 personnes a attaqué cinq amis, pensant à tort qu’ils étaient des ravisseurs d’enfants, dans l’État du Karnataka, dans le sud du pays. Mohammad Azam [10], un informaticien formé au Royaume-Uni, a été tué et deux autres hommes ont été grièvement blessés. La foule a également attaqué des fonctionnaires de police qui ont cherché à intervenir.

21 juillet: Rakbar Khan, soupçonné à tort d'avoir transporté illégalement des vaches, a été tué par une foule [11] du Rajasthan qui l'a battu avec des bâtons.

25 juillet: Quatre hommes ont été agressés [12]par des assaillants dans l’État le plus peuplé de l’Inde, l’Uttar Pradesh, pour avoir transporté une carcasse de bovin. L'intervention de la police leur a épargné la vie.

Il est difficile de déterminer précisément combien de personnes ont été victimes de violences de la part de la populace. Une chronique de Wikipédia sur les violences de masse liées à WhatsApp produit 56 résultats sur cette page [13]. Le site Web indépendant de journalisme de données IndiaSpend [14] affirme que 89 incidents de lynchage ont eu lieu depuis 2014, touchant 290 victimes et faisant 34 morts. Les musulmans appartenant à des minorités, qui représentent 14% [15] de la population indienne, ont été victimes dans 56% des cas.

Qu'est-ce qui a conduit à cette crise de sécurité publique ? Pas seulement WhatsApp

La montée en puissance du gouvernement du Bharatiya Janata Party (BJP [16]) [fr] en Inde en 2014, qui exerce sa forme caractéristique de nationalisme hindou intransigeant, a coïncidé avec une augmentation de l'islamophobie et une série de lois proposées (dont certaines approuvées) interdisant ou limitant la consommation de bœuf, puisque la vache est un animal sacré dans la tradition hindoue.

Le Rajasthan [17]et New Delhi ont vu le meurtre de Mohammad Akhlaq, [18] 50 ans, tué pour avoir acheté de la viande de bœuf, suivi des assassinats de Umar Mohammad [19], de Rakbar Khan [11] et du propriétaire de laiterie Pehlu Khan [20], tous documentés par Global Voices. Certains de ces actes ont été commis alors que les victimes possédaient des permis [d'exercer l'activité pour laquelle ils ont été assassinés].

Des meurtres, comme ceux mentionnés plus haut, semblent avoir été déclenchés par des campagnes de désinformation en ligne qui ont souvent un fort accent islamophobe. Celles-ci semblent provenir de différentes sources, y compris des cellules informatiques agréées par l'État.

Dhruv Rathee, un vlogueur indien, a interviewé un ancien membre de la cellule informatique du parti de droite BJP sur la façon dont plusieurs pages sur Facebook et de nombreux groupes WhatsApp ont diffusé de fausses campagnes d'information et de désinformation à des fins électorales :

Dans un article écrit pour The Tribune of India [21], Aditi Tandon a qualifié le “lynchage par la populace” d'outil politique et a déclaré que les forces de l’ordre étaient devenues “une partie intégrante” des attaques :

The violence we have seen over the past four years follows a trend. Mob lynching is a political tool being used to polarise society. Law enforcement has also become part and parcel of the attacks. Police officers who act fairly are transferred. The idea is to create a fear psychosis by unleashing the mobs on a certain community.

La violence que nous avons connue ces quatre dernières années suit une tendance. Le lynchage est un outil politique utilisé pour polariser la société. L'application de la loi est également devenue partie intégrante des attaques. Les policiers qui agissent équitablement sont transférés. L'idée est de créer une psychose de peur en lâchant la foule sur une certaine communauté.

Il y a des efforts en cours pour repousser ces campagnes par la suppression des vidéos étiquetées  faussement ou trafiquées. Depuis des années, des sites Web de vérification des faits tels que AltNews, SMHoaxSlayer et BOOM vérifient les fausses informations pour sensibiliser les internautes. L'application BOOM a constaté que l’une des vidéos qui avait déclenché le lynchage de cinq hommes dans la région de Dhule au Maharashtra provenait de Syrie – une vidéo d’enfants morts il y a cinq ans [22] lors d’une attaque au gaz neurotoxique a été utilisée pour attiser la haine [23]. Bien que leurs efforts soient essentiels, l'ampleur du problème dépasse largement leurs moyens.

De nombreux Indiens disent que le gouvernement et les organismes chargés de l'application de la loi doivent assumer une plus grande responsabilité dans la crise, mais cela peut être difficile à réaliser, tant que le BJP sera au pouvoir.

Dans un éditorial pour Bloomberg [24], l'économiste Mihir Sharma souligne que les lynchages ne sont pas une nouveauté en Inde, et si WhatsApp a contribué au problème, dit-il, il n'en est pas la source. Il insiste plutôt sur les insuffisances du manque de maintien de l'ordre et de volonté politique :

It’s particularly odd that the government is demanding “accountability and responsibility” from a phone app when some ruling party politicians are busy [25] spreading [26] divisive fake news. How can the government ask WhatsApp to control mobs when those convicted of lynching Muslims have been greeted, garlanded and fed sweets [27] by some of the most progressive and cosmopolitan [28] members of Modi’s council of ministers?

Il est particulièrement étrange que le gouvernement réclame de la “responsabilité et de la reddition de comptes” d'une application téléphonique lorsque des politiciens du parti au pouvoir diffusent de fausses informations. Comment le gouvernement peut-il demander à WhatsApp de contrôler les foules quand les personnes reconnues coupables d'avoir lynché les musulmans sont saluées, et reçoivent des colliers de fleurs et des sucreries de certains des membres les plus progressistes et les plus cosmopolites du conseil des ministres de Modi ?

La Cour suprême intervient

Une des branches du pouvoir qui s’est prononcée sur la question est la Cour suprême de l'Inde, qui a récemment recommandé au gouvernement de promulguer de nouvelles lois pour prévenir le lynchage et la violence populaire. Les magistrats de la commission sécurité dirigée par le juge Dipak Mishra [29], ont demandé au parlement indien de traiter le lynchage comme un délit spécial et distinct ainsi “un schéma récurrent de violence qui ne peut pas devenir la nouvelle norme”:

A special law in this field would instill a sense of fear of law amongst the people who involve themselves in such kinds of activities. There can be no trace of doubt that fear of law and veneration for the command of law constitute the foundation of a civilized society.

Une loi spéciale dans ce domaine susciterait un sentiment de crainte de la loi chez les individus qui s’impliquent dans de telles activités. Il ne fait aucun doute que la crainte de la loi et la révérence devant le commandement du maintien de l'ordre constituent le fondement d’une société civilisée.

Suite à cela, le 23 juillet 2018, le gouvernement indien a mis en place deux commissions pour étudier la nécessité [30] d'une nouvelle loi pour empêcher le lynchage.

Le rapport sera soumis au Premier ministre Narendra Modi, qui dirige le gouvernement même qui a favorisé cette culture de l’intolérance.

Alors que Mark Zuckerberg et d’autres fondateurs de plate-formes technologiques devraient expérimenter de nouveaux moyens d'y réduire les fausses informations et les rumeurs, le gouvernement indien doit faire beaucoup plus pour protéger la sûreté publique de tous les Indiens. Garantir que la justice populaire soit punie et que la primauté du droit soit appliquée sauvera des vies dans de nombreuses communautés minoritaires,dont les musulmans, les dalits et les groupes tribaux.