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Etiquetés «agents de l'étranger», harcelés par les autorités, les écologistes russes sont menacés et agressés

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Droits humains, Environnement, Médias citoyens, Politique
Andrey Rudomakha

En service dans les montagnes : Andreï Roudomakha, coordinateur de l'ONG «Veille écologique du Caucase du Nord». Photo: vk.com/rudomakha

Sauf mention, les liens de l'article renvoient vers des pages en russe.

Basé sur un article publié sur BlueLink [1] [angl.], cet article est reproduit ici dans le cadre d'un partenariat avec Global Voices. La version originale a été écrite en bulgare [2] par Ksenia Vakhroucheva [3] [angl.].

Dans la soirée du 28 décembre 2017, sur la côte russe de la mer Noire, un groupe de défenseurs de l'environnement a été attaqué par trois inconnus masqués.

Les militants avaient lancé une étude publique sur un chantier de construction situé dans la région. Ils sont alors entrés en conflit avec les agent de la sécurité, qui ont exigé qu'ils effacent leurs photos du site – ce qu'ils ont refusé de faire.

Peu après cette altercation, ils sont tombés sur trois individus masqués. Les inconnus ont agressé deux membres du groupe, neutralisant le troisième à coups de spray au poivre. Au final, les agresseurs ont dérobé du matériel, appareils photo, ordinateurs et documents, avant de s'enfuir en laissant l'un des activistes, Andreï Roudomakha, avec le nez cassé et un traumatisme crânien.

Quelques jours plus tard, le 9 janvier 2018, Roudomakha et son collègue Dmitri Chevtchenko ont reçu [4] un mail anonyme exigeant qu'ils quittent le pays. Expéditeur: un compte mail baptisé «Mort à Roudomakh».

Depuis fin juin 2018, il n'y a eu aucune avancée dans l'enquête de police officielle concernant cette agression. Alors que les indices [5] ne manquent pas en ce qui concerne l'identité des agresseurs.

Sur la photo, les menaces anonymes adressées à Dmitri Chevtchenko, coordinateur adjoint de la «Veille écologique du Caucase du Nord». Traduction : «Dehors, les petits copains de Roudomakha. Vous feriez mieux de quitter le pays, Dmitri…»

Cette «Veille écologique du Caucase du Nord» (Environmental Watch of the North Caucasus, EWNC [6]) [angl.] dont sont membres ces défenseurs de la nature est une organisation non gouvernementale qui documente les effets sur l'environnement des chantiers industriels et de construction dans la région. Bien que les autorités n'aient fait aucune déclaration concernant les motifs de cette agression, Roudomakha et ses collègues de l'EWNC sont convaincus [7] qu'elle a été planifiée en représailles après leurs investigations sur la construction illégale d'un chai privé.

L'avocat de Roudomakha, Alexeï Avanessian, soupçonne également que cette agression avait pour but d'empêcher la publication des résultats de leurs travaux. Les autres photos leur ont été dérobées, mais les militants ont pu sauvegarder des images des sites en construction et d'une chapelle.

Acquisition privée sur terrains publics

Au cours d'une expédition écologique dans une forêt domaniale (territoire public), les militants ont découvert un chai en cours de construction, ainsi qu'un bâtiment ressemblant à une chapelle orthodoxe [8], entouré d'une solide clôture. Dans les environs, ils ont aussi trouvé des coupes de bois illégales et un second chantier. La forêt où sont localisés ces chantiers jouxte deux gros vignobles.

Les investigations [9] de l'EWNC ont montré que deux de ces parcelles forestières étaient en réalité louées par diverses sociétés. Le premier site est loué par la société Perspective OOO, soi-disant dans le but d'y pratiquer la chasse. Or selon la loi en vigueur, une licence de chasse n'autorise pas à construire sur un terrain. Le propriétaire de «Perspective OOO», un certain Pavel Ezoubov, est un partenaire commercial de longue date de l'oligarque russe Oleg Deripaksa. C'est aussi le fils du député du kraï [région administrative] de Krasnodar.

Chapelle forestière érigée illégalement dans le kraï de Krasnodar, Russie. Photo: Viktor Tchirkov, «Veille écologique du Caucase du Nord» (2017).

La seconde parcelle est un terrain de 20 hectares, où a été construite la chapelle mentionnée plus haut. Le locataire, Axis Investissements SA, est justement le propriétaire des vignobles voisins. Le cadastre mentionne son fondateur et directeur exécutif, l'avocat Alexeï Tot.

D'après plusieurs articles de la “Novaïa Gazeta [10]“, Tot est un partenaire d'affaires d'un camarade de classe de Poutine, le juriste pétersbourgeois Nikolaï Egorov. Au total, ces deux chantiers ont l'apparence d'une future cave privée que l'on peut imaginer destinée à des personnalités haut placées.

Juste après l'agression, une pétition [11] a été mise en ligne sur le site Change.org pour exiger une enquête sérieuse sur ces violences. Fin avril 2018, la pétition avait recueilli plus de 120.000 signatures. Les organisations écologiques et de défense de l'environnement de toute l'Europe ont adressé une lettre officielle contenant les mêmes requêtes au ministère de l'Intérieur russe, au parquet et au FSB.

A une question posée sur le forum citoyen UE-Russie, le Département d'enquête du kraï de Kasnodar a répondu [12] que «cette enquête fait l'objet d'une attention spéciale».

Un long combat pour la liste blanche

Pendant des années, ses investigations sur les violations de la législation écologique ont valu à l'EWNC des pressions constantes de la part d'hommes d'affaires et de fonctionnaires. Au moment de l'agression, l'ONG était engagée dans un combat pour sortir du registre russe des associations qualifiées d'«agents de l'étranger».

L'EWNC est basée en Russie, elle a pour collaborateurs uniquement des ressortissants russes. Depuis l'année 2014, juste après le vote de la loi russe sur les «agents de l'étranger», l'organisation a cessé de recevoir des financements de sources étrangères, et ses fonds viennent désormais exclusivement de Russie. Ce qui ne l'a pas empêchée d'être mise sur liste noire et, soupçonnée d'être toujours sponsorisée par des fonds étrangers, d'atterrir en 2016 sur le fameux registre.

L'étiquette «agent de l'étranger» suffit à elle seule à faire d'une association la cible d'un harcèlement de la part des autorités, des médias officiels et des organisations sociales pro-gouvernementales. Toutes les ONG enregistrées comme «agents de l'étranger» sont obligées de présenter leurs comptes tous les trois mois au ministère de la Justice, au lieu d'un rapport annuel. Elles vivent en permanence sous une épée de Damoclès : menace de nouvelles amendes, obligation de faire tous les ans un coûteux audit, et aussi de faire figurer sur toutes leurs publications, papier et web, la mention «agent de l'étranger». Ce qui ne peut que les stigmatiser, car la société russe est encline à considérer ces «agents de l'étranger» comme des espions.

L'association EWNC a fait appel de cette décision en justice, mais elle a perdu et s'est tournée vers l'instance supérieure. Le groupe réclamait aussi l'annulation des amendes reçues par l'ONG et son directeur pour ne pas s'être inscrits d'eux-mêmes à ce registre.

En septembre 2017, les collaborateurs de l'EWNC ont adressé au ministère de la Justice une requête officielle pour faire retirer l'ONG de la liste des «agents de l'étranger». La date limite fixée pour la réponse a expiré le 9 janvier 2018 sans que les fonctionnaires aient réagi.

Peu de temps après pourtant, après vérifications détaillées de l'activité du groupe, le ministère de la Justice a retiré l'EWNC de la liste des «agents de l'étranger».

La procédure de retrait a été effectuée dans le plus grand secret : les membres de l’association n'ont reçu ni lettre, ni avis officiel, ni aucun commentaire de la part de l'administration. Le nom du groupe a simplement disparu du registre en ligne. La confirmation officielle n'est venue [13] que le 18 janvier 2018.

La notification soulignait que les résultats de la première inspection du ministère de la Justice, en 2016 (après laquelle l'EWNC s'est retrouvée «agent de l’étranger») étaient erronés : l'organisation ne recevait alors pas de financement de l'étranger et il n'y avait aucune raison qu'elle figure dans le registre.

Bien que le ministère de la Justice n'ait pas trouvé trace de fonds étrangers, l'administration a classé comme «activité politique» plusieurs projets de l'association. Les bureaucrates se référaient en particulier à une intervention de Chevtchenko pendant la manifestation anticorruption du 12 juin 2017.

La manifestation faisait partie des actions de protestation organisées par les partisans du leader de l'opposition Alexeï Navalny dans plusieurs villes russes. «J'ai répété trois fois au cours de mon intervention que je ne prenais pas la parole au nom de l'EWNC, et je dispose d'un enregistrement vidéo de ces paroles, mais le ministère a tout de même considéré qu'il s'agissait d'une activité politique de l'EWNC», raconte Chevtchenko. L'EWNC envisage de porter plainte dans ce dossier précis, car à l'avenir cela peut causer le retour de l'association sur la liste noire.

Selon Dmitri Chevtchenko, en fin de compte toutes les amendes ont été annulées, sauf une : celle frappant personnellement Andreï Roudomkha à hauteur de 100.000 roubles [env. 1.350 euros].

Malgré ces nombreuses réserves, le groupe considère ce jugement comme une victoire. «Ce n'est bien sûr pas la dernière campagne contre nous. Je suis sûr qu'il y aura d’autres tentatives pour nous faire taire, mais dans cette guerre particulière qui s'est déchaînée contre nous, c'est nous qui avons gagné», — a déclaré Roudomakha à un média local [14].

Des raisons d'être inquiets

La «guerre» contre l'EWNC durait depuis l'année 2014, et les leaders du groupe s'attendent à ce qu'elle se prolonge, malgré son récent retrait de la liste noire.

Le vice-président de l'association pense qu'il s'agit d'une «simple formalité». A son avis, le ministère de la Justice laisserait volontiers l'EWNC en liste noire s'il trouvait le moindre prétexte pour le faire. «Nous avons été retirés du registre parce qu'à l'automne, nous avons déposé une plainte en ayant de bonnes raisons pour cela», explique Dmitri. A l'époque où l'EWNC était sur liste noire, l'association n'avait perçu aucun financement étranger pendant toute la durée de l'enquête.

Ce ne sont que quelques-uns des problèmes auxquels «la Veille» se heurte depuis ces dernières années.

L'association a pour la première fois attiré l'attention des autorités quand elle a découvert une série de graves violations pendant les travaux de construction pour les Jeux olympiques de Sotchi, en 2014. Les pouvoirs locaux avaient alors essayé [15] [bulg.] de faire fermer l'EWNC, ce qui avait provoqué un tollé de la part du milieu écologiste, aussi bien russe qu'international. Les «Verts» européens, les organisations de défense de l'environnement et des droits de l'homme de divers pays avaient multiplié les déclarations officielles pour exiger que les autorités russes cessent leurs pressions sur les écologistes indépendants. BlueLink Foundation [réseau d'ONG bulgares] s'était jointe à cette campagne.

Evgueni Vitichko, membre du conseil de l'EWNC, a passé deux ans en prison [16] [angl.], empêtré dans les accusations que lui ont valu son activisme lors des Jeux olympiques de Sotchi et des «propos obscènes» tenus dans un lieu public (à un arrêt d'autobus).

Le même genre d'accusation a obligé Suren Gazarian, l'un des membres les plus éminents de l'EWNC, à quitter la Russie [17] et à demander l’asile politique en Estonie.

En avril 2017, lors d'une inspection surprise au bureau de l'organisation, d'importants documents se sont volatilisés. En septembre 2016, des inconnus masqués ont violemment attaqué des pompiers volontaires de l'EWNC et de Greenpeace-Russia à Krasnodar, blessant sérieusement deux d'entre eux.

A l'heure actuelle, la police n'a pas mené d'investigations approfondies sur les faits relatés plus hauts. Aucun des agresseurs n'a été retrouvé, interpellé ou jugé.