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La verbalisation du harcèlement de rue est-elle une réelle avancée pour les femmes françaises ?

Catégories: Europe de l'ouest, France, Droits humains, Femmes et genre, Médias citoyens
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Photo de Magnus Franklin publiée [1] sur Flickr sous licence CC BY-NC 2.0 [2].

Le mercredi 1er août dernier, le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes a été adopté définitivement par l'Assemblée Nationale, à l'unanimité des votants.

L’une des mesures phare de la loi [3], portée par la secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes Marlène Schiappa, est de créer une contravention contre le harcèlement de rue, ou « outrage sexiste », défini ainsi [3] :

Imposer à une personne tout propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit créé à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante (Art. 621-1.-I.)

Les « outrages sexistes » sont désormais passibles d’une amende de 4e classe, allant de 90 euros en paiement immédiat à 750 euros, et même de 5e classe (jusqu’à 3 000 euros) en cas de récidive ou de circonstances aggravantes. Ces faits sont à différencier du harcèlement sexuel, passible en France de deux ans de prison et 30 000 euros d’amende.

A l'étranger, l’adoption de la loi en France largement applaudie

Aux États-Unis, le groupe WomenForJustice appelle au vote d'une loi similaire :

Il nous faut une loi comme ça !

Le média anglophone AJ+, succursale d'Al Jazeera, fait part de son soutien à la loi à l'aide d'un gif éloquent :

Une nouvelle loi en France punit les sifflements et le harcèlement de rue d'une amende [pouvant aller jusqu'à] 870 dollars en paiement immédiat.

[gif: une femme s'exclame « Yassss [Ouiiiii] » en claquant des doigts]

Au Royaume-Uni, la journaliste et correspondante de The Guardian en Écosse Libby Brooks se félicite de l'adoption de la loi et déplore l'attitude de la police britannique vis-à-vis des violences sexuelles et sexistes :

La nouvelle loi française qui bannit le harcèlement de rue place la barre haut. Dommage que la police ait choisi de ne pas enregistrer les crimes haineux à l'encontre des femmes plus tôt ce mois-ci, mais il est peut-être encore temps pour Westminster d'agir ?

La journaliste pakistanaise et fondatrice de l'initiative féministe Laraka Larki [12], Manal Faheem Khan, appelle à la création d'une loi similaire au Pakistan :

La France vient d'adopter une loi qui punit les harceleurs de rue d'une amende payable immédiatement pouvant aller jusqu'à 870 dollars ! Pourrait-on avoir la même chose au Pakistan s'il vous plaît ? Pourquoi le harcèlement de rue n'est-il pas un crime ici ?

Même son de cloche sur le média en ligne indépendant chilien El Desconcierto :

Et au Chili c'est pour quand ? La France adopte une loi contre le harcèlement de rue alors que la vidéo d'un agression contre une universitaire fait le tour du Net

Au Mexique, le média Nación321 envie cette nouvelle législation à la France :

La loi contre le harcèlement que nous devrions copier à la France

En France, une loi remise en question de toutes parts

Pourtant dans l'Hexagone, de nombreuses voix se sont élevées dès la présentation du projet de loi afin d'en pointer les manquements et de dénoncer des effets d’annonce de la part du gouvernement d'Emmanuel Macron.

Dans l'émission radio de fact-checking Vrai-Faux d’Europe1, la journaliste Géraldine Woessner évoque [20] l'inefficacité de lois similaires adoptées par d'autres pays européens :

Plusieurs pays ont mis en place des lois contre le harcèlement de rue, et les bilans ne sont pas glorieux. Au Portugal, où la loi est en place depuis 2015, les signalements sont nombreux, mais il n’y a eu à ce jour, selon la presse portugaise, aucune condamnation. On recense 31 amendes infligées dans l’année en Finlande, sur 550 affaires, et en Belgique, 3 seulement depuis que la loi est en place (2014). […] selon les policiers belges que nous avons contactés, la loi est dure à appliquer : il n’y a jamais de flagrant délit (les gens se retiennent quand la police est là), et le temps que la victime trouve une patrouille, que cette patrouille arrive : soit les auteurs sont partis, soit ils nient.

Du côté de la police, on remet en cause l'applicabilité d'une telle loi. Dans un entretien [21] avec Le Figaro - média plutôt marqué à droite – la fonctionnaire de police et déléguée syndicale Linda Kebbab fait entendre le point de vue [21] des forces de l'ordre à la veille de l'adoption de la loi :

En matière d'outrage sexiste, il est peu probable que les policiers déjà submergés – allons-nous devoir rallonger leurs journées? – puissent rester planqués au coin d'une rue ou patrouiller à pied dans l'attente de constater, et ce dans le plus grand des hasards, un outrage sexiste en flagrant délit. Croire qu'on pourra mettre en place une police du flagrant délit pour ce genre de contraventions est totalement utopique.

Le magazine féministe en ligne Madmoizelle.com souligne [22] pour sa part que les policiers font parfois partie du problème, comme le prouvent de nombreux témoignages publiés sur le Tumblr Paye Ta Police. [23]

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Capture d'écran d'un témoignage anonyme publié [24] sur le Tumblr Paye ta police

Les manquements du projet de loi dénoncés dès l'ouverture des débats

Lors de la discussion du projet de loi en septembre 2017, un article [25] de L'Obs relayait les inquiétudes d'Anaïs Bourdet, fondatrice de Paye Ta Shnek [26] (page Facebook qui recense des témoignages de femmes harcelées) :

  • Le problème de la preuve :

La militante fait remarquer qu'aujourd'hui les femmes qui se plaignent au commissariat font déjà face à cette question. Comment prouver qu'elles ont été harcelées ?

  • Confrontation victime/harceleur

Les militantes craignent qu'on confronte les victimes à leurs agresseurs, avant de relâcher tout le monde dans la rue, exposant ainsi les victimes à une vengeance possible.

  • Délit de faciès

« Le risque, c'est que ce soient toujours des hommes non blancs qui soient stigmatisés. »

  • Former les forces de l'ordre

Quinze chercheuses et chercheurs se sont également positionnés contre la pénalisation du harcèlement de rue dans une tribune [27] publiée sur Libération :

[…] en France, les insultes, le harcèlement et les atteintes physiques et sexuelles sont déjà considérés comme des infractions. Pourquoi alors créer une infraction spécifique quand il suffirait de former les acteurs de terrain pour les amener à changer leurs pratiques ? Alors que la chaîne pénale a déjà du mal à prendre en compte les crimes de viol et d’agressions sexuelles, mieux vaudrait développer la formation des personnels de police, des juges et des avocats pour expliquer les rouages des violences sexuelles et le continuum existant entre toutes ces formes de violence, dans tous les espaces sociaux.

On peut donc légitimement se poser la question de la volonté de pénaliser, alors même que les coupes budgétaires drastiques de ce gouvernement affecteront les associations féministes de promotion des droits des femmes, et notamment celles qui se trouvent au cœur des dispositifs de lutte contre les violences de genre.

Suite à l'adoption du texte au début du mois d'août, l'association Stop harcèlement de rue déplore [28]dans un communiqué une occasion manquée de réellement faire reculer le harcèlement de rue :

En ce qui concerne le harcèlement de rue, nous avions dénoncé depuis la présentation de ce projet le faux-semblant et l’inopérance de la verbalisation, et appelé à une politique de prévention, d’éducation et de formation visant à rendre l’espace public aux femmes. Nous étions sur ce point aligné.e.s avec l’ensemble des associations et autres experts du sujet, mais la Secrétaire d’État, appuyée par sa majorité parlementaire, n’en a tenu quasiment aucun compte, et est même revenue en arrière sur des améliorations amenées par le Sénat, notamment la requalification de l’outrage sexiste en délit, qui aurait au moins permis le dépôt de plainte a posteriori pour ce fait.

Des craintes que cette loi cible en priorité les personnes racisées

Dans un article [29] publié sur Slate, la journaliste américaine Christina Cauterucci alerte sur le danger du délit de faciès :

In France, as in the U.S., police forces have brutalized and killed black men with impunity, making communities of color wary of giving officers of the law more reasons to make arrests. In all likelihood, police officers and prosecutors will disproportionately enforce any street-harassment law against men of color, as they do with every other civil and criminal offense. And they could easily use such a law as pretext for stepping up surveillance and policing of already-marginalized communities.

En France, comme aux États-Unis, les forces de police ont brutalisé et tué des hommes noirs en toute impunité, rendant les communautés de couleur hésitantes à donner aux représentants de l'ordre davantage de raisons de procéder à des arrestations. Selon toute vraisemblance, les policiers et les procureurs appliqueront n'importe quelle loi pénalisant le harcèlement de rue de façon disproportionnée à l'encontre des hommes racisés, comme ils le font déjà pour tous les délits et crimes. Et ils pourraient facilement utiliser une telle loi comme un prétexte pour renforcer la surveillance et les contrôles de communautés déjà marginalisées.

Ce raisonnement fait écho au positionnement de l'association féministe Lallab, dont le but est de faire entendre les voix des femmes musulmanes en France, cibles d’une double oppression raciste et sexiste. En octobre 2017, alors que la loi portée par Marlène Schiappa était débattue, Lallab publiait un article intitulé « 8 raisons de s’opposer à la pénalisation du harcèlement de rue [30] », dans lequel l'association évoque entre autres le manque de formation des agents de police, la difficulté de prouver les faits de harcèlement et le risque de renforcer le délit de faciès :

Le harcèlement de rue, bien qu’étant le fait d’hommes de toutes catégories sociales et de toutes origines, est largement et abusivement associé à une population d’hommes de classe populaire et/ou racisés – or, ceux-ci sont déjà fortement criminalisés, surveillés et brutalisés par la police. Nous imaginons aisément que le déploiement de 10 000 agent·e·s supplémentaires ne se fera pas dans le 16ème arrondissement de Paris, mais dans les quartiers populaires, pour ainsi renforcer la surveillance policière sur les populations qui y habitent. […] Refusons que le féminisme soit instrumentalisé pour renforcer les dérives racistes et sécuritaires de l’État français.

Le groupe de réflexion Queer & Trans Révolutionnaires (QTR) et le collectif afroféministe Mwasi s'étaient également opposés à l'idée d'une loi pour pénaliser le harcèlement sexiste dans la rue dans un communiqué [31] publié sur Mediapart :

Les témoignages de femmes dont la police refuse ou décourage les plaintes pour viol sont nombreux, et dans l’expression de sa brutalité, envers les femmes comme les hommes, la police manifeste, en plus de son caractère éminemment raciste, sa dimension profondément sexiste, homophobe et transphobe. C’est donc cette police qui sera en charge de pénaliser le harcèlement de rue ? Quelles catégories sociales de femmes verront alors leurs plaintes entendues ? Contre quelles catégories sociales d’hommes ? Il n’est pas sûr qu’une femme noire migrante puisse faire appel à la police pour que soit pénalisé le harcèlement d’un homme français, blanc, de classe supérieure dans l’espace public.

Au-delà du harcèlement, une loi problématique sur de nombreux aspects

Si la section sur la verbalisation du harcèlement de rue a focalisé le plus d’attention, la loi comprend d’autres mesures — notamment sur les infractions sexuelle sur mineurs ou les délais de prescription des crimes de viol — loin de remporter l’adhésion des groupes féministes.

Sur Twitter, le Groupe F, qui lutte contre les violences sexistes et sexuelles, liste les grands absents de la loi :

Dans un communiqué [35] publié sur leur site, intitulé « Déception », le Groupe F fait part de leur verdict sans appel :

Nous attendions beaucoup de ce texte qui sera sans doute la seule loi du quinquennat d’Emmanuel Macron sur ce sujet. […] Raté. Le texte de loi, accompagné d’un grand renfort de communication, se révèle bien pauvre. Son impact sur nos vies sera minime, voire nul.

La Fondation des femmes renchérit :

En attendant de voir si les inquiétudes exprimées à la fois par associations féministes et intersectionnelles, universitaires, journalistes et militant·e·s se confirment, le mouvement #NousToutes [38] s'organise sur les réseaux sociaux et prévoit d'organiser une « déferlante féministe » le 24 novembre 2018, veille de la journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes.