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Comment le nationalisme a œuvré à la préservation du patrimoine chrétien orthodoxe au temps de l'URSS

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Biélorussie, Russie, Ukraine, Arts et Culture, Censure, Histoire, Liberté d'expression, Médias citoyens

Signées Andreï Roublev et Daniil Tcherny, les icônes pascales «La Descente aux enfers [1] et «L'Assomption» [2] (1408-1410),galerie Tretiakov [3], Moscou. Photos en accès libre sur Wikipedia.

Le régime communiste n'a pas uniquement été préjudiciable à l'art religieux lié à la culture orthodoxe, comme en témoignent trois chefs-d'œuvre qui ont trouvé une nouvelle vie sur internet.

Selon une idée fausse très répandue en Occident, les partis communistes au pouvoir dans les pays de l'Est dans la seconde moitié du XXe siècle auraient imposé l'athéisme à toute la population. En fait, la réalité était beaucoup plus complexe, et le pouvoir soviétique ne se montrait pas forcément hostile aux institutions religieuses, du moment qu'elles ne remettaient pas en cause le parti au pouvoir.

Par exemple, tout en promouvant une idéologie laïque et en nationalisant les biens du clergé, les partis communistes européens exigeaient en général seulement de leurs propres membres qu'ils adoptent un point de vue athéiste, en échange d'un accès à de nombreux privilèges et aux rangs de l'élite dirigeante.

Parce qu'elle considérait l'institution religieuse comme une partie inaliénable de l'ancienne Russie impériale, l'une des premières préoccupations de l'Union soviétique [4] a été d'instaurer l'athéisme au niveau national. Ce qui n'a pas empêché Staline, désireux de s'assurer le soutien de l'Eglise orthodoxe pour susciter le sentiment patriotique contre l'agresseur nazi, de mettre un terme en 1941 à sa politique de répression qui visait les croyants depuis 1926 [5]. Il en est résulté dans la société russe un renouveau de la vie religieuse, mais aussi de l'influence de l'Eglise.

Après la Seconde Guerre mondiale, la plupart des régimes communistes d'Europe centrale et de l'Est ont réussi à pacifier leurs Eglises orthodoxes, bien souvent en infiltrant des agents secrets dans les rangs de la hiérarchie ecclésiastique. Ces régimes cultivaient parallèlement une forme modérée de nationalisme, laquelle reconnaissait le rôle historique de l'Eglise dans le processus d'édification de la nation.

(L'Albanie d'Enver Hoxha [6] a fait exception de 1946 à 1992, le dictateur ayant mené jusqu'à sa mort, en 1985, une violente campagne pour éradiquer la vie religieuse en fermant tous les lieux de culte, dans le but de fonder «la première nation athée dans le monde».)

L'art religieux redéfini sur de nouvelles bases idéologiques

Des œuvres d'art religieux de très grande valeur esthétique se sont vues pour ainsi dire nationalisées, c'est-à-dire déclarées trésor national et gérées par l'Etat. Les églises et les mosquées ont ainsi été transformées en musées, et la musique religieuse réinterprétée dans le cadre du patrimoine culturel classique.

Par exemple, à la veille de Pâques cette année, plus de trois millions de personnes ont visionné sur YouTube [7] et partagé sur la Toile un enregistrement datant de 1986 [8] [en] de «l'Hymne des chérubins» de Tchaïkovski, interprété par l'Orchestre de chambre du ministère de la Culture soviétique (dont le chœur a été en activité de 1971 à 1991).

Mais pour la plupart des régimes communistes, c'est l'architecture et l'art figuratif qui étaient, plus que tout autre art religieux, considérés comme des motifs de fierté patriotique.

C'est ce qui a permis la naissance de chefs-d'œuvre tels qu’«Andreï Roublev» [9]. Ce film dramatique [10] historique tourné en 1966 par le cinéaste Andreï Tarkovski s'inspire de la vie du peintre russe du XVe siècle Andreï Roublev [11].

Mais le film ne fait pas que relater la vie de l'artiste, il traite de problèmes tels que la corruption et la trahison des classes dirigeantes, en les opposant à l'endurance dont le peuple a fait preuve lors des invasions étrangères. Le film aurait été censuré pour excès de violence, notamment pour des scènes de cruauté envers les animaux et de chevaux agonisant devant la caméra. Bien que le film ait été primé à l'international, les autorités soviétiques en ont différé la projection dans le pays. Tarkovski, lui, affirme [12] [en] avoir eu le «final cut». Il dit avoir choisi de couper des scènes trop longues et «de moindre importance», pour arriver à une durée totale de trois heures et quinze minutes.

En 2011, les studios Mosfilm ont mis «Andreï Roublev» en ligne sur YouTube en accès libre et gratuit dans le cadre d'une collection de grands classiques du cinéma russe [13] [en].

Ce film d'Andreï Tarkovski est disponible sur YouTube [NdT toutefois pas dans tous les pays] en deux parties, sous-titré en anglais, français, allemand, italien, portugais, espagnol et turc .
«Andreï Roublev», première partie. [14]
«Andreï Roublev», seconde partie. [15]

Troisième exemple, un mix de tradition et d'innovation. Il s'agit d'un film d’animation sorti en 1971, «La Bataille de Kerjenets» [16], réalisé par Ivan Ivanov-Vano et Youri Norstein et inspiré par un poème symphonique de Nikolaï Rimski-Korsakov [17]. L'animation utilise des fresques et des icônes d'une période allant du XIVe au XVIe siècle. Les fresques murales des églises ont été animées en deux dimensions avec la méthode utilisée pour les marionnettes.

On peut là encore y voir le reflet de thèmes patriotiques tels que la résistance et la lutte contre un joug étranger (soit les Pétchénègues, [18]soit Napoléon [19], soit Hitler). En l'occurrence, il s'agit de l'invasion de la [20]Rus’ [21] par les Tatars mongols au XIIIème siècle (le pays allait rester sous leur joug jusqu'en 1480), et aussi de la légende de la ville de Kitèje [22], qui fut mystérieusement engloutie par les eaux alors que des troupes ennemies l'attaquaient.

Pour éveiller des sentiments patriotiques, il est fait appel à l'imagerie religieuse. C'est dans ce but, par exemple, que la Vierge Marie avec l'enfant Jésus dans les bras est représentée à côté des défenseurs de la Russie. Ce film d'animation a été plusieurs fois primé à différents festivals, principalement en Europe centrale et en Europe de l’Est.

Les tendances des dernières années au service de la recherche

Il n'y a pas qu'en Occident que l'on s'imagine à tort que la religion était strictement interdite dans les pays du bloc communiste. Après la chute du communisme, dans les années 80 du siècle dernier, cette idée faisait partie, dans la plupart des pays post-communistes, d'une doctrine popularisée par la droite. La montée de l'influence politique du clergé dans ces sociétés a conduit à l’interdiction pour les historiens et les journalistes de formuler l'hypothèse de l'existence, dans les systèmes précédents, d'un accord entre instances gouvernementales et cléricales.

Bien que l'idéologie des régimes communistes ait réellement à un niveau ou un autre opprimé la liberté religieuse, les mesures prises par les gouvernements pour mettre en oeuvre cette politique ne se sont pas distinguées par leur cohérence. Dans les faits, les décisions résultaient de conclusions rationnelles sur ce qui pouvait les aider à se maintenir au pouvoir. Les mêmes procédés qui mettent la démocratie en danger dans le monde entier sont employés par les populistes d'aujourd'hui, et la plupart d'entre eux ne se soucient même pas de populariser les chefs-d'oeuvre artistiques des églises.

Au lieu de peindre de peindre un tableau en noir et blanc opposant «l'oppresseur» et «l'opprimé», il est crucial, si l'on veut comprendre les mécanismes de l'autoritarisme, d'étudier en détail la relation complexe entre l'État communiste et l'Église.