Les Russes exposés à des poursuites judiciaires s'ils partagent des mèmes sur les réseaux sociaux, du fait des lois anti-extrémistes

Méta-mème circulant sur les réseaux sociaux russes. Un flic regardant un mème : «C'est un article du code pénal?»

Sauf mention, les liens de cet article renvoient vers des pages en russe.

Imaginez-vous sur internet en train de repérer un mème amusant sur la série «Game of Thrones»: la résurrection d'un des héros principaux, John Snow, y est comparée à celle du Christ. En souriant à part vous, vous partagez le mème sur votre page Facebook et n'y pensez plus.

Quelques jours plus tard, la police fait irruption dans votre appartement et vous accuse d'extrémisme. En plus des années de prison qui vous attendent, vos comptes en banque sont bloqués.

Bienvenue dans la réalité à laquelle sont confrontés les utilisateurs (qui ne se doutent de rien) des réseaux sociaux sur tout le territoire russe, alors que les autorités intensifient leurs campagnes contre l’extrémisme en ligne.

Bien que les poursuites judiciaires pour des publications en ligne n'aient rien de nouveau [en anglais] en Russie, ce nouveau round attire l'attention parce que la grande majorité des accusations est basée exclusivement sur des mèmes. Daniil Markin, un jeune homme de 19 ans vivant à Barnaoul, est poursuivi en vertu de l'article 148 du Code pénal russe pour «offense aux sentiments des croyants». L'offense est constituée par une série de mèmes à thématique religieuse que Daniil a partagés – parmi lesquels le mème avec John Snow évoqué plus haut.

En conséquence, le jeune homme a été fiché au niveau national comme extrémiste, et son compte bancaire bloqué. Dans un entretien avec le média «Meduza», Markine déclare ceci:

Я считаю, что для определённого процента людей это могло показаться оскорбительным, но не настолько, чтобы заводить уголовное дело.

Je conçois que cela puisse être offensant pour certaines personnes, mais pas au point de porter plainte.

Rien qu'à Barnaoul même, Markine n'est pas le seul dans cette situation. Dans un tweet du 23 juin, une autre habitante de la ville, Maria Motouznaïa, raconte qu'un groupe de policiers est arrivé chez elle avec un mandat de perquisition. Ils ont interrogé la jeune fille sur des mèmes qu'elle avait postés (certains étaient racistes, d'autres constituaient une offense au sentiment religieux), et ont confisqué son téléphone portable.

Mlle Motouznaïa a tout d'abord voulu en rire, mais les policiers lui ont parlé sur le même ton qu'à une autre femme qui croyait elle aussi à une blague, et s'est retrouvée en détention pour trois ans. Ils ont ensuite notifié à la jeune fille une accusation d'extrémisme fondée sur l'article 283 du Code pénal russe.

Si les mèmes partagés par D. Markine et M. Motouznaïa pouvaient certes offenser le sentiment religieux, ils ne représentaient pas une menace directe, n'appelaient pas à la violence ni ne promouvaient l'extrémisme ou autre idéologie agressive. La Toile russe est pleine de ce genre de mèmes. Qu'est-ce qui a motivé l’action des pouvoirs publics ? Et comment ont-ils fait pour identifier si vite D. Markine et M. Motouznaïa?

Les deux affaires ont commencé par des déclarations d'une poignée d'étudiants de l'université locale. C'est pourquoi Markine soupçonne qu'il y a autre chose derrière son inculpation.

Оперативники обнаруживают меня каким-либо образом, предлагают студенткам написать заявления за определенные «плюшки» на учебе или даже финансовую помощь.

Les forces de l'ordre m'ont trouvé je ne sais comment, et ont suggéré aux étudiants de faire des dépositions contre un coup de pouce dans leurs études, et même une aide financière.

Une situation qui ressemble à une coïncidence, mais pas si l'on y regarde de plus près. La pression sur la police russe (notamment quant à sa mission d'éradiquer l’extrémisme) a mené à de nombreux cas où les autorités choisissent une cible puis trouvent ensuite de quoi justifier une accusation.

Mlle Motouznaïa s'est elle aussi demandé pendant son interrogatoire s'i n'y avait pas un motif caché. Il lui est arrivé de rédiger quelques posts au sujet d'Alexeï Navalny, figure de l'opposition russe, qui s'est fait connaître pour ses campagnes contre la corruption. Mais on ne sait pas si cela a un rapport quelconque avec son interpellation.

La théorie du «mème=prétexte», cependant, semble de plus en plus crédible. Récemment encore, une journaliste de Touva a été arrêtée suite à la publication en 2014 de deux articles accompagnés de photos d'Adolphe Hitler et des Jeunesses hitlériennes. La journaliste avait un passé de militante et avait travaillé sur des questions ayant trait à la qualité de vie dans sa ville, et était par ailleurs la directrice de campagne de Ksénia Sobtchak, candidate de l'opposition libérale à l’élection présidentielle de 2018.

Comment réagissent les principaux détenteurs des réseaux sociaux ?

Les grandes sociétés de médias sociaux jouent aussi un rôle central dans l'identification des mèmes et de ceux qui les publient. «VKontakte», l'un des deux réseaux sociaux les plus populaires en Russie, est sous le feu des critiques pour avoir aidé les autorités à localiser ses utilisateurs et volontairement divulgué leurs données personnelles. Selon les lois russes, l'administration des réseaux sociaux a l'obligation de collecter et de stocker les données personnelles des utilisateurs durant six mois, et de fournir un accès à ces données aux autorités sur leur demande. Depuis des années, «VKontakte» ne montre que trop de zèle à satisfaire ces exigences.

Devant l'avalanche récente d'articles négatifs sur des arrestations d'utilisateurs, le géant Mail.Ru, propriétaire de «VKontakte», s'est fendu d'une déclaration condamnant cette pratique qui consiste à emprisonner les gens pour des mèmes. Les observateurs n'ont pas manqué de relever l'hypocrisie de Mail.Ru.

Comme le déclare «Mediazona», publication en ligne indépendante qui travaille principalement sur les violences policières et les procès politiques :

VK (le principal auxiliaire [de la police] dans les procédures pour des republications) prend position contre les procédures pour des republications.

Les autorités considèrent ces arrestations comme un progrès : plus il y en a, mieux c'est

Pourquoi Barnaoul est-il devenu l'épicentre de ce genre d'affaires? Le Bureau régional de la Commission d'enquête de Russie, l'organe principal d'enquête de la Fédération de Russie, mène depuis 2016 une campagne pour prévenir l'extrémisme en ligne parmi les jeunes. Selon les rapports des spécialistes des droits de l'homme, environ 5 000 personnes ont été arrêtées pour avoir diffusé des contenus prétendument «extrémistes».

En juin 2018, les autorités ont sorti un clip vidéo en vue d'expliquer les actions déployés pour lutter contre l'extrémisme en ligne. Le clip définit un comportement extrémiste comme, entre autres choses, tout ce qui peut attiser le séparatisme, les dissensions religieuses ou la haine de l'autre sur fond de différences ethniques ou religieuses.

La vidéo s'achève sur cette adresse:

Ведь человечество — это содружество разных культур, каждая из которых интересна и духовно богата. Нет плохих или хороших, мы — единое целое.

Car l'humanité, c'est une communauté de différentes cultures, dont chacune a son intérêt et sa richesse spirituelle. Il n'y en a pas de bonne ou de mauvaise, ensemble nous formons un tout.

En soi, l'intention pourrait être louable. Mais pourquoi cet intérêt soudain pour les posts contenant des mèmes? Ilya Chelepine, correspondant de la chaîne indépendante «Dojd», explique cela ainsi:

Бюрократия.

Два года назад в Алтайском крае зарегистрировали экстремистских преступлений на 10% меньше, чем следовало. 26 вместо 29. В результате «край оказался в немногочисленной группе регионов, показавших отрицательную статистику по выявлению преступлений».

Просрали цифры, получили нагоняй от федерального министерства — и ух, как взялись за работенку. Ни одной картинки с патриархом и Игрой престолов не пропускают, на всё заводят дела.

И в 2017 году край показал резкий рост «выявленных экстремистских преступлений» почти вдвое больше — на 73%. Теперь седьмое место среди регионов России. Есть чем гордиться.

Bureaucratie.
Il y a deux ans, le kraï de l'Altaï a déclaré 10% de délits d'extrémisme de moins que la réalité. 26 au lieu de 29. Résultat, «le kraï s'est retrouvé dans le petit groupe de régions qui affichent un faible taux de criminalité de ce type».
Ils avaient falsifié les chiffres, ils se sont fait passer un savon par le ministère, et là, comment ils se sont mis au boulot ! Ils ne laissent plus passer une seule petite image du patriarche et de Game of Thrones, ils ouvrent tout de suite une enquête.
Et en 2017, le kraï a connu une brusque hausse des cas de «crimes extrémistes», qui ont presque doublé, augmentant de 73%. Le voilà maintenant à la 7e place des régions russes. Il y a de quoi être fier.

Coincé sur le fichier russe des terroristes et de extrémistes

Les conséquences d'une accusation d'«extrémisme» basée sur les articles 282 et 146 du Code pénal de Russie se font sentir longtemps après la fin de la détention. En cas de telles accusations, la personne sera inscrite au le Fichier national des terroristes et des extrémistes, et ce à vie. Une fois inscrite sur cette liste, plus moyen de retirer plus de 10 000 roubles [environ 127 euros] en une fois ni d'utiliser sa carte de crédit.

Ces deux conséquences en génèrent une troisième: les employeurs potentiels ne seront pas pressés de vous embaucher si vous êtes officiellement fiché comme terroriste. Et si jamais ils le font, ils devront lever quantité d'obstacles administratifs, ne serait-ce que pour payer les taxes liées à votre emploi.

C'est pourquoi ceux qui se retrouvent sur cette liste sont souvent condamnés à la pauvreté, déchus de toute perspective de carrière, et même en butte à des problèmes de logement. Qui va accepter de louer, sans même parler d'accorder une hypothèque, à un terroriste ou un extrémiste officiel ?

Comme le dit un avocat spécialiste des droits de l'homme :

Около четверти всех дел, связанных с преследованием «за слова» по экстремистским и террористическим статьям, — это критика власти, пропаганда сепаратизма, критика аннексии Крыма и так далее. 75% остальных дел — это лайки и репосты в соцсетях.

Presque le quart de ces affaires de persécution «pour des paroles» et basées sur les articles de loi concernant l'extrémisme et le terrorisme sont en réalité des critiques du pouvoir, de la propagande séparatiste, des critiques après l'annexion de la Crimée, etc. Les trois quarts restants sont des likes et des reposts sur les réseaux sociaux.

Un mème en lui-même

Avec l'augmentation des procédures judiciaires pour échange de mèmes, l'affaire s'est bien entendu d'elle-même transformée… en mème.

Sur l'illustration ci-dessous, l'internaute utilise le mème «c'est un pigeon?» [en anglais] pour montrer comment les mèmes sont devenus prétextes à poursuites :

[«Moi» sur le visage, «mème» sur le papillon, texte: «C'est un délit?»] C'est à peu près ça.

Un autre a utilisé les héros du film de science-fiction «Interstellar» pour illustrer la situation surréaliste à Barnaoul en jouant sur le voyage stellaire et la distorsion temporelle, les motifs clés du film :

[Arrière-plan: Barnaoul», premier plan «Ici, un mème égale sept ans»]. Via Lepra.

Certains ont choisi une approche encore plus globale. Le célèbre blogueur et utilisateur de Twitter russe Anatoly Kapoustine, pour attirer l'attention sur le fait que les mèmes peuvent conduire en prison, a créé le compte Twitter «Les textes de mème qui t'envoient en prison», à base de vrais mèmes sources d'accusations d'extrémisme et d'affaires qui passent actuellement en jugement.

Kapoustine décrit les mèmes par un texte, en citant des phrases extraites de documents judiciaires pour citer ces mèmes en évitant d'être la cible d'accusations. Voici quelques exemples:

Image N°71: Photo représentant le patriarche Kirill en train de bénir une salle. La photo est accompagnée de ce texte: Le patriarche Kirill apportant au centre du ministère de l'Intérieur un nouvel antivirus pour ordinateur.

Image N°61: image de Staline et Mussolini accompagnée de cette légende : «Le fascisme est la plus terrible idéologie du XXe siècle».

Image N°41: en légende d'une photo d'un homme noir, «Tu n'es qu'un robot, une imitation de la vie. Est-ce qu'un robot peut écrire une symphonie, accomplir un chef-d’œuvre ?». En dessous, un autre personnage avec ce texte «Et en plus t'es un nègre.»

Image N°33: Un homme tenant des baskets avec la légende: «C'est la 300e fois que je le répète: les New Balance [en français] ont été conçues spécialement pour les nationalistes russes !»

L'éventail de thèmes réflété par ces mèmes, qui va de l'ouvertement raciste à la blague innocente, montre que la campagne des pouvoirs publics n'est pas assez ciblée pour s'attaquer de façon vraiment efficace aux menaces et aux appels à la violence sur la plateforme internet.

Même si on prend au pied de la lettre les buts affichés par la campagne contre l'extrémisme, il reste cette question de fond (en Russie comme dans d'autres pays) : quel doit être le rôle des organes d'application de la loi dans l'élimination du contenu indésirable, appelant à la haine, sur les réseaux sociaux ?

Dans le cas de la Russie, où les autorités comptent sur des peines d’emprisonnement disproportionnées et, semble-t-il, sur des conséquences financières sans fin, il devient évident que le refus de VKontakte d'assurer lui-même sa modération nuit à ses utilisateurs. Au lieu de transmettre les données des utilisateurs aux pouvoirs publics qui vont les poursuivre pour des mèmes racistes ou agressifs, l'entreprise doit faire plus activement le suivi des publications et supprimer les contenus qui peuvent être considérés comme offensants, et ce de manière cohérente, transparente et responsable.

Ce ne sera pas facile, mais alors que les débats sur la modération se poursuivent, les alternatives existantes — arrestations ou toxicité larvée — montrent qu'il faut essayer.

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