Les gouvernements africains criminalisent l'expression en ligne, démontrant son pouvoir

Étudiants de l'Université Haromaya, en Éthiopie, faisant le salut anti-gouvernement quasi-officiel. Photographie largement diffusée sur les médias sociaux.

En Afrique, les espaces de libre expression et de contestation en ligne se resserrent, lentement mais sûrement. En termes légaux et économiques, le coût d'élever sa voix augmente rapidement dans tout le continent.

Bien que la plupart des gouvernements soient considérés comme démocratiques car ils organisent des élections multipartites et professent des idéaux participatifs, ils fonctionnent en réalité davantage comme des dictatures et semblent imposer chaque jour de plus en plus de contrôle sur les espaces numériques.

Récemment, le Cameroun, la Tanzanie, l’Ouganda, l’Éthiopie, le Nigeria et le Bénin ont été témoins de coupures d'Internet, d’imposition sur l'utilisation des médias sociaux et des blogs et d’arrestations de journalistes. Des professionnels des médias et des citoyens ont été envoyés en prison pour des accusations allant de la publication de “fausses informations”, l’exposition de secrets d'État au terrorisme.

Lors du Forum sur la liberté numérique en Afrique (FIFAfrica18) qui s'est tenu en septembre 2018 à Accra, au Ghana, un panel de divers pays africains a unanimement déclaré être inquiet que leurs gouvernements ne veuillent contrôler le paysage numérique afin de surveiller leurs citoyens.

Plusieurs pays africains possèdent des lois qui garantissent le droit à la liberté d'expression. Au Nigeria par exemple, la Loi sur la liberté de l'information donne aux citoyens le droit de réclamer des informations à n'importe quelle agence du gouvernement. La section 22 de la Constitution de 1999 affirme la liberté de la presse, et la section 39 maintient que “chacun a droit à la liberté d'expression, y compris la liberté de posséder, de recevoir et d'impartir des idées et des informations sans interférence.”

Pourtant, le Nigeria a passé d'autres lois que les autorités utilisent pour nier les droits ci-dessus.

La section 24 de la Loi sur la cybercriminalité du Nigeria criminalise “quiconque répand des messages qu'il sait faux, dans le but de provoquer mécontentement, inconvénients, danger, obstruction, insultes, blessures, intimidation criminelle, inimitié, haine, rancune ou anxiété inutile à quiconque, ou fait que de tels messages soient envoyés.”

Rendre les lois ambiguës et subjectives avec des termes comme “inconvénients” ou “insultes” inquiète : les gouvernements et leurs agents s'en servent souvent pour inhiber la liberté d'expression.

Qui décide ce qu'est une insulte ? Devrait-on attendre des fonctionnaires qu'ils aient la peau dure ? Dans de nombreuses régions du monde, les citoyens ont le droit de critiquer les fonctionnaires. Pourquoi les Africains n'ont-ils pas le droit d'offenser au titre de la libre expression ?

Ainsi, en 2016 et en 2017, les journalistes et blogueurs nigérians Abubakar Sidiq Usman et Kemi Olunloyo ont chacun été arrêtés pour harcèlement en ligne lié à des enquêtes journalistiques, accusations infondées basées sur la Loi sur la cybercriminalité.

Ne pas souffrir en silence, mais continuer à élever la voix

L'existence même de ces actions en justice montre aux citoyens que leurs voix importent. De l'interdiction tanzanienne de diffuser des informations “fausses, trompeuses, fallacieuses ou inexactes” sur Internet, à l’impôt ougandais sur les médias sociaux dans l'intention de juguler les “commérages”, le bruit de ces plates-formes numériques fait peur aux régimes oppressifs. Dans certains, il les amène même à faire marche arrière.

L'expérience des blogueurs éthiopiens de Zone9 en est un puissant exemple.

En 2014, neuf écrivains éthiopiens ont été emprisonnés et torturés à cause d'un blog collectif dans lequel ils écrivaient sur les violations des droits de l'homme par l'ancien gouvernement éthiopien, et osaient ainsi jeter la vérité au visage des puissants. L'État a qualifié le groupe de “terroristes” pour leur activité sur Internet et les a incarcérés pendant presque dix-huit mois.

Membres de Zone9 : Mahlet (gauche) and Zelalem (droite) se réjouissent de la libération de Befeqadu Hailu (avec l'écharpe) en octobre 2015. Photographie diffusée sur Twitter par Zelalem Kiberet.

Six membres du groupe maintenant libre, Atnaf Berhane, Befeqadu Hailu Techane, Zelalem Kibret, Natnael Feleke Aberra et Abel Wabella, ont fait leur première apparition internationale au Ghana pendant FIFAfrica18. Jomanex Kasaye, qui avait travaillé avec eux avant les arrestations (mais n'avait pas été arrêté) était également présent.

Plusieurs membres de Zone9 ont collaboré avec Global Voices en écrivant et traduisant des articles en amharique. À ce titre, Global Voices avait fait campagne et avait mobilisé la communauté mondiale des droits de l'Homme pour plaider leur cause dès le soir de leur arrestation.

Après des mois de reportages et de campagne sur Twitter, des gouvernements, d'importants chefs de file des droits de l'Homme, ainsi que des centaines de milliers de sympathisants sur Internet ont commencé à condamner les arrestations et les emprisonnements. Un cri puissant s'est élevé des quatre coins du monde pour réclamer au gouvernement éthiopien la libération des blogueurs.

Dans leur intervention à FIFAfrica18, les blogueurs ont affirmé que leur appartenance au réseau de Global Voices leur a donné une visibilité clé pendant leur emprisonnement. Ils ont crédité la campagne de Global Voices de les avoir maintenu en vie.

Le modérateur Berhan Taye a demandé au groupe de raconter leur expérience en prison. Pendant leurs réponses, les lumières sur la scène se sont tamisées, et leurs voix ont rempli la salle d'un pouvoir calme.

Abel Wabella, qui dirigeait le site de Global Voices en amharique, a perdu l’ouïe d'une oreille à cause de la torture qu'il a subie pour avoir refusé de signer une fausse confession.

Atnaf Berhane s'est rappelé comment l'une de ses sessions de torture a duré jusqu'à 2h du matin, pour reprendre après quelques heures de sommeil.

L'un des agents de sécurité qui a arrêté Zelalem Kibret était l'un de ses anciens étudiants, à l'université où il enseignait.

Jomanex Kasaye s'est souvenu de l'agonie mentale de quitter l’Éthiopie avant que ses amis ne soient arrêtés, l'angoisse de l'impuissance, le suspense sans fin et la peur qu'ils ne s'en sortent pas vivants.

Les blogueurs de Zone9 à Addis-Abeba en 2012. De gauche à droite: Endalk, Soleyana, Natnael, Abel, Befeqadu, Mahlet, Zelalem, Atnaf et Jomanex. Avec l'aimable autorisation d'Endalk Chala.

Modestes, les blogueurs de Zone9 déclarent : “Nous ne sommes pas des gens forts ni courageux… Nous sommes seulement heureux d'en avoir inspiré d'autres.”

Pourtant, ils redéfinissent le patriotisme avec leurs paroles et leurs actes : il faut un immense courage pour aimer son pays même après la souffrance que celui-ci leur a fait endurer pour avoir élevé leur voix.

Le journaliste ougandais Charles Onyango-Obbo, qui a également assisté à FIFAfrica18, a partagé un proverbe igbo rendu populaire par l'écrivain nigérian Chinua Achebe :

Since the hunter has learned to shoot without missing, Eneke the bird has also learnt to fly without perching.

Puisque le chasseur a appris à tirer sans manquer, Eneke l'oiseau a aussi appris à voler sans se poser.

Autrement dit, afin de conserver des espaces numériques libres et sûrs, ceux et celles qui sont impliqués dans cette lutte doivent concevoir de nouvelles méthodes.

Les militants qui se trouvent sur le front de la libre expression dans l'Afrique sub-saharienne et partout ailleurs dans le monde ne peuvent pas se permettre de travailler en isolation, ni de se taire par frustration ou défaite. Ce n'est qu'avec force et unité que les espaces numériques pourront continuer de renforcer la démocratie à travers une contestation dynamique.

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