Comment le site d'actualités le plus progressiste de Russie se retrouve du mauvais côté de #MeToo

Ivan Kolpakov, ex-rédacteur en chef de Meduza, a démissionné à la suite d'accusations de harcèlement // Photo de profil d'Ivan Kolpakov sur Facebook

“Ici, il n'y a que toi que je puisse harceler et m'en tirer sans souci.”

Ivan Kolpakov, rédacteur en chef du site de journalisme d'investigation russe Meduza, a prononcé cette phrase tout en mettant la main aux fesses de la femme d'un collègue lors d'une fête du personnel.

Fin octobre 2018, Galina Timchenko, fondatrice et propriétaire de Meduza, a mis en ligne un message sur sa page Facebook expliquant que Kolpakov avait été accusé de s'être comporté de manière déplacée lors d'une fête du personnel et qu'il avait démissionné en attendant les conclusions de l'enquête du comité de direction de Meduza.

Il n'a pas fallu longtemps pour que cette histoire se répande dans l'actualité grâce à des fuites de la rédaction et aux enquêtes menées par d'autres médias, ainsi qu'aux propres communiqués de Meduza sur les réseaux sociaux. L'onde de choc a traversé l'ensemble du secteur du journalisme en Russie.

Meduza est un site d'actualités russophone originaire de la Lettonie voisine où il a été créé par l'ex-équipe de rédaction de Lenta.ru, site d'actualités autrefois indépendant victime de l'OPA hostile d'un éditeur pro-Kremlin en 2014. Une fois installé à proximité de son public cible en Russie mais suffisamment hors de portée de la censure gouvernementale, Meduza est rapidement devenu l'un des organes de presse russes les plus consultés.

Il fait également figure de rare héraut des valeurs progressistes avec ses éditoriaux engagés condamnant le harcèlement sexuel et appelant au boycott médiatique d'un puissant politicien accusé d'attouchements par des femmes journalistes dans les couloirs du parlement russe.

Leonid Sloutski doit démissionner de la Douma.
Un éditorial de Meduza
Il existe bien suffisamment de preuves que Leonid Sloutski, député à la Douma et président du Comité des affaires internationales, a harcelé sexuellement des journalistes parlementaires.
—-
Disponible en anglais : l'éditorial de Meduza appelant à la démission du député Leonid Sloutski. Il est accusé de harcèlement sexuel par plusieurs journalistes.

La réputation progressiste de Meduza a cependant été sérieusement écornée à mesure qu'émergeaient les détails du scandale de harcèlement sexuel et que se répandait la nouvelle de l'incident lors de la fête du personnel. Lorsque le mari de la femme en question, qui travaille lui-même à Meduza en tant que développeur logiciel, s'est plaint à la direction, Kolpakov a présenté ses excuses au couple et quitté ses fonctions de rédacteur en chef… pour deux semaines.

Il reçu un blâme du comité, puis il a été réintégré. Si la direction a jugé son acte déplacé, elle a estimé qu'il ne reflétait pas son comportement habituel et qu'il n'était pas suffisamment grave pour motiver un licenciement définitif.

Les détails sordides ont continué à s'accumuler. L'identité de la femme et de l'homme en question a été révélée en dépit de leur claire réticence à se retrouver au centre d'un scandale public. Lorsque la direction de Meduza a réintégré Kolpakov, le mari de la victime a démissionné de son poste de développeur logiciel en signe de protestation.

Peu après, il a été découvert que Meduza, malgré une ligne éditoriale ouvertement progressiste, n'avait même pas mis en place de politique anti-harcèlement.

Meduza n'a pas sanctionné son rédacteur en chef pour avoir harcelé la femme d'un employé et déclaré qu'il s'en tirerait sans problème. Cet employé a depuis démissionné. Si Meduza veut continuer à se présenter comme le média le plus progressiste de Russie, il y a du travail.

Hallucinant : Meduza publie un questions-réponses intitulé “Mon chef me drague, que faire ?” l'an dernier *sans avoir de politique anti-harcèlement sexuel* dédiée.

Ils ont été quelques-uns à prendre la défense de Meduza et de Kolpakov, arguant que le premier avait fait ses preuves et que le second était un véritable ami et un rédacteur en chef exceptionnel, en dépit de la violence dont il fait preuve envers les femmes.

Certains ont minimisé la gravité de l'incident quand d'autres ont critiqué le mari de la victime pour ne pas avoir su gérer la situation “comme un homme” au lieu de rendre l'affaire publique et causer du tort à son employeur. Le clanisme de ces déclarations a renforcé le sentiment d'indignation général :

La stratégie de communication de l'opposition russe : ignorer le harcèlement parce qu'il est ‘un véritable ami et le meilleur rédacteur en chef du pays’

Les communiqués de Meduza et sa kyrielle de défenseurs ont embrasé les réseaux sociaux, les médias et commentateurs pro-Kremlin se faisant une joie de dénoncer l'hypocrisie de la ligne éditoriale faussement progressiste de Meduza et son incapacité à joindre le geste à la parole.

De nombreuses féministes russes ont rejoint la fronde. L'une d'elles, Nika Vodwood, a déclaré sur Facebook :

Что-ж, Иван Колпаков сказал, что ему «за это ничего не будет» — так и случилось. Мир все то же говно, мудаки все так же без каких-либо последствий домогаются до женщин, и их жалеют, поздравляют и покрывают. Медуза — лицемерное говно, и никакие «прогрессивные» материалы не помогут это отмыть. Очень сочувствую сотрудницам издания и всем женщинам, которые лишний раз увидели, что что-то говорить бесполезно. В общем-то, я испытала это на практике сама, когда до меня домогался начальник (он все ещё начальник, а я уволилась в большой степени из-за этого). Ничего не меняется. Спасибо, Медуза.

Voilà, Ivan Kolpakov a dit qu'il s'en tirerait, et il s'en est tiré. Quel monde de merde : les connards peuvent continuer à harceler les femmes sans conséquence : ils seront confortés, félicités et leurs actes passés sous silence. Meduza n'est qu'une merde hypocrite et aucune ligne éditoriale “progressiste” ne pourra compenser ça. Je suis de tout cœur avec leurs employées et toutes les femmes qui ont compris encore autre chose : dénoncer, ça ne sert à rien. J'ai moi-même subi la même chose au travail quand mon supérieur m'a harcelée (il est toujours en poste et j'ai dû démissionner en grande partie à cause de ça). C'est toujours pareil. Merci Meduza.

La polémique a encore enflé avec l'apparition sur YouTube d'une brève vidéo promotionnelle pour Sol’ (Sel), un magazine de Perm, ville natale de Kolpakov. Elle montre pendant 23 secondes Kolpakov poursuivant des femmes dans la rue en leur levant la jupe. La vidéo a été immédiatement retirée de YouTube en raison de son contenu à caractère sexuel, mais elle a rapidement été remise en ligne sur d'autres réseaux sociaux. Ce qui était sans doute considéré à l'époque comme une bonne idée de publicité virale a ruiné encore un peu plus la réputation de Kolpakov.

Le 8 novembre, le version anglophone de Meduza a mis en ligne un récapitulatif neutre et nuancé des événements, agrémenté de quelques commentaires critiques, suscitant au passage une énième vague de consternation, le célèbre site russe s'étant jusque là muré dans le mutisme quant au scandale de harcèlement en son sein. Le 9 novembre, ce bilan n'avait toujours pas été traduit en russe.

Le fait que Meduza prenne la décision de publier en premier la version anglaise du communiqué, explicitement destinée au nombre relativement réduit de lecteurs étrangers, a largement été considéré comme un manque de respect envers les lecteurs russes. L'absence d'éléments critiques (et de reconnaissance de culpabilité) a également été pointée du doigt.

Meduza a malheureusement oublié de citer sa PDG Galina Timchenko : “Ivan est également le meilleur rédacteur en chef de notre pays. Ceux qui disent n'avoir jamais commis d'erreur ou s'être comportés de manière odieuse ou déplacée ne sont que des menteurs ou des salauds.”

Hey @meduza_en, quelques commentaires via Twitter si ça vous va :
1. Si @kolpakov avait démissionné hier, tout le monde l'aurait félicité pour avoir courageusement pris ses responsabilités.
2. Si Meduza l'avait écarté hier, tout le monde aurait félicité l'entreprise pour son intégrité.
3. Meduza fait fausse route.

Kolpakov a finalement annoncé sa démission vendredi 9 novembre par un article sur le site russe de Meduza, mais le mal était fait. Le communiqué comprenait une déclaration de Kolpakov selon laquelle “il s'agit de la seule manière de neutraliser la tempête qui s'est abattue sur la rédaction et minimiser les dommages à sa réputation.”

L'article n'évoquait pas la nature des accusations à l'encontre de Kolpakov. Peu après, sur Facebook, ce dernier a fait montre d'encore moins de remords et a adopté un ton plus belliqueux :

С этой минуты я не главный редактор «Медузы».

Я ухожу, потому что не вижу иного выхода. Потому что так будет лучше для «Медузы».

Все же позволю себе сказать, как я это чувствую. Я ухожу, потому что мне больно видеть, как вы уничтожаете то, что я строил. Потому что мне противна несправедливость. Потому что не все, что сломалось, нужно обязательно чинить.

По поводу так называемого инцидента. Я категорически отказываюсь признавать обвинения в харассменте и сексуальных домогательствах. Но я оказался в ситуации, когда невозможно и бессмысленно себя защищать. Впрочем, об этом как-нибудь в другой раз.

À compter de ce jour, je ne suis plus le rédacteur en chef de Meduza.

Je démissionne parce que je ne vois pas d'autre solution. Parce que c'est la meilleure décision pour Meduza.

Je finirai en évoquant mon sentiment sur tout ceci. Je démissionne parce que c'est trop dur de vous voir détruire tout ce que j'ai contruit. Parce que j'ai horreur de l'injustice. Parce que certaines choses ne peuvent être réparées.

Et concernant le prétendu incident : je refuse catégoriquement d'accepter les accusations de harcèlement et d'inconduite à caractère sexuel. Mais la situation fait qu'il est impossible et inutile pour moi de me défendre. Mais j'y arriverai un jour.

Il a ajouté qu'il ne quittait pas Meduza pour autant, mais qu'il n'occuperait plus de poste à responsabilités. Non seulement a-t-il refusé d'assumer la responsabilité de ses actes, il a également contredit sa propre déclaration précédente sur Facebook dans laquelle il reconnaissait un “écart de conduite hideux” et avoir “causé du tort à la femme d'un employé” tout en étant extrêmement saoul. Le compte Twitter russe de la chaîne RT a observé, non sans ironie :

Sous la publication [Facebook] de Kolpakov, dans laquelle il nie les accusations de harcèlement sexuel, ses abonnés lui demandent pourquoi donc s'excuse-t-il [dans une publication précédente].
Pourquoi en effet.

Sergueï Elkin, célèbre dessinateur humoristique, a signé une représentation satirique de l'incapacité de Meduza à se montrer à la hauteur de ses idéaux progressistes :

Réseau local, c'est terminé.

La communauté des médias indépendants russes ressort de ce scandale brisée, amère et plus divisée que jamais. Dans une victoire à la Pyrrhus pour le mouvement #metoo en Russie, l'un de ses principaux soutiens est devenu le tout premier homme du pays à devoir démissionner publiquement après avoir été accusé d'agression sexuelle.

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