En Inde, une marche géante des paysans contre les inégalités extrêmes

Des agriculteurs manifestent à la #KisanMuktiMarch, le 30 novembre 2018 à Delhi. Photo sur Flickr de Joe Athialy. CC BY-NC 2.0

Le soir du 29 novembre 2018, au moins 100.000 paysans de toute l'Inde ont convergé, par trains et tracteurs, à New Delhi, la capitale. Le lendemain, ils ont été des centaines de milliers de plus à marcher en cortège vers le parlement pour attirer l'attention du gouvernement central sur la crise agraire de plus en plus profonde, et les suicides dans la paysannerie indienne.

Les paysans de L'INDE ENTIÈRE marchent pour exiger leurs droits, des équipements et des prix minimum d'intervention pour les récoltes. La Marche des paysans est une triste réalité de l'Inde. Nous citoyens de l'Inde, soutenons nos paysans et leurs revendications.

Entre autres choses, les paysans demandent des abandons de créances et de meilleurs prix pour leur production.

La manifestation sur deux jours, appelée la Kishan Mukti March (La marche pour la liberté paysanne), était menée par le All India Kisan Sangharsh Coordination Committee (AIKSCC, Comité de coordination du Kisan Sangharsh de l'Inde entière), une plateforme fédérant environ 150 organisations paysannes, formée en juin 2017. Un communiqué de presse publié sur le site web Dilli Chalo (Allons à Delhi) expliquait que les gouvernements successifs ont échoué à satisfaire les revendications de millions de paysans. Le collectif accuse les autorités d'ignorer la détresse des paysans, et écrit que l'apathie de ceux-ci s'est transformée en antipathie de plus en plus violente.

Des paysans de diverses parties de l'Inde à la #KisanMuktiMarch de Delhi le 30 novembre 2018. Photo sur Flickr de Joe Athialy. CC BY-NC 2.0

Le cahier de revendications des paysans comprend le vote de deux projets de loi au parlement qui sont susceptibles d'alléger leur situation intenable : le projet de loi de 2018 ‘sur la libération des agriculteurs du surendettement’, et le projet de loi de 2018 sur le ‘droit des agriculteurs à des prix de soutien minimaux rémunérateurs garantis pour les produits agricoles’.

Ils réclament aussi que le Prix minimum de soutien (en anglais MSP), une forme d'intervention de l’État pour garantir les producteurs agricoles contre toute chute des prix, soit fixé au taux du marché. Le MSP actuel, tel qu'il est déterminé par le budget de l'Union de 2018-2019, est de 40 % inférieur au prix recommandé.

Lors d'une manifestation en mars, 35.000 paysans avaient marché 182 kilomètres, pieds nus, de Nashik à Mumbai, pour réclamer le droit à la terre et le juste prix pour leurs productions.

Au cours des vingt dernières années, des centaines de milliers de paysans se sont donné la mort en Inde. Les facteurs d'incitation suspectés sont la pauvreté, le changement climatique, la hausse des coûts médicaux (en l'absence d'assurance), et l’endettement après de mauvaises récoltes.

Par solidarité, des photographes ont commencé une campagne de soutien innovante : sous le hashtag #PhotographersForFarmers (Photographes pour les Paysans), ils ont encouragé les gens à partager des images des manifestations pour sensibiliser aux difficultés des paysans.

‘Un paysan du Tamil Nadu exhibe les crânes de confrères qui se sont suicidés, pendant une marche de paysans à New Delhi en Inde. Des dizaines de milliers de paysans marchent vers le parlement en exigeant des annulations de dettes et des prix rémunérateurs pour les récoltes’

Le fait que les paysans aient dû venir jusqu'ici ou recourir à une théâtralisation montre une seule chose : l'insensibilité de la société et de la classe politique indiennes.

Apathie envers le secteur agricole

Près de la moitié des 1,3 milliards d'Indiens, notamment dans les zones rurales, travaillent dans l'agriculture, qui pourtant ne contribue que pour 17 % au produit intérieur brut du pays (PIB). Depuis 2014, pendant le mandat du présent gouvernement, l'Inde connaît une période de faible inflation de l'alimentation, grâce à une gestion préventive de l'offre et des prix alimentaires. Mais cette politique a pour revers une baisse des revenus ruraux et un endettement accru des paysans.

Dans une protestation symbolique le mois dernier, Sanjay Sathe, un producteur d'oignons du district de Nashik dans l'Etat du Maharashtra (dans l'ouest de l'Inde), a envoyé le produit de la vente de 750 kg d'oignons — à 1,40 roupies indiennes le kilo, cela faisait à peine 1.064 roupies (13 euros) — au fonds de secours du Premier Ministre Narendra Modi.

C'est ça que Modi entend par prendre soin des paysans ? Scandaleux et douloureux. Après 4 mois de labeur un paysan reçoit 1.064 roupies pour 750 kg d'oignons ! Furieux il en fait don entièrement plus 54 roupies par mandat au Fonds de secours pour les catastrophes du Premier ministre

D'autres cultivateurs d'oignons ont bientôt créé leur propre mode de protestation :

N'ayant même pas reçu de quoi couvrir leurs frais de production, le mercredi 28 novembre les producteurs d'oignons de Devala dans le district de Nashik ont protesté en déversant des tonnes d'oignons sur la route, paralysant la circulation.

Nitin Murade Patil voit des intérêts politiques à l’œuvre dans l’affaire de Ram Mandir.

Les paysans du district de Nashik dans le Maharashtra déversent des remorques d'oignons sur la route.
L'information n'est pas passée dans les médias. C'est dans le Maharashtra que la situation des paysans est la pire. Les dirigeants du Maharashtra s'intéressent plus à la question du RamMandir qu'à accorder le MSP déclaré par le gouvernement

Ces prix bas se reflètent-ils au moins sur les marchés de consommation ailleurs en Inde ? Dans une tribune sur le site News Laundry, l'auteur Vivek Kaul écrit :

Le supermarché de Mumbai où j'achète les oignons les vend à 28 roupies le kilo alors que le cultivateur à Nashik n'arrive même pas à vendre sa production à 2 roupies le kilo. Quelqu'un quelque part fait une marge énorme de 1.900 % sur la transaction. Ce n'est évidemment pas le paysan.

Il poursuit :

La capacité de l’État à influer sur les prix des produits agricoles (même ceux qu'il achète) est dans le fond très limitée. [..] Au long des années, en ne diversifiant pas les opérations d'approvisionnement des cultures commerciales, l’État a essentiellement fini par favoriser les inégalités dans tout le pays.

Coûts de production en hausse

Les prix des intrants agricoles ont gonflé dans la dernière décennie. Les coûts des postes de dépenses comme les produits chimiques, les semences, le matériel agricole, et même la main d’œuvre, ont tous augmenté.

Qui plus est, quasi 60 pour cent des agriculteurs vendent leur production en-dessous du prix de vente minimum fixé par l'administration, ce qui n'est pas suffisant pour couvrir leur coût de production total.

Tel est notre destin… nous mourrons en luttant pour assurer un repas à notre famille” : Girdhari Lal (55 ans), paysan du Madhya Pradesh qui a vendu ses oignons 1,2 roupies le kilo, soit 1/5e du coût. “Ça ne couvre même pas ce que je dois à mes ouvriers, sans parler des dépenses de ma famille”.

Espoir face à la montée des dettes ?

Qu'on ajoute l'endettement croissant à la mixture, et la situation devient intenable. Siddharth Tiwari, qui écrit sur Youth Ki Awaaz, explique :

According to the data from All India Debt and Investment Survey (AIDIS), more than 70% of the rural population has one or more standing loans. Decreasing farm income, the rising cost of production, and uncertainty of the market has led to the crippling debts in the farm sector.

Selon les chiffres de l'Enquête sur la dette et l'investissement dans toute l'Inde (acronyme anglais AIDIS), plus de 70 % de la population rurale a au moins un emprunt en cours. La baisse du revenu agricole, la hausse du coût de production, et l'incertitude du marché ont conduit à l'endettement à outrance du secteur agricole.

Pourtant, en 2018, les agriculteurs ont organisé et réussi à mettre en œuvre deux vastes manifestations, et leur dernière marche a gagné le soutien de quelques leaders de partis d'opposition.

[Image : Nous sommes des agriculteurs. Notre intention n'est pas de vous gêner. Nous sommes en colère. Nous sommes venus de loin pour vous faire entendre nos voix ainsi qu'au gouvernement.]

La manifestation des agriculteurs : Les excuses pour la “gêne” présentées par les agriculteurs

La question demeure, néanmoins : cela fera-t-il vraiment changer l'avenir des paysans en Inde ?

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