Le journaliste russe ayant simulé sa mort parmi les personnalités de l'année du magazine Time

Arkadi Babtchenko (deuxième par la gauche) rencontre le président ukrainien Petro Poroshenko, le chef du SBU Vasil Hrytsak et le ministre de la justice Yuri Lutsenko après la mise en scène de son assassinat à Kiev, Ukraine // President.gov.ua, partagé sous CC4.0

(Article d'origine publié le 14 décembre 2018) Arkadi Babtchenko, le journaliste russe ayant travaillé avec le gouvernement ukrainien afin de simuler son propre assassinat en mai 2018, a vu son histoire diffusée et critiquée internationalement. Cette semaine, il a été nommé une des “personnalité de l'année” de Time Magazine.

Plutôt que de choisir une individualité, le journal américain a décidé d'honorer des journalistes du monde entier pour leurs efforts lors de cette année particulièrement éprouvante. Baptisée “Les Gardiens et la Guerre à la Vérité”, la sélection inclut Djamal Khashoggi, le Saoudien conseiller devenu journaliste assassiné dans l'ambassade saoudienne en Turquie, ainsi que l'équipe du journal américain Capital Gazette, dont les collègues ont été tués lors d'une attaque dans leurs bureaux plus tôt dans l'année.

Deux Russes se trouvent également dans la liste : Tatiana Felgengauer, qui a échappé de peu à la mort lors d'une violente attaque au couteau, ainsi que Arkadi Babtchenko, l'homme qui a mis en scène son propre meurtre, avec l'appui des autorités ukrainiennes en mai 2018. L'idée était d'exposer un supposé complot des services de sécurité russes pour assassiner Babtchenko et 30 autres exilés politiques russes en Ukraine et ailleurs.

Néanmoins il n'y a toujours aucune preuve concrète de l'existence d'un tel complot. De nombreuses organisations internationales tel que l'OSCE et Reporters sans frontières ont critiqué l'opération comme étant injustifiable, irresponsable et nuisant à la confiance du public aux médias en général.

L'inclusion de Babtchenko dans la liste de Time Magazine est aussi controversée pour ceux qui n'y figurent pas. Beaucoup ont pensé aux trois journalistes russes tués en juin 2018 lors de leur mission en République Centrafricaine.

Liusya Shtein, membre du conseil de la ville de Moscou, a développé cette critique :

Parmi les journalistes de la “Personnalité de l'Année” de Time se trouve Arkadi Babtchenko de sa mère, qui passe le plus clair de son temps à se plaindre, raconter des merdes sur Facebook, et mendier qu'on lui paye ses bières, mais pas Sacha Rastorgouyev qui a été tué pendant son investigation sur la livraison d'armes russes en République Centrafricaine.

Rastorgouyev et ses collègues Orkhan Dzhemal et Kirill Radchenko enquêtaient sur la livraison d'armes russes au gouvernement centrafricain, ainsi que sur l'implication d'un contractuel russe – une milice privée – dans la guerre civile.

Si Time voulait réellement honorer les journalistes travaillant dans des conditions risquées voir même mortifères, c'est un curieux oubli de leur part. Inclure la mise en scène d'un meurtre rend cette décision d'autant plus contestable.

D'autres journalistes prennent aussi Time à partie :

Hmm. Décision intéressante de Time d'inclure Arkadi Babtchenko dans ses personnalités de l'année pour traiter de la “guerre à la vérité.” Pour rappel c'est le journaliste ayant mis en scène sa propre mort en Ukraine avec l'aide des controversés services de sécurité du pays, lequel n'a pas été dit toute la vérité sur l'opération

Simon Shuster, le reporter de Time qui a recueilli l'interview de Babtchenko pour l'occasion, répond aux accusations de ses collègues, ajoutant plus de nuances que les 280 caractères qu'un tweet ne permet. Il écrit :

Among the central questions of that debate was this one: Exactly how inviolable is a journalist’s commitment to the truth? Should Babchenko have been willing – as he had already been so many times while reporting from war zones in Georgia and Ukraine – to sacrifice his life for it? Or was he justified in deceiving the public in order to save his own skin? In other words, as a reporter, was it his duty to find some other way to stay alive, one that would not have required him to produce a piece of fake news so sensational, and so believable, that it risked discrediting not only him but his entire profession?

Parmi les questions centrales de ce débat existe celle ci : A quel point exact l'engagement d'un journaliste pour la vérité est-il inviolable ? Babtchenko aurait-il dû être prêt – comme il l'a été de si nombreuses fois en investiguant les zones de guerre de Géorgie et d'Ukraine – à se sacrifier pour la cause ? Ou est-ce justifiable de tromper le public pour sauver sa vie ? Autrement dit, pour un journaliste, était-ce son devoir de trouver une autre manière de rester en vie, une qui ne lui aurait pas imposé la production d'une fausse information si sensationnelle, mais tellement plausible, afin d'éviter de discréditer non seulement lui-même, mais l’entièreté de sa profession ?

Il va également plus loin dans la définition de “Personnalité de l'année” :

Merci Mark, ce n'est pas une récompense, mais la reconnaissance d'un impact. Jette un œil à la liste des précédentes “personnalités de l'année” récemment et cela devrait te paraître clair.

Dans ses propres commentaires concernant la reconnaissance, Babtchenko ne semble pas apprécier cette distinction :

Ну что там? Весь мир смеется, клоунада, постановка СБУ, нарушил этические нормы? Ну и мое самое любимое – Бабченко не журналист! Не журналист, не журналист. Успокойтесь.
Еще раз спасибо избушке за отлично проделанную работу. Это и ваша награда, парни.
Стать человеком года, обогнав Дональда Трампа, который на второй строчке – done.
Пойду за пивом что ли.

Quel est le problème? Le monde entier rigole, c'est de la bouffonnerie, une mise en place du SBU (note: Service de sécurité d'Ukraine, l'agence de renseignements du pays), j'ai violé des normes éthiques ? Et la meilleure : Babtchenko n'est pas un journaliste. Pas un journaliste, pas un journaliste. Calmez-vous. Merci encore aux fédéraux d'Ukraine pour le travail bien fait. C'est votre récompense aussi, les gars. Être la “Personnalité de l'Année”, prenant ainsi la première place à Donald Trump – c'est fait. Je m'en vais prendre une bière, si je puis dire.

Avec cette dernière ligne, Babtchenko semble prendre le sujet à la légère. Il a développé la réputation de solliciter des dons à la fin de nombre de ses articles en ligne pour s'acheter des bières, parmi lesquels ses plus virulents, que Shtein référence dans son tweet plus haut. C'est la traduction même de son modèle du journalisme indépendant : il poste du contenu, et demande de l'argent en échange. Il a en plus lancé le mouvement “Journalisme Sans Intermèdes” pour officialiser ce donnant-donnant.

D'autres ont contesté sa présence dans la liste à cause de son inactivité. En effet, il n'a rien produit depuis assez longtemps. Hormis la reconnaissance pour son reportage sur la guerre de Tchétchénie et sa qualité de collaborateur de Novaïa Gazeta, journal russe tenant le record douteux d'avoir le plus de journalistes assassinés pendant leur travail, il n'a en effet pas écrit depuis des années. Les quelques exceptions sont ses posts Facebook truffés d'insultes aboutissant à mendier des dons, sujet de moquerie de la part de nombre de ses anciens amis et collègues.

Quoi qu'on pense de Babtchenko, que Time ignore les trois journalistes exécutés tout en prenant en compte la mise en scène d'un meurtre casse le message d'honorer les journalistes exerçant leur travail dans un danger constant. Pourquoi n'avoir pas inclu les deux ?

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