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Escola sem partido : le projet de loi qui tourne à la “chasse aux sorcières” contre les enseignants au Brésil

Catégories: Amérique latine, Brésil, Droit, Droits humains, Education, Élections, Liberté d'expression, Médias citoyens, Politique

Des manifestants pour le projet de loi sur l'École sans parti (Escola sem Partido) protestent pendant une réunion de la Commission spéciale parlementaire chargée du sujet. | Photo: Marcelo Camargo/Agência Brasil.

Depuis les élections, le paysage politique brésilien reste agité. En plus des menaces qui pèsent sur le droit de manifester [fr] [1] dans les universités, le pays poursuit activement la discussion sur le projet Escola Sem Partido (École sans parti)  [2]qui pourrait rendre officielle la “chasse aux sorcières” qui vise les professeurs.

D'après ses défenseurs, ce projet mettrait fin à “l'endoctrinement [3]” des élèves par des enseignants dits “de gauche”. Dans un article publié [4] sur le propre site de “Escola Sem Partido”, l'explication donnée par un des auteurs de la proposition aide à mieux comprendre le point de vue du groupe :

A coloração marxista de nosso ensino hoje está infiltrada em todas as disciplinas. Em recente prova de matemática, de uma escola religiosa particular em Brasilia, a tarefa envolvia o cálculo de crianças mortas de inanição, por hora, no mundo. Nas entrelinhas uma condenação ao sistema capitalista.

La coloration marxiste imprègne aujourd'hui toutes les matières de notre enseignement. Récemment, lors d'une épreuve de mathématiques dans une école religieuse privée à Brasilia, il fallait calculer le nombre d'enfants morts d'inanition par heure dans le monde. Une condamnation à peine voilée du système capitaliste.

Un sondage effectué par la BBC Brasil [5], début novembre, montre que même si elle n'est pas encore votée, la proposition affecte déjà le quotidien des salles de classe dans tout le pays.

Ses partisans pensent que les professeurs ne devraient parler que de sujets préalablement approuvés par les familles. Dans la pratique, cela reviendrait à interdire les cours d'éducation sexuelle [6] ou des prises de position sur ce qu'était l'esclavage [7].

Loi du bâillon = Escola Sem Partido – Journalistes libres

Cette loi fédérale qui permettrait d'appliquer Escola Sem Partido à tout le pays, bien que son vote ait été reporté [11], est actuellement en cours d'examen au Congrès national. En outre, un incident qui s'est produit début novembre, l'affaire de la députée fédérale [fr] [12], Ana Carolina Campagnolo, membre du même parti que Jair Bolsonaro, a enflammé une fois de plus le débat.

L'appel de la députée

Au lendemain des élections, le 29 octobre, Campagnolo a posté sur les réseaux sociaux un numéro WhatsApp, appelant les élèves de l'état de Santa Catarina où elle a été élue, à dénoncer “les professeurs idéologues” critiques envers Bolsonaro.

Affiche de campagne de dénonciation créée par Ana Caroline Campagnolo. Capture écran de @Escolasempartid, 29 août 2018.

La propre Ana Carolina, professeur d'histoire, a d'ailleurs été dénoncée par un ancien élève qui a divulgué des photos où elle apparaissait en t-shirt arborant la photo du président élu, en classe et en présence de ses élèves.

voici ana campagnolo, mon ancienne professeure actuellement députée fédérale qui soutient et fait de la propagande pour “escola sem partido”. Vous vous souvenez, professeur ana, du jour où vous êtes arrivée en classe avec un t-shirt de Bolsonaro ?? Parce que moi, oui ! Et en plus, pour couronner le tout, posant sur des photos avec les élèves, tss, tss…

Quand ces faits ont été dévoilés, un groupe d'enseignants a lancé une campagne [15] de contestation contre la députée. En conséquence, le Ministère public de Santa Catarina a condamné la députée à verser une indemnisation de 70 000 R$ à titre de préjudice moral collectif, d'après le journal O Estado de São Paulo [16]. De plus, la justice a estimé [17]qu'elle devait supprimer le message encourageant les “dénonciations” de tous les réseaux sociaux.

Il y a quelques mois, Ana Carolina a perdu le procès [18] qu'elle avait engagé contre la professeure Marlene Fáveri, de l'Université de l'État de Santa Catarina. Selon ses dires, elle aurait fait l'objet de discrimination [19] pour ses positions “antiféministes” et “chrétiennes”. Les poursuites ont été abandonnées faute de preuves.

Escola Sem Partido, qu'est-ce que c'est ?

Le concept du projet [20] n'est pas nouveau. Son fondateur et leader, l'avocat Miguel Nagib, propose “une loi contre les abus de la liberté d'enseigner”.

Globalement, le projet aborde des thèmes liés à l'éducation sexuelle, avec interdiction d'utiliser le mot “genre” ou l'expression “orientation sexuelle”, cette directive ayant été ajoutée dans le texte le plus récent. Les autres restrictions s'appliquent à la politique et aux faits historiques, notamment ce qui concerne un prétendu “endoctrinement de gauche”.

D'après le reportage du journal Folha de São Paulo [21], aussi bien Escola Sem Partido que ce que l'on appelle “l'idéologie du genre” prennent leurs racines dans la religion et ne concernent pas que le Brésil.

Há iniciativas em ao menos 50 países, dos EUA à França, em consonância com agendas religiosas como a oposição ao aborto, ao casamento homossexual e a um suposto risco de destruição da família.

Il existe dans au moins 50 pays, des États-Unis à la France, des initiatives en totale cohérence avec les lignes d'action religieuses comme l'opposition à l'avortement, au mariage homosexuel et à un prétendu risque de destruction de la famille.

La proposition a été un des principaux chevaux de bataille de Bolsonaro durant des années. Il est allé jusqu'à diffuser sur les réseaux sociaux [22] un modèle “d'acte extrajudiciaire” pour que les familles puissent dénoncer les professeurs. Alors que lorsqu'une école militaire publique de Manaus a enregistré en 2017 une vidéo montrant des élèves l'appelant le “salut de la nation [23]“, il n'a pas eu l'air de trouver cela problématique.

L'effet Bolsonaro

Cinq jours après son élection, en présentant les premiers ministres de son gouvernement, Bolsonaro a déclaré sur son compte Twitter que “les établissements d'enseignement étaient sous l'emprise d'idéologies nocives”.

Pendant très longtemps nos établissements d'enseignement ont été sous l'emprise d'idéologies nocives et de l'inversion des valeurs, par des personnes qui haïssent nos couleurs et notre hymne. Hisser le drapeau brésilien n'a rien à voir avec la politique, c'est lié à la fierté d'être Brésilien et à l'espoir d'une vie meilleure.

Bien qu'il cite le marxisme chaque fois qu'il parle de son projet, Bolsonaro n'a jamais défini précisément ce que c'était. Dans un tweet de 2016 [25], par exemple, il accuse “d'endoctrinement idéologique” des enseignants qui ne disent pas clairement que Adolf Hitler (1889-1945) et le nazisme étaient “socialistes”. Une théorie à laquelle les Brésiliens ont pleinement adhéré [fr] [26] cette année.

Empêcher les enseignants de travailler en faisant preuve d'esprit critique ou de parler de sexualité peut être très inquiétant dans le contexte brésilien. Actuellement, le Brésil détient le record [27] et voit augmenter [28] le nombre de violences contre les personnes LGBTQ. Il enregistre un nombre de grossesses chez les adolescentes [29] supérieur à la moyenne de l'Amérique latine (68,4 jeunes enceintes sur mille) et il subit une explosion du nombre [30] de transmissions du virus VIH chez les jeunes de 15 à 24 ans.

Finalement, comme le dit l'historien Leandro Karnal [31], ce que tendent à prouver les défenseurs de Escola Sem Partido c'est que “toute opinion est politique, y compris celle [exprimée dans ce projet]”.

Eu gostaria de uma escola que suscitasse o debate. Eu gostaria de uma escola que colocasse para o aluno, no século XIX, um texto de Stuart Mill falando do indivíduo, da liberdade de mercado, ao lado de um texto de Marx. E que o aluno debatesse os dois textos. Se o professor for militante de um partido de esquerda? Isso não é ruim, faz parte do processo. A demonização da política é a pior herança da ditadura militar, que além de matar seres humanos, provocou na educação um dano que vai se arrastar por mais algumas décadas.

J'aimerais une école qui suscite le débat. J'aimerais une école qui propose à l'élève, sur le XIX° siècle, un texte de Stuart Mill qui parle de l'individu, de la liberté de marché, à côté d'un texte de Marx. Et qu'un élève discute les deux textes. Le professeur est militant d'un parti de gauche ? Ce n'est pas grave, ça fait partie du processus. La diabolisation de la politique est le pire héritage de la dictature militaire qui, en plus de tuer des êtres humains, a causé des dommages à l'éducation que nous allons traîner pendant encore des années.

 

Note de l'éditeur :  après de nombreux ajournements, l'actuel président de la commission spéciale du Parlement, Marcos Rogério (DEM) [fr] [32], a décidé de classer le projet de loi Escola sem Partido. Le mandat de l'actuelle législature se termine en 2019. Il sera alors possible de relancer les débats sur le sujet. 

Révisé par Nina Jacomini [33]