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Le malheur et les pertes humaines causés par le sanglant conflit qui a opposé le Haut-Karabagh et l'Arménie à l'Azerbaïdjan occupent une place centrale dans la propagande politique du régime autoritaire azerbaïdjanais.
Le conflit sur la question territoriale a éclaté alors que l'Union soviétique était en train de s'effondrer, et il n'est toujours pas résolu. Plus d'un million d'Azerbaïdjanais ont été déplacés. Le président de l'Azerbaïdjan Ilham Aliyev a promis à plusieurs reprises de reprendre les territoires qui appartenaient à l'Azerbaïdjan à l'époque soviétique.
Mais pour ce qui concerne une indemnisation, le président Aliyev a visiblement fait une promesse que son riche État pétrolier ne peut pas, ou plutôt ne veut pas tenir.
Cela fait déjà deux mois qu'une centaine de mères de soldats tués lors de la guerre dévastatrice qu'a connue le Haut-Karabagh s'adressent à diverses instances gouvernementales pour obtenir l'indemnisation promise par Aliyev au cours de l'année 2018. Partout elles n'ont reçu qu’humiliations, ou bien on leur a dit d'attendre ou d'aller demander de l'aide ailleurs.
Le 18 décembre, ces mères ont décidé de tester un autre moyen d'action.
Au lieu d'aller manifester devant les bâtiments gouvernementaux, elles se sont rassemblées sur l'allée des Martyrs, cimetière et mémorial consacré aux soldats qui ont péri pendant la guerre au Karabagh. Elles portaient des masques noirs chirurgicaux avec l'inscription «sus» — «chut» en langue azérie.
Ces mères estiment qu'elles ont droit à percevoir 11.000 manats azerbaïdjanais (environ 6.450 dollars, soit 5.670 euros) en vertu d'un décret signé par le président Aliyev le 19 avril 2018. Le décret régit l'indemnisation des familles des soldats tués ou portés disparus avant le 2 août 1997.
Le nombre de personnes qui attendent d'être indemnisées est estimé à environ 3.000. Le ministère du Travail et de la Protection sociale a commencé à traiter leurs dossiers en octobre 2018.
Mais la compagnie d'assurance nationale Azersigorta, qui est censée effectuer les paiements, est en difficulté.
Azersigorta a déclaré que certaines de ces familles avaient déjà reçu de l'argent dans les années 90, peu après la fin de la guerre.
Même si c'était vrai — ce que nient ces femmes — les sommes versées alors n'auraient pas dépassé les 20 dollars, soit une part insignifiante de ce qui a été proposé par le président.
Les manifestations ont commencé en octobre, après que plusieurs familles réclamant leur indemnisation ont vu leur demande rejetée.
L'une des mères, interviewée sur la chaîne Meydan TV, a dit avoir adressé sept lettres à différentes instances du gouvernement, et 20 autres aux députés du parlement. Mais selon elle, personne n'a répondu à ses questions.
Compte tenu de l'importance du Haut-Karabagh dans le récit national, il n'est pas étonnant que ces manifestations mettent le gouvernement dans une situation délicate.
Le député pro-gouvernement Hadi Radjabli, qui a parlé aux familles le 24 octobre, leur a enjoint de «ne pas ternir les avancées accomplies par notre président dans cet important dossier».
Des propos qui ont mis très en colère l'une des parentes de martyr, citée par Meydan TV: «Nous ne ternissons rien du tout, ce sont les fonctionnaires qui font ça.»
Une autre mère, dans une interview sur la page Facebook de Hamam Times, demande que les employés du gouvernement cessent de mentir.
Why are they lying?! They have cars worth millions, they have wedding halls, they make money from construction and sale of lands, how do you think they do all of that?! By stealing people's money. State money isn't for them, it is for the people. People should be able to remove them from their seats.
Pourquoi mentent-ils ? Ils ont des autos qui coûtent des millions, des salles de mariage, ils font de l'argent avec la construction et la vente de maisons et de terrains. D'où est-ce qu'ils tirent leurs moyens ? En volant l'argent du peuple. L'argent du gouvernement n'est pas pour eux, mais pour le peuple. Le peuple doit avoir la possibilité de les révoquer de leurs postes.
Un autre député, Fazil Mustafa, a pris parti pour les familles:
Some of these people received negative responses from Azersigorta. They are told they have been paid already in the 90s. But the families say they have never received this kind of assistance. So they are demanding proof from the insurance company showing that they have indeed received this assistance while the insurance company demands from the families to provide the same proof showing they have never received this kind of assistance. Why do these families need to provide this kind of proof? […] Because institutions are unable to carry out their duties, people come to the members of the parliament.
Certains de ces gens ont essuyé un refus d'Azersigorta. On leur dit qu'ils ont déjà touché une aide financière dans les années 90. Mais ces familles affirment qu'elles n'ont jamais perçu cet argent. Les citoyens exigent donc des documents qui confirment que la compagnie d'assurance leur a effectivement versé la somme due, tandis que la compagnie elle-même leur réclame de prouver qu'elle ne l'a pas fait. Pourquoi est-ce aux familles de fournir des preuves ? […] C'est parce que les instances gouvernementales sont incapables de remplir leurs obligations que les gens s'adressent aux députés du parlement.
Un troisième parlementaire, Fazail Agalami, a proposé de mettre en vente les biens de Jahangir Hajiyev pour réunir les fonds de l'indemnisation due aux familles.
Hajiyev, l'ex-directeur de la Banque internationale d'Azerbaïdjan, purge actuellement une peine de quinze ans pour avoir escroqué l’État à hauteur de plusieurs milliards de dollars.
La femme de Hajiyev, Zamira, a fait la une [en.] des journaux britanniques en octobre 2018 : elle aurait dépensé plus de 21 millions de dollars chez Harrods, le grand magasin londonien, en réglant ses achats avec différentes cartes de crédit.
Le porte-parole du parlement Oktaï Assadov a signé une ordonnance pour créer une commission d'enquête sur les problèmes de versement de cette indemnisation. C'était en octobre 2018, et pour le moment rien n'a changé.
La police d'Azerbaïdjan, réputée pour son agressivité envers les manifestants, a laissé ces mères tranquilles.
Pour les hommes, cependant, les règles du jeu habituelles sont restées en vigueur.
Le 11 décembre, Torgul Godjaev, le fils d'un martyr, a été arrêté et accusé de trouble à l'ordre public quand il a exigé de pouvoir parler aux autorités. Torgul a été condamné à 30 jours de détention administrative.
La condamnation a été réduite à 15 jours lors de l'audience du 14 décembre.