Des féministes russes revisitent des dialogues de grands classiques du cinéma soviétique, une bulle après l'autre

La propagande d’État insistait sur l'importance de l'égalité des genres, mais les femmes soviétiques devaient supporter le double fardeau d'un travail à temps complet et des tâches familiales  // National Library of Scotland, distribué sous CC-BY-NC-SA

Les célébrations de la veille du Nouvel an en Russie, dans une poignée de pays post-soviétiques et dans la diaspora, ont un certain nombre de caractères communs. L'un d'eux est le marathon annuel de classiques du film soviétique comme Moscou ne croit pas aux larmes, une production des studios Mosfilm de 1979 qui a obtenu un Oscar du meilleur film en langue étrangère, parmi d'autres récompenses. L'autre classique absolu est L'Ironie du sort (1975), traditionnellement diffusé le 31 décembre par une grande chaîne de télévision nationale pendant que des millions de familles russes s'affairent à avaler des seaux entiers de salade Olivier [NdT : appelée en français ‘salade russe’. Ces films, de grands réalisateurs, restent visibles en entier sur YouTube, en v.o. avec sous-titres anglais].

Mais la génération de Russes né.e.s à cette époque, qui sont maintenant trentenaires ou quarantenaires, trouve de plus en plus leurs modèles inadaptés à l'ère moderne, et leurs points de vue carrément insultants. A chaque fin d'année, les médias sociaux russes s'emplissent de textes réprobateurs d'usagers découvrant subitement que les programmes télévisés favoris de leurs parents exaltent des valeurs qui sont loin d'être progressistes :

Si on parlait de “Moscou ne croit pas aux larmes”. Comment vous trouvez ce message : tu peux être directrice d'usine, conseillère municipale de Moscou, une bonne mère (célibataire), mais tu n'auras réussi ta vie que si tu donnes la soupe à ton ivrogne de serrurier et mec ?

Ce genre d'attitude prédomine toujours en Russie, aussi le collectif féministe Rosgendernadzor (jeu de mot sur les acronymes d'organisations officielles, traduit à peu près par Rusgenresurveillance) a-t-il synthétisé ces frustrations modernes avec une série d'arrêts sur images de plusieurs classiques du cinéma soviétique, sous forme de bulles de texte imaginant comment un personnage aurait pu riposter à un propos nonchalamment sexiste ou humiliant. En voici une de Moscou ne croit pas aux larmes, où le personnage féminin est sous pression pour avoir des relations sexuelles avec un jeune homme élégant et influent qui lui est socialement supérieur et qui l'abandonnera une fois enceinte.

“Allons Katia, laisse-toi faire”
“Rudy, j'adore faire l'amour, mais pas ici, pas maintenant, et peut-être même pas avec toi. Mon silence en réponse à tes tentatives persistantes, ou le fait que je ne me débatte pas ne signifient pas que je veux avoir un rapport sexuel avec toi. Je te suggère de prendre connaissance du principe de consentement dès tu auras du temps.”

Ou cette réplique de L'Ironie du sort, une comédie dramatique très populaire sur deux étrangers l'un à l'autre engagés chacun dans une relation stable mais insatisfaisante, qui sont réunis par les hasards de l'ivrognerie du Nouvel An et de l'ubiquité uniforme de l'architecture soviétique de production de masse.

“Trente-quatre ans et toujours pas de famille ? Pas de chance. Ça arrive !”
“Pas de chance ?! Je ne suis pas en train de jouer à la loterie. Les normes sociales ne sont plus ce qu'elles étaient. On est en 1975. Les femmes sont présidentes, elles occupent des postes de direction. Elles n'ont pas besoin de fonder une famille pour se réaliser personnellement. Si je veux une famille, j'ai toujours le temps d'en fonder une.”

La répression par les hommes de leurs sentiments est aussi évoquée (avec cet extrait de la mini-série télévisée humoristique de 1972 La Grande récréation, sur un jeune enseignant dans un cours du soir pour adultes) :

“Pour nous ça va, nous pouvons pleurer un coup et nous sentir mieux. Mais toi, tu dois résister, tu es un homme !”
“J'ai rompu avec ma petite amie, alors j'ai envie d'être triste quelque temps, je ne veux pas résister. C'est normal pour un homme de passer par là, alors que tes postulats sont conditionnés par les normes de masculinité toxique qui m'empêchent d'éprouver les émotions complexes provoquées par la rupture.”

Dans le billet Facebook de présentation du projet, la créatrice de Rosgendernadzor écrivait :

Приближаются новогодние праздники. Встречаем 2019 год, а за столом — все те же блюда, на экранах — все те же фильмы. И представления о социальных ролях мужчин и женщин все те же. Новый выпуск “тех самых карточек” — про старое-доброе советское кино и гендерные стереотипы. Мы вторгаемся в диалоги героев новогодних фильмов и помогаем им отвечать собеседникам с патриархальными взглядами. Такие взгляды не редкость и сегодня: они поддерживают неравенство между мужчинами и женщинами. Поэтому наши ответы могут помочь и вам. С Новым годом!

Les fêtes du Nouvel An approchent. 2019 arrive, et à table ce sont les mêmes plats, sur les écrans les mêmes films.  Et la représentation des rôles sociaux des hommes et des femmes reste aussi la même. La nouvelle production de ‘ces meilleures vignettes’ porte sur le bon vieux cinéma soviétique et ses stéréotypes de genre. Nous intervenons sur les dialogues des films du Nouvel An et donnons à leurs personnages l'occasion de riposter aux attitudes patriarcales. Celles-ci ne sont pas rares aujourd'hui et maintiennent l'inégalité entre hommes et femmes. Nos répliques peuvent donc aussi vous aider. Bonne année !

La totalité de ces actualisations de classiques soviétiques est visible en anglais ici. Certaines ont poussé l'idée plus loin :

reposté ces images géniales sur mon facebook et je me régale à regarder comment ça explose chez les “gars réguliers”

Sur ces images, chacun des propos du personnage masculin principal, du genre “C'est aux hommes de protéger et de prendre les décisions, c'est comme ça” se voit opposer un sec “Alors va donc juste te faire f… Géorgui”.

La Russie est classée 75ème sur les 149 pays évalués par le Rapport mondial sur les écarts hommes-femmes 2018 du Forum économique mondial, avec des bons points pour l'égalité d'accès des femmes à la santé et à l'enseignement, mais des lacunes dans les lois protégeant leurs droits.

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