Lorsque Juan Guaidó, le président de l'Assemblée nationale contrôlée par l'opposition, a invoqué l'article 233 de la constitution vénézuélienne pour s'arroger temporairement les compétences du pouvoir exécutif, un nouveau chapitre du conflit politique vénézuélien s'est ouvert.
Pour les pro-Nicolás Maduro, Guaidó tente un coup d’État avec l'aide des États-Unis. Pour les anti-Maduro, Guaidó ne fait qu'appliquer la constitution bolivarienne de 1999 elle-même, rédigée peu après la première victoire électorale de Hugo Chávez.
Alors qu'une dispute acharnée entre les deux opinions fait rage sur les médias sociaux, des questions complexes se font jour : la stratégie de Guaidó est-elle légitime ? En quoi diffère-t-elle des tentatives passées d'un chef de l'opposition ayant des soutiens étrangers de s'emparer non démocratiquement du pouvoir dans un pays d'Amérique latine ? Cela facilitera-t-il une transition pacifique du pouvoir au Venezuela ? Cela fera-t-il cesser les violations de droits humains, la décomposition de la démocratie, le naufrage économique ?
Et, plus important peut-être, quelle sera le rôle des Vénézuéliens eux-mêmes dans une telle transition ?
Pour commencer à répondre à ces questions, il faut probablement remonter à l'élection présidentielle largement condamnée de 2018, dont les résultats ont assuré un second mandat de six ans à Maduro.
Le scrutin initialement fixé en décembre 2018 fut soudain avancé pour avoir lieu six mois plus tôt, supposément parce que Maduro voulait profiter de l'élan qui a suivi les élections municipales couronnées de succès – et tout aussi controversées – de 2017.
Le nouveau calendrier se heurta aux objections de plusieurs instances internationales, comme l’Organisation des États américains (OEA), le Parlement européen, et le Groupe de Lima, qui tous ont adopté des résolutions le blâmant.
A la veille de l'élection en mai, la Commission inter-américaine des droits humains, une instance de l'OEA, publia un document “exprimant une profonde inquiétude quant à l'absence des conditions minimales nécessaires pour tenir des élections libres, équitables et fiables au Venezuela.”
Ce document met en lumière la disqualification par la CNE (le Conseil électoral du Venezuela) des partis d'opposition basée sur des motifs, y est-il écrit, “non fondés en droit”. La justification du gouvernement était que l'opposition avait boycotté les élections municipales qui précédaient.
Le document souligne aussi comment le calendrier accéléré empêchait la participation des nouveaux électeurs et des Vénézuéliens vivant à l'étranger.
Ce que dit l'article 233
L'article 233 prévoit ce qui doit être fait dans les cas où le Président meurt, démissionne, est déchu par un arrêt de la Cour suprême, est déclaré incapable par un collège médical désigné par la Cour suprême, ou abandonne son poste. C'est sur cette dernière disposition que se fonde, en théorie, la prétention de Guaidó à la présidence : que le poste était laissé “vacant” après l'élection illégitime de 2018, et que par conséquent Maduro, dès son investiture du 10 janvier, l'”usurpait“. Si tel est le cas, le président de l'Assemblée nationale doit assumer provisoirement la fonction et convoquer une nouvelle élection.
Le chercheur George Cicarello-Maher affirme que le geste de Guaidó est une tentative illégale de prise du pouvoir :
So call it what you want: attempted regime change, a putsch, a “soft” coup—the military hasn’t supported it—just don’t call it constitutional. The opposition strategy is based on Article 233 of the Constitution, which grants the National Assembly the power to declare a president’s “abandonment” of the office. Of course, the kicker is that Maduro hasn’t done anything of the sort, and only the Supreme Court can disqualify sitting presidents.
Appelez-ça comme vous voudrez : tentative de changement de régime, putsch, coup de force “soft” – l'armée n'est pas derrière – mais ne dites pas que c'est constitutionnel. La stratégie de l'opposition repose sur l'article 233 de la constitution, qui donne à l'Assemblée nationale le pouvoir de déclarer l'”abandon” de fonction d'un président. Le hic est que Maduro n'a rien fait de tel ; et seule la Cour suprême peut invalider les présidents en exercice.
A l'inverse, l'universitaire vénézuélienne Paula Vázquez dit qu'appeler l'action de Guaidó un coup d’État est “irresponsable”. Dans un entretien avec le magasine français l'Obs, Vázquez a affirmé qu'utiliser ainsi ce terme était “une manipulation [de l'opinion publique…].” Elle s'explique en demandant comment le geste de Guaidó peut être considéré comme étant un coup d’État “alors qu'il n'y a pas d'usage de la force ? Sans l'armée ?”
De nombreux partisans de Guaidó contestent le mot “autoproclamé” accolé par les médias à “président” pour le désigner. Écrivant sur le site web local Prodavinci, le spécialiste de droit constitutionnel José Ignacio Hernández précise : “quand il a prêté serment le 23 janvier, il a entériné qu'il allait se conformer aux obligations que lui impose l'article 233 de la constitution : prendre en mains la Présidence de la République puisqu'il n'y a pas de président élu au Venezuela.”
“Ce n'est pas un conflit entre la droite et la gauche”
Quand les chefs d’État des États-Unis, de l'Union européenne et d'Amérique latine ont reconnu Guaidó chef légitime du Venezuela, beaucoup ont exprimé leur crainte que leurs décisions ne soient frappées du sceau de l'intervention étrangère. Pour ce camp, le Venezuela allait devenir la vedette d'encore un nouveau chapitre dans la longue litanie des coups d’État appuyés par les États-Unis dans la région. A l'inverse, beaucoup d'autres voient dans le soutien régional à Guaidó une réaction compatissante et internationaliste à un régime qui a nui de nombreuses façons à son peuple.
Dans une lettre ouverte publiée dans des médias d'Amérique latine et d'Europe, 120 universitaires latino-américains et européens ont déclaré que les actes de l'Assemblée nationale, joints à des interventions étrangères, “approfondiraient la crise et déclencheraient une guerre”. Ce qui ferait du Venezuela “la proie d'intérêts étrangers, comme c'est arrivé dans d'autres régions du monde en conséquence d'interventions impérialistes”.
Mais pour l'universitaire vénézuélien installé en France Pedro Sánchez, avec qui j'ai parlé par téléphone, il n'est pas plausible de formuler le conflit vénézuélien dans le cadrage des événements du 20ème siècle à Cuba ou au Chili. Parce que “L'imaginaire autour de la relation entre l'Amérique latine et les États-Unis est si prégnant qu'on oublie que dans ce cas particulier il y a d'autres pays impliqués.”
Pour Sanchez, la position de la Maison Blanche sur le Venezuela est en contradiction avec sa politique migratoire, principalement représentée par le projet de Trump de mur à la frontière avec le Mexique, ou encore le déploiement de l'armée sur la frontière sud pour arrêter la soi-disant “caravane des migrants” venant d'Amérique centrale. “Certes, dans les années 1960 et 1970 il y a eu cette façon de faire, mais ce n'est pas ce qui se passe aujourd'hui. Dans notre hypothèse, il y a une grosse différence entre [la stratégie vénézuélienne] de Trump et le reste de sa politique étrangère”, dit-il.
Il dit aussi que l'on assiste à “une sorte de théâtre d'ombres”, c'est-à-dire que le public ne sait guère ce qui se passe dans la coulisse.
“Nous ne sommes plus dans les années 60 et 70. Pourquoi ça se passe comme ça aujourd'hui, et pas alors ? […] Parce qu'aujourd'hui, les USA ne peuvent agir que dans la mesure où il existe une alliance de pays voisins en appui”, ajoute-t-il.
La crise vénézuélienne a une lourde incidence sur la région, avec 3 millions au moins de Vénézuéliens qui ont quitté le pays, impactant, entre beaucoup d'autres choses, la situation sanitaire de la région.
La politologue vénézuélienne Margarita López Maya a fait écho à l'interprétation de Sánchez dans une déclaration qu'elle a postée sur sa page Facebook :
...desde hace ya al menos dos años dejó de ser un conflicto polarizado entre derecha e izquierda, donde ambos polos son responsables de las penurias y masivas violaciones a todos nuestros derechos humanos. […] Desafortunadamente, estos intelectuales críticos no pueden apreciar este cambio de paradigmas, ni el esfuerzo hecho por los partidos políticos opositores, porque su diagnóstico está demasiado condicionado por una ideología de izquierda todavía anclada en el siglo XX, donde se privilegia el antiimperialismo a la defensa de los derechos humanos.
…Il y a au moins deux ans que ça a cessé d'être un conflit polarisé entre droite et gauche, où les deux pôles sont responsables des pénuries et des violations massives de tous nos droits fondamentaux […] Malheureusement, ces intellectuels critiques ne peuvent apercevoir ce changement de paradigmes, ni l'effort fait par les partis politiques d'opposition, parce que leur diagnostic est trop conditionné par une idéologie de gauche toujours ancrée dans le XXème siècle, où l'anti-impérialisme passe avant la défense des droits humains.
Le site collectif vénézuélien Caracas Chronicles a lancé la campagne #AskAVenezuelan (#Demandez à un.e Vénézélien.ne) pour encourager les Vénézuéliens à réagir aux analyses faites par les commentateurs étrangers.
Cette campagne vise à traiter un phénomène que les internautes vénézuéliens appellent “Venezuelansplaining,” défini ci-après par l'utilisateur de Twitter Thomas Schwarzer :
#VENEZUELASPLAINING is the new tendency in social media, where people who have never lived in Venezuela, nor are Venezuelans, try to explain Venezuelans what according to them is happening in Venezuela https://t.co/6qsRWmiXJX
— Thomas Schwarzer (@tomyschwarzer) January 28, 2019
Le #VENEZUELASPLAINING est la nouvelle tendance sur les médias sociaux, qui consiste pour des gens qui n'ont jamais vécu au Venezuela, et ne sont pas Vénézuéliens, à vouloir expliquer aux Vénézuéliens ce qui selon eux se passe au Venezuela.