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Un projet de loi russe « anti fake news» est adopté en première lecture malgré une vive opposition

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Malgré des débats houleux, deux projets de loi controversés qui favorisent la censure ont été approuvés par le parlement russe // duma.gov.ru под CC4.0

La Douma d’État est en train d'examiner plusieurs projets qui menacent de réduire la liberté de parole et l'espace internet russe, déjà limités.

L'un vise l'«irrespect délibéré» à l’égard du gouvernement. L'autre combat la désinformation. Tous deux reflètent l'inquiétude croissante qui agite, dans un monde globalisé, les gouvernements sur les implications politiques de la désinformation — et d'une critique débridée — sur internet. Et tous deux ont essuyé de vives critiques de la part de la société civile russe, des experts, des internautes, et même de certains ministres du gouvernement. Pour autant, ces projets de loi qui pourraient contribuer à réduire la liberté d'expression suivent tranquillement leur chemin dans le système législatif.

Le premier projet de loi, l'initiative «internet souverain» [1] [en], qui doit encore passer par la chambre basse de la Douma, veut créer des points d'échange internet réglementés par le gouvernement, qui permettraient d'accentuer la surveillance et le contrôle du trafic intérieur et extérieur.

L'un [2] de ces deux projets de loi qui ont pour coauteur le sénateur Andreï Klichas (personnage ambigu qui a quitté l'audience de la commission de sa propre initiative et a refusé de le présenter lui-même à la Douma) propose d'instaurer de nouvelles limitations à la «diffusion délibérée de fausses informations d'intérêt public».

Selon cette loi, les personnes privées ou officielles et les organisations accusées de diffuser de fausses informations «ayant l'apparence d'informations authentiques», qui favorisent des désordres publics et autres troubles graves pourront être frappés d'une amende allant jusqu’à un million de roubles (env. 13.500 euros) s'ils ne suppriment pas le contenu problématique le jour même. Le projet de loi prévoit aussi des mesures [3] [ru] pour que le Roskomnadzor [le service russe de surveillance des médias] puisse plus facilement ordonner aux fournisseurs d'accès de bloquer les sites web qui hébergent le contenu délictueux.

Le projet de loi a fait un triomphe en première lecture [3] [ru] fin janvier, avec 336 voix et seulement 44 contre, grâce à la victoire de Russie unie aux élections législatives de 2016 [4], qui garantit au parti au pouvoir la majorité absolue en nombre de voix.

Le projet de loi «anti fake news» va revenir à la Douma en février, sous réserve d'une révision de certains de ses points les plus litigieux. Ce projet mis en avant par «le parti de Poutine» s'est heurté à des critiques exceptionnellement vives, et ce même au sein de branches habituellement dociles d'un pouvoir russe particulièrement centralisé et axé sur l’exécutif. Le parquet général, en particulier, a critiqué des points plutôt flous du projet, les jugeant de nature à nuire aux droits civils.

Le second projet de loi [5] [ru] a été présenté en même temps que la proposition de loi anti fake news. Il est considéré comme encore plus discutable. Les auteurs proposent de sanctionner «l'expression en langage grossier d'un irrespect délibéré» pour «le gouvernement, les symboles et organes publics officiels qui exercent le pouvoir étatique» par une amende allant jusqu'à 5.000 roubles (env. 67,50 euros) et une privation de liberté allant jusqu'à 15 jours. Le projet de loi a passé le cap de la première lecture le jour même, malgré une forte opposition au sein même du gouvernement (le vice-ministre de la Communication Alexeï Voline a déclaré que les représentants du gouvernement devaient «entendre ces critiques», ajoutant qu'ils n'étaient «pas en sucre»), tout autant que les partis d'opposition.

Sur les réseaux sociaux circule une vidéo tournée dans la salle de réunion de la Douma. On y entend un membre du Parti libéral-démocrate de Russie [le parti d'extrême droite de Vladimir Jirinovski] insulter ses collègues pour leur sensibilité excessive :

Puissant discours à la Douma sur l'irrespect envers les autorités: „Ce n'est pas parce qu'on n'appelle pas imbécile un imbécile qu'il arrête d'être un imbécile“

De nombreux journalistes russes se sentent directement visés par ce projet de loi. Sergueï Smirnov, rédacteur en chef de «Mediazone», une publication internet indépendante, financée par crowdfunding et dédiée aux abus du système judiciaire russe, écrit ceci [8] [ru] sur sa chaîne Telegram:

Один из авторов законопроекта (https://zona.media/news/2019/01/21/gd-agree) Дмитрий Вяткин заверил, что ответственность за неуважение к власти не будет наступать в случаях, если речь идет о критике какого-то конкретного лица. Ответственность за распространение фейковых новостей, по его словам, будет применима лишь в случаях, когда информация направлена на то, чтобы причинить вред здоровью и жизни людей, либо заставить их выйти на улицу. Вяткин также сообщил, что статья не будет касаться журналистских расследований и материалов.

Конечно это будет касаться журналистских расследований и материалов, в этом нет никаких сомнений. Для этого они закон и принимают. Мало того, если фейковые новости будут в Комсомольской правде и Лайфньюс, а после них будут убивать людей – ответственности никакой никто не понесет. А вот когда надо будет опять надавить на Би-би-си они найдут 10 абсурдных поводов.

L'un des auteurs du projet, Dmitri Viatkine, affirme que l'inculpation pour irrespect envers les autorités ne s’appliquera pas dans les cas où c'est un individu précis qui serait critiqué. L'inculpation pour diffusion de fake news, selon ses termes, sera retenue dans les seuls cas où l'information serait destinée à attenter à l'intégrité physique et à la vie de personnes, ou bien à les faire descendre en masse dans la rue. Viatkine ajoute que cet article de loi ne concernera pas les investigations et documents journalistiques.

Bien sûr que si, il concernera les investigations et documents journalistiques, ça ne fait aucun doute. C'est bien pour ça qu'ils adoptent cette loi. En plus, si des gens viennent à être tués à cause de fake news dans la “Komsomolskaïa Pravda” ou sur Life News [quotidien et chaîne proches du pouvoir], personne ne sera inculpé. Mais quand il s'agit de tomber une fois de plus sur la BBC, ils vont trouver 10 prétextes absurdes.

La BBC fait actuellement l'objet d'une enquête du Roskomnadzor pour violation présumée des lois russes sur les médias. Une décision ouvertement qualifiée de représailles [9] [ru] à une investigation [10] analogue sur les activités de la chaîne pro-Kremlin RT menée par les autorités britanniques.

Dans la citation de Smirnov, il est aussi question d'une affaire tristement célèbre [11]: des membres d'un groupuscule néonazi ultra-violent avaient utilisé des informations déformées ou faussées parues dans de grands médias pour commettre des agressions et meurtres de représentants de minorités ethniques, de défenseurs des droits de l'homme et de journalistes.

Ces deux projets de loi retiennent l'attention dans le contexte international, d'autant que leurs auteurs se réfèrent directement à des lois et propositions pour contrer les «fake news» émises dans les pays occidentaux. Andreï Klichas, le sénateur qui a coécrit les deux projets de loi, cite l'Allemagne comme exemple dans les deux cas, et plus précisément la «Loi sur la défense des droits et de la Toile» allemande, ou NetzDG. Ciblant les propos haineux exprimés sur internet, elle s'est attiré des critiques [12] de la part des associations de défense des droits de l'homme [13] pour son approche répressive et ses définitions floues.

Ironie du sort, de nombreux récents projets de loi et initiatives qui s'en prennent aux «fake news» en Europe ont été inspirés par la crainte d'une désinformation venue de Russie. Ces dernières années, les gouvernements répressifs de par le monde, y compris la Russie, le Myanmar et l'Egypte, ont utilisé les «fake news» comme prétexte [14] pour restreindre la liberté d'expression.