- Global Voices en Français - https://fr.globalvoices.org -

Malgré des défauts avérés, le système indien d’identification biométrique a été entériné par la Cour suprême. Et maintenant ?

Catégories: Asie du Sud, Inde, Cyber-activisme, Droit, Droits humains, Gouvernance, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens, Technologie, Advox
[1]

Un camp de collecte de données biométriques du projet ‘Aadhaar’, à Salt lake, Kolkata, Inde, 2015. Image de Biswarup Ganguly via Wikimedia Commons. CC BY 3.0

Sauf mention contraire, les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.

[Article d'origine pubié le 7 octobre 2018] Mercredi 26 septembre 2018, la Cour Suprême de l'Inde a entériné le système controversé d'Identité Unique ou Aadhaar [2] [fr].

À la suite de la deuxième plus longue audience de l’histoire judiciaire indienne, le tribunal composé de cinq juges a remis un jugement de 1 448 pages, plus de sept après la première contestation judiciaire contre le système.

Une première lecture de la majeure partie du jugement sur l'Aadhar est effrayante. La fin du lien obligatoire vers les comptes bancaires et les téléphones mobiles, bien sûr. Mais pas de remède aux éventuelles exclusions délibérées de l'aide sociale. Pire encore, la question de “l'État de surveillance” n'est abordée qu'en disant « faire une loi plus forte contre lui ».

Le système avait également été cité dans une précédente contestation constitutionnelle sur des motifs de confidentialité. En juillet 2017, une chambre constitutionnelle composée de neuf juges de la Cour Suprême a confirmé unanimement le droit des citoyens indiens à la vie privée [5], mais la décision n'impliquait pas Aadhaar.

Controverses autour d'Aadhaar

Lancé tout d'abord en 2009, le système Aadhaar [2] [fr] attribue à chaque personne un numéro d'identification unique associé à diverses informations démographiques et biométriques, et sa sauvegarde dans une base de données centralisée. En théorie, il aide les personnes à authentifier leur identité pour pouvoir accéder à une foule de services sociaux et fédéraux.

Mais le programme a souffert de la mauvaise gestion des données et d'erreurs de machine, ce qui a privé des gens d’avantages [6] sociaux [7] garantis par l'État, conduit à la fuite de données de citoyens [8] et à des accusations de permettre la surveillance [9].

Un autre exemple choquant des échecs d'Aadhaar est survenu en 2017, avec la mort de faim [10] d'une fillette de 11 ans qui s'est vu refuser légalement des subventions alimentaires en raison de l'absence du numéro Aadhaar. L’affaire a révélé que de nombreux magasins de rationnement refusaient aux citoyens leurs bons alimentaires, dans le but de se conformer au système Aadhaar.

Aadhaar a conduit à l'exclusion à grande échelle des plus pauvres et des plus marginalisés des programmes sociaux de l'État. Santoshi, 11 ans, est morte de faim à Jharkhand il y a exactement un an lorsque sa ration de nourriture lui a été refusée parce que sa carte de rationnement n'était pas associée à Aadhaar.

Dans la décision de la semaine dernière, la Cour suprême a confirmé les articles de la loi Aadhaar de 2016 [15] autorisant l'utilisation de l'authentification biométrique aux fins de subventions gouvernementales et de régimes de protection sociale. Mais le jugement supprime certaines des exigences précédemment implicites du système, déclarant que [16] « personne ne peut se voir refuser des avantages sociaux à cause d'un défaut de carte Aadhaar ».

Le tribunal a également décidé de limiter l'utilisation d'Aadhaar par les banques privées et les fournisseurs de télécommunications, mais n'a pas puni rétroactivement les entreprises privées pour avoir enfreint la loi, y compris par la collecte de données sur les citoyens en l'absence de législation entre 2009 et 2016.

Bien que des experts, des groupes politiques et des citoyens aient débattu du jugement concernant la protection de la vie privée et les liens avec l'inclusion financière, il existe une confusion quant au verdict.

Rahul Mattan a écrit dans Mint [17] :

The Supreme Court had held that allowing the private sector to access biometric and demographic information was tantamount to enabling their commercial exploitation of this information. So, the court ruled, that portion of Section 57 that enables bodies corporate and individuals to seek authentication, was unconstitutional. There is considerable confusion as to what this statement really means. Does it imply that no private entities whatsoever can use the authentication infrastructure? If so, how does that interpretation square with the rest of the judgment that unequivocally upholds the use of Aadhaar for the purposes of dispensing subsidies and other government benefits?

La Cour suprême avait statué que permettre au secteur privé d'accéder à des informations biométriques et démographiques revenait à leur permettre d'exploiter ces informations à des fins commerciales. La cour a donc décidé que la partie de l'article 57 qui permet aux personnes morales et aux individus de demander l'authentification était inconstitutionnelle. Il y a une grande confusion quant à la signification réelle de cette déclaration. Cela implique-t-il qu'aucune entité privée, quelle qu'elle soit, ne peut utiliser l'infrastructure d'authentification ? Si tel est le cas, comment cette interprétation cadre-t-elle avec le reste du jugement qui confirme sans équivoque l’utilisation d’Aadhaar à des fins de distribution de subsides et d’autres allocations publiques ?

Un article dans Business Standard [18] décrit comment des entreprises telles que Reliance Jio, une société indienne, ont acquis des clients grâce au module e-KYC assisté par Aadhaar et au recours futur :

“Though the verdict is not affecting us, we believe that this will be a regressive move for FinTech [19] companies as they will eventually move to the traditional mode of verifying individuals and thereby the turnaround time for processing the loan will increase to a considerable extent,” said Bhavin Patel, co-founder and CEO of LenDenClub, a peer-to-peer lender.

« Bien que le verdict ne nous affecte pas, nous pensons que ce sera un un recul pour les sociétés de finTech [20] [fr] car elles passeront finalement au mode traditionnel de vérification des personnes et, partant, le délai de traitement du prêt augmentera considérablement », a déclaré Bhavin Patel, co-fondateur et PDG de LenDenClub, un prêteur peer-to-peer.

Un éditorial de The Hindu [21] explique comment le récent jugement rétablit le projet de loi Aadhaar sous sa forme originelle en supprimant les failles du système de distribution publique pour les segments les plus pauvres de la société :

In upholding the constitutional validity of Aadhaar [22] and clarifying areas in which it cannot be made mandatory, the Supreme Court has restored the original intent of the programme: to plug leakages in subsidy schemes and to have better targeting of welfare benefits. Over the years, Aadhaar came to mean much more than this in the lives of ordinary people, acquiring the shape of a basic identity document that was required to access more and more services, such as birth and death certificates, SIM cards [23], school admissions, property registrations and vehicle purchases.

En confirmant la validité constitutionnelle d'Aadhaar [22] et en clarifiant les domaines dans lesquels elle (la carte) ne peut pas être rendue obligatoire, la Cour Suprême a rétabli l'objectif initial du programme : colmater les brèches dans les régimes d'allocations et mieux cibler les avantages sociaux. Au fil des ans, Aadhaar a pris beaucoup plus d'importance dans la vie des gens ordinaires en acquérant la forme d'un document d'identité de base indispensable pour accéder à de plus en plus de services tels que certificats de naissance et de décès, cartes SIM [23], inscriptions à l'école, enregistrements de propriétés et achats de véhicules.

#AadhaarVerdict: Le Bon, la Brute et le Truand

Au cours des prochaines années, de nombreux juristes et spécialistes des sciences sociales vont probablement se pencher sur cet important jugement pour son impact considérable sur les libertés civiles et les problèmes socio-économiques.

Le jugement de la majorité (4 juges contre 1) a annulé des articles [24] de la loi autorisant l'utilisation d'Aadhaar par des entreprises privées et limitant son utilisation par l'État au titre d'”exceptions de sécurité nationale” arbitraires. Cependant, bien qu’il ait été convenu que le profilage portait atteinte aux libertés civiles et que la surveillance était inconstitutionnelle, les juges en sont arrivés à la conclusion [25] qu'aucun des deux n’étaient possibles dans le système Aadhaar.

Aadhaar a toujours été conçu comme un mécanisme par lequel les subventions et autres services sociaux du gouvernement pourraient être transférés plus facilement à la population. Il ne s'agissait pas [26] d'un droit socio-économique en soi. Cependant, l’approbation judiciaire du système paralyse [27] le droit à la vie privée des individus, pour un supposé bien commun. Malgré en avoir reconnu les failles [28], les juges ne trouvent pas de raisons suffisantes pour déclarer le système inconstitutionnel.

Alors que quatre des cinq juges ont confirmé la constitutionnalité du projet Aadhaar, la seule dissidence du juge Chandrachud a soulevé des préoccupations importantes.

Il a soutenu que le système [29] est une « fraude à la constitution » et « tout à fait illégal » :

Identity is necessarily a plural concept. The Constitution also recognises a multitude of identities through the plethora of rights that it safeguards….Technology deployed in the Aadhaar scheme reduces different constitutional identities into a single identity of a 12-digit number and infringes the right of an individual to identify herself/himself through a chosen means.

L'identité est nécessairement un concept pluriel. La Constitution reconnaît également une multitude d'identités grâce à la pléthore de droits qu'elle protège… La technologie mise en œuvre dans le système Aadhaar réduit les identités constitutionnelles en une identité unique composée d'un nombre à 12 chiffres et porte atteinte au droit d'un individu de s'identifier lui/elle-même par un moyen choisi.

Bien que la voix du juge dissident ne fasse pas loi [30], elle ouvre la possibilité de remettre en cause le jugement à l'avenir.