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L'agitation politique actuelle en Haïti : Déjà-vu ou opportunité de vrai changement ?

Catégories: Caraïbe, Haïti, Economie et entreprises, Gouvernance, Manifestations, Médias citoyens, Politique
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Capture d'écran des manifestations de février 2019 à Haïti, extrait d'une vidéo postée sur YouTube par PBS NewsHour.

Depuis plus d'une semaine maintenant, les rues de Port-au-Prince et d'autres grandes villes haïtiennes sont remplies de personnes qui manifestent violemment contre le gouvernement en place et demandent au Président Jovenel Moïse de démissionner [2].

Les troubles ont éclaté le 7 février 2019, 33 ans après la rupture [3] du pays d'avec plus de décennies de dictature pour entrer dans une nouvelle ère de démocratie, de stabilité et de développement. Une transition qui n'a pourtant pas apporté — du moins jusqu'à présent — le niveau de développement ou de stabilité manquant, et le chaos est arrivé.

C'est plus ou moins la quatrième fois en moins de neuf mois que des manifestations massives menacent d'engloutir Jovenel Moïse et son gouvernement depuis son entrée en fonctions [4] en février 2017, après un processus électoral long et contesté qui dura plus d'une année.

En juillet 2018 [5], les gens sont descendus dans les rues pour protester contre la hausse des prix des carburants et son impact sur les prix des denrées alimentaires de base. De nombreux commerces ont été pris d'assaut, pillés ou incendiés lors de ces manifestations. La colère populaire avait aussi été enflammée par la corruption endémique entourant la participation de Haïti dans PetroCaribe [6]. Ce programme énergétique régional, lancé par le Venezuela, avait pour but de fournir du pétrole et des produits pétroliers selon des modalités de paiement préférentielles. Mais au lieu que Haïti saisisse l'occasion pour financer son développement, plus de 3 milliards de dollars ont été détournés [7] par des anciens ministres et hauts-fonctionnaires grâce à des contrats opaques — dont l'un avec une société du nom d’Agritrans [8], appartenant au Président Moïse.

Sur fond de décennies d'instabilité politique — dix gouvernements provisoires, sept présidents élus, deux coups d’État militaires et un civil, et plusieurs missions de stabilisation de l'ONU —les gens ont atteint un point de rupture. Les conditions de vie se sont gravement détériorées, avec au moins 60 % des Haïtiens vivant loin en-dessous du seuil de pauvreté, et selon les dernières estimations de la Banque mondiale, un taux de chômage proche de 14 pour cent.

Le pays a pu connaître une certaine croissance économique tout juste après le tremblement de terre dévastateur de 2010, avec un accroissement du PIB de 5,5 % en 2011 [9]. Mais la croissance ralentit à moins de 2% depuis 2015 [9]. Haïti est l'un des pays les plus inégalitaires de la région : les 20 % plus pauvres [10] se partagent moins de 1 % du revenu national. Outre ces problèmes structurels, Haïti souffre d'une faiblesse institutionnelle débilitante et d'une corruption systémique [11].

Défier la corruption

Les Haïtiens — et surtout les jeunes — utilisent les plateformes de médias sociaux pour créer ce qu'ils appellent le #PetroCaribeChallenge [12] pour tenter de mobiliser la société civile et les citoyens ordinaires afin de mettre la pression sur le gouvernement en vue d'amener devant la justice ceux qui sont impliqués dans le scandale PetroCaribe.

Le gouvernement a été tellement secoué par la violence des manifestations et la détermination des #PetroChallengers l'été dernier que le Premier ministre d'alors Jacques Guy Lafontant a dû démissionner [13]. Son successeur [14], Jean Henry Ceant, a pris ses fonctions en septembre 2018 dans l'espoir qu'il puisse régler la crise. Las, les manifestations anti-gouvernementales ont persisté pendant tout octobre et novembre.

La situation a empiré le mois dernier tandis que la gourde, la monnaie haïtienne, a continué à se dévaloriser. L'inflation a grimpé à presque 15 % [15] et le prix des produits alimentaires de base atteint des sommets. Le président Moïse appelle [16] depuis décembre à un dialogue national pour traiter la crise, mais la plupart des secteurs de l'opposition politique refusent d'y participer, et insistent que sa démission est le seul moyen de débloquer la situation.

‘Table rase’

Le mouvement de protestation a atteint un tel paroxysme qu'il paralyse Port-au-Prince et les autres principales villes, en affectant lourdement écoles, hôpitaux et marchés. Les manifestants, dont certains sont devenus violents, ne se contentent pas d'exiger le départ du Président Moïse, ils veulent aussi un changement radical du système : “table rase”, disent-ils.

Le 14 février, M. Moïse est sorti de son silence en s'adressant à la nation [17], essentiellement pour condamner les violences. La population a eu, une fois de plus, le sentiment de ne pas avoir été entendue. Elle a décodé que le président manquait une occasion de plus de montrer qu'il avait l'aptitude à gouverner et le caractère pour guider le pays hors de cette crise.

Le 16 février, le premier ministre a emboîté le pas et s'est adressé à son tour à la nation, [18] annonçant un ensemble de mesures pour alléger les souffrances de la population et traiter à la racine les maux économiques et politiques. Il a réitéré que le dialogue est nécessaire à l’instauration d'un pacte de gouvernement bénéficiant à tous les Haïtiens.

Ces deux interventions suffiront-elles à calmer le mouvement de protestation ? En attendant de le savoir, cependant, les manifestants clament qu'ils “verrouillent” le pays jusqu'à ce que Jovenel Moïse démissionne, ou qu'un modus vivendi soit trouvé. Les services essentiels fonctionnaient dans une certaine normalité le 16 février [19], ce qui a donné aux gens l'occasion de stocker la nourriture et les produits de première nécessité à la portée de leurs bourses.

Mais la crise est profonde. Les élites politiques et les secteurs puissants de l'oligarchie qui ont en partage un monopole économique incontesté se sont approprié l’État et ont mis en place un système de rente [20] aux dépens d'une croissance économie durable.

Les mouvements traditionnels dans l'opposition politique veulent le pouvoir à tout prix, sans présenter d'alternatives saines et cohérentes à l'immobilisme. Les #PetroChallengers en sont encore à apprendre comment transformer le militantisme social positif en action politique efficace. Au bout du compte, la grande question qui émerge de l'agitation politique actuelle est de savoir si elle n'est qu'une répétition du même, ou si elle ouvre des portes vers un changement réel et systémique en Haïti.