Comment les dirigeants saoudiens se servent de la religion pour renforcer leur pouvoir et faire taire les critiques

La grande mosquée de la Mecque, la ville considérée comme la plus sacrée de l'islam. Photo de Basil D Soufi sur Wikimedia [CC BY-SA 3.0].

[Article d'origine publié le 25 février 2019] Quand Jamal Khashoggi, journaliste saoudien et chroniqueur au Washington Post, a été assassiné en octobre dernier dans les locaux du consulat saoudien à Istanbul, on a craint pour l'exercice de la liberté d'expression pour les journalistes  en Arabie Saoudite et dans le monde arabe.

Les répercussions politiques qui ont suivi ont également secoué certaines des plus puissantes institutions et voix de l'islam.

Une fois révélées les circonstances de la disparition et de la mort de Khashoggi, de nombreux dirigeants dans le monde ont ouvertement accusé le prince héritier Mohammed Ben Salmane d'avoir ordonné le meurtre du journaliste. Dans ce qui est apparu comme une réponse à ces accusations, le prêche de l'imam de la grande mosquée de la Mecque le 19 octobre a fait l'éloge de Ben Salmane, qui dirige dans les faits le royaume.

Le cheikh Abdulrahman al-Sudais a loué les “réformes de modernisation” de Ben Salmane et dénoncé dans son prêche les attaques contre “ces terres sacrées”, un texte qui a été approuvé en amont par les autorités saoudiennes. Il a conclu en affirmant “qu'il était le devoir solennel de tous les musulmans de soutenir et d'obéir au roi et au loyal prince héritier, les protecteurs et gardiens des sites sacrés et de l'islam.”

En réponse, dans une contribution au New-York Times, Khaled M. Abou El Fadl, professeur à la faculté de droit de UCLA (l'Université de Californie à Los Angeles), a déclaré que ce prêche avait “désacralisé et terni” la tribune du prophète. “En utilisant la grande mosquée pour blanchir ses actes de despotisme et d'oppression, le prince Mohammed a remis en cause la légitimité même du contrôle et de la garde saoudiens des lieux saints de la Mecque et de Médine.”

La longue histoire saoudienne des liens entre politique et religion

Avec son système de pouvoir théocratique, ce n'est pas quelque chose d'exceptionnel dans ce royaume ultraconservateur. En fait, les dirigeants saoudiens utilisent de longue date la religion comme un outil de pouvoir politique, et ce dès les origines du royaume.

L'Arabie Saoudite abrite les deux sites les plus sacrés de l'islam, la Mecque et Médine.

Chaque année, des millions de musulmans venant du monde entier viennent à la Mecque pour effectuer le Hadj, le pèlerinage, un des cinq piliers de l'islam. Cela a permis au gouvernement saoudien de revendiquer une forme spéciale de légitimité religieuse au sein de l'islam. Le royaume exploite cette légitimité afin de gagner et conserver son pouvoir politique.

Quand le premier État saoudien a été fondé en 1744, Mohammed Ibn Saoud, émir de l'oasis de Diriya, a conclu un pacte avec le chef religieux et théologien Mohammed Ben Abdelwahhab. Ce dernier a lancé un mouvement religieux ultraconservateur (connu aujourd'hui sous le nom de wahhabisme) fondé sur une interprétation rigoriste du Coran et des traditions du prophète.

Fanack, un média indépendant et un site d'analyse spécialisé sur le monde arabe, explique sur cette union avait pour but de “créer un royaume islamique qui fonde son pouvoir sur une interprétation stricte de l'islam.”

Le premier État saoudien a disparu quelques décennies plus tard, et un second État a été fondé en 1824, avant de disparaître une nouvelle fois en 1891. En 1924 et 1925, la famille Ibn Saoud envahit la Mecque et Médine (les deux villes sacrées de l'Islam), avec l'aide de soldats wahhabites. En 1932, le royaume d'Arabie Saoudite est créé. Depuis lors, les dirigeants saoudiens ont continué d'utiliser la religion pour servir leurs intérêts politiques.

Des voix défiant le discours religieux officiel réduites au silence

Aujourd'hui, l'histoire du royaume est la première préoccupation de nombreux Saoudiens alors qu'ils font face à une répression grandissante sous l'autorité de Mohammed Ben Salmane. Des religieux sont engagés pour s'occuper de ceux qui dénoncent la violation des droits ou demandent des réformes et sont des “ennemis de l'islam”. Les autorités continuent également d'avoir recours à des discours qui servent les intérêts politiques des dirigeants.

En janvier 2019, le ministre saoudien des Affaires islamiques, le cheikh Abdullatif Al-Asheikh a condamné les printemps arabes de 2011 et 2012, qu'il voit comme “un poison et une destruction pour l'homme arabe et musulman”.

Dans une référence implicite aux critiques qui ont visé le royaume après le meurtre de Khashoggi, le ministre a dénoncé ce qu'il considère être des “attaques injustes de la part des ennemis de l'islam” et a accusé les musulmans critiquant le royaume et sa politique “de semer la sédition, d'apporter la discorde et de provoquer les gouvernants et les dirigeants”.

Renvoyant au lien entre le wahhabisme et l'oppression politique, la militante saoudienne pour les droits de l'homme Yahya Assiri, qui vit en exil à Londres, a twitté le 13 janvier :

L'oppression est un système global, et [dans notre pays] elle est permise par la religion. Quand Ibn Saoud et Ben Abdelwahhab se sont alliés, l'Arabie Saoudite et le wahhabisme se sont développés comme des jumeaux malveillants. Notre pays ne survivra pas tant que nous ne nous débarrasserons pas de l'oppression wahhabite saoudienne. Ceci étant dit, d'autres, et avec une bonne intention, ont dit que le wahhabisme est un mouvement religieux, alors qu'il est uniquement politique.

Mais les voix de personnes comme Assiri sont réduites au silence en Arabie Saoudite.

Une autre de ces voix est celle d'Abdullah Al-Hamid, un des fondateurs de la désormais dissoute Association saoudienne des droits civils et politiques (ACPRA) et qui est actuellement emprisonné.

Al-Hamid purge une peine de onze ans de prison pour ses activités en faveur des droits de l'homme. Il a été accusé d'avoir “brisé l'allégeance au chef de l’État et de lui avoir désobéi” et d'avoir “encouragé le désordre en appelant à manifester”. Il a été reconnu coupable en 2013 par la tristement célèbre Cour criminelle spéciale, créée pour juger les affaires liées au terrorisme mais qui est souvent chargée de poursuivre les militants des droits humains.

Des groupes de défense des droits humains ont rapporté qu'Al-Hamid a commencé une grève de la faim le 17 février. Dans une déclaration qui lui est attribuée et qui a été publiée par les défenseurs des humains MBS MeToo, Al-Hamid annonce qu'il exige la libération des militants des droits humains emprisonnés et des prisonniers politiques.

Abdullah Al-Hamid. Photo provenant de son compte Goodreads.

Dans ses écrits, il s'est appuyé sur des textes islamiques et des traditions pour appeler à des réformes démocratiques, prôner les droits humains et critiquer les institutions religieuses qui permettent la répression en Arabie Saoudite, tels que le Conseil des oulémas, le plus haut organe religieux du royaume qui conseille le roi sur les questions religieuses.

Il a par le passé accusé le Conseil de servir à soutenir “ceux qui volent l'argent, la dignité et la liberté du peuple”. Il affirme qu'il joue un rôle dans “les attaques contre la citoyenneté, le pluralisme et la tolérance” ainsi que dans “la production de la violence et de l'extrémisme”

Il a aussi défendu “un discours religieux moderne qui adopte un rôle consultatif” et s'est opposé à ce qu'il décrit comme étant le “discours religieux commun” dans le royaume qui “exige une prière derrière un imam injuste… même s'il s'en prend à la liberté de quelqu'un, à la justice et à l'égalité.”

Des religieux indépendants réprimés

Tout en faisant taire ceux qui remettaient en cause la ligne officielle du gouvernement, l'Arabie Saoudite s'est aussi montrée ferme face aux religieux qui ne soutenaient pas suffisamment la politique et les actions menées par le prince héritier.

Le religieux Ali Al-Omari et les cheikhs Salmane Al-Awda et Awad Al-Qarn ont tous été arrêtés en septembre 2017 pour des motifs variés dont leurs liens supposés avec les Frères musulmans. Des groupes de défense des droits humains affirment que ces accusations ont été portées car ces religieux n'avaient pas soutenu ouvertement la rupture des relations diplomatiques et économiques avec le Qatar par l'Arabie Saoudite et ses alliés. Et les trois hommes pourraient être condamnés à mort.

Âgé de 62 ans, le cheikh Salmane Al-Awda est un religieux important qui était très suivi sur les réseaux sociaux, non seulement en Arabie Saoudite mais aussi dans le monde arabe. Il est suivi par plus de 22 millions d'abonnés au total sur ses comptes Instagram, Facebook, Twitter et YouTube. Il avait par le passé exprimé son soutien aux printemps arabes de 2011 et appelé à des réformes démocratiques dans le royaume et la région.

Amnesty International et d'autres groupes de défense des droits humains ont lié son arrestation à un tweet posté le 8 septembre, dans lequel il réagissait aux informations rapportant une réconciliation potentielle entre ces nations. Dans la deuxième partie de son tweet, il avait écrit: “Puisse Dieu apporter l'harmonie entre leurs cœurs pour le bien de leurs peuples.”

Ali Al-Omari est un spécialiste de la religion et président de 4Shbab, une chaîne de télévision islamique à destination des jeunes. Contrairement aux deux autres, il ne s'exprimait pas sur les questions politiques du royaume. Il a même par le passé posté un tweet de soutien aux dirigeants du royaume, et posté un autre tweet de prière pour le succès de Ben Salmane quand celui-ci a été désigné prince héritier en juin 2017.

Le cheikh Awad Al-Qarni est la cible de plusieurs accusations dont le soutien aux Frères musulmans, interdits en Arabie Saoudite, et d'avoir dénigré le royaume, sa politique et son système.

D'autres religieux sont aussi emprisonnés actuellement en Arabie Saoudite. Certains ont appelé à des réformes démocratiques dans le royaume, comme Al-Awda, tandis que d'autres ont exprimé leur opposition aux mesures et aux réformes sociales de Ben Salmane.

Ces affaires confirment que sous l'autorité de fait de Ben Salmane, le silence n'est plus suffisant. Au-delà d'un mandat pour écraser les voix “indépendantes”, c'est-à-dire les mots de quiconque n'écrivant pas au service de l'autorité du royaume ou de son agenda politique, les religieux doivent en faire plus et louer ouvertement l'autorité du prince héritier et celle du Royaume.

Les opinions et les idéologies de ces prisonniers d'opinion actuellement derrière les barreaux en Arabie Saoudite, qu'ils soient défenseurs des droits des femmes, défenseurs des droits humains, des protestataires chiites, ou des religieux, peuvent varier. Mais sous l'autorité de fait de Ben Salmane, ces individus font tous l'objet d'injustices de la part des autorités saoudiennes : des détentions arbitraires, un emprisonnement à l’isolement, de la torture ou des disparitions forcées. Pour légitimer et étouffer ces actes d'oppression, les dirigeants saoudiens n'hésitent jamais à utiliser la religion pour couvrir leurs pratiques.

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