Le Kazakhstan éteint le mégaphone du Xinjiang

Serikjan Bilach (Serikzhan Bilash dans la transcription anglo-saxonne). (Photo: Eurasianet)

Cet article [en] publié par le site Eurasianet [en] est reproduit par Global Voices dans le cadre d'un accord de partenariat. Note du rédacteur: depuis la publication de cet article, Bilach est sorti de prison et a été placé en résidence surveillée.

Les services de sécurité du Kazakhstan suivaient de près le militant Serikjan Bilach, qui attirait l'attention sur la situation au Xinjiang bien avant son arrestation soudaine durant le week-end du 10 mars.

Quand le correspondant d'Eurasianet a rencontré pour la première fois Bilach à Almaty en juin 2018, ce dernier venait juste de recevoir un avertissement officiel du procureur lui interdisant de participer à une manifestation organisée par un opposant depuis l'étranger.

Bilach, orateur charismatique qui bénéficie d'un important soutien parmi les Oralmans, ou rapatriés du Kazakhstan, était plutôt perplexe. «Je ne sais pratiquement rien de cet individu et de son organisation, a-t-il dit au sujet de Moukhtar Abliazov, l'ennemi attitré du président Noursoultan Nazarbaïev. Ma seule priorité est le Xinjiang.»

Bilach combat avec une détermination inlassable et passionnée les violations des droits ethniques des Kazakhs par les autorités chinoises dans la province du Xinjiang.

Ses activités ont provoqué le mécontentement d'Astana, toujours réticente à soulever des questions susceptibles de compromettre ses relations avec Pékin. Le Kazakhstan réagit avec la plus grande prudence aux informations de plus en plus insistantes selon lesquelles le gouvernement chinois, sous prétexte de lutte contre l'extrémisme, aurait jeté dans des camps de rééducation des centaines de milliers de musulmans du Xinjiang, parmi lesquels des Ouïgours, des Kazakhs et des Kirghizes. Astana s'est gardé de toute critique, préférant mettre l'accent sur «la confiance mutuelle, le bon voisinage et le respect».

L'arrestation brutale de Bilach s'explique peut-être par cette volonté d'Astana de rester en bons termes avec Pékin. Le 10 mars après minuit, les forces de l'ordre ont interpellé le militant dans une chambre d'hôtel d'Almaty où il se trouvait par mesure de sécurité. Puis il a été mis dans un avion pour Astana, où il a été informé qu'il était accusé d'incitation à la haine ethnique.

L'avertissement du procureur l'an dernier cité plus haut n'était qu'un des ballons d'essai lancés par les autorités, qui s'inquiètent de la popularité grandissante de cet activiste politique indépendant.

Le bureau de son organisation non officielle Atajurt était régulièrement investi par des policiers en uniforme. Cette association s'occupait activement d'organiser des conférences de presse et de diffuser des vidéos de témoignages sur les présumées violations commises par les autorités chinoises au Xinjiang.

«C'est notre ami.» C'est ainsi qu'un Bilach souriant a présenté au correspondant d'Eurasianet, lors de sa venue au bureau d'Atajurt en janvier, le policier impassible en faction à ses côtés [ru].

«On est contents qu'il nous laisse faire notre travail», a-t-il ajouté.

Le 10 mars, ce même policier, qui répond au nom de Baourjan, a pu voir ses collègues embarquer dans des sacs en plastique noir les ordinateurs d'Atajurt, avant de mettre des scellés sur la porte. Les bénévoles de l'association qui étaient présents ont ensuite été interrogés par la police.

Les conséquences potentielles de la fermeture d'Atajurt, qui couvre les événements dans le Xinjiang, sont difficiles à évaluer.

Le bureau d'Atajurt renferme de nombreux témoignages vidéo de Kazakhs sur des proches détenus dans des camps au Xinjiang, qui mettent en lumière une répression accrue de la part des autorités chinoises.

La frontière sino-kazakhe (Eurasianet).

Ces derniers mois, certains d'entre eux ont été informés que leur parent avait été libéré du camp de rééducation… pour être envoyé en camp de travail forcé. Les autres ont appris que leur proche allait être transféré en prison pour y purger une longue peine.

Gaoukhar Kourmangalieva a un cousin, Askar Azarbek, de nationalité kazakhe, qui a été arrêté par les hommes des services spéciaux chinois dans la zone libre de Khorgos en décembre 2017. Elle est l'un de ces témoins devenus bénévoles à l'association Atajurt.

Jusqu'à ce qu'elle visionne sur internet en mars 2018 la vidéo d'un discours de Bilach, Mme  Kourmangalieva travaillait comme femme de ménage à mi-temps pour un salaire de 50.000 tengas (114,50 euros) et n'était pas consciente de l'ampleur de la répression au Xinjiang.

A Atajurt, elle a trouvé de nombreux compagnons d'infortune tout prêts à l'écouter. Tout au long de l'année, elle a donné des coups de téléphone et envoyé des mails réguliers, jusqu'à ce qu'elle finisse par recevoir une réponse du ministère de l'Intérieur kazakh. Fin 2018, les employés du ministère l'ont informée que son cousin était détenu pour avoir enfreint la loi qui interdit la double nationalité.

«Ils ont fermé Atajurt et arrêté Serikjan Bilach. Où est-ce que je vais aller maintenant?» se demande Gaoukhar Kourmangalieva.

Bilach avait déjà eu des ennuis avec la justice. En février, il a été condamné à une amende équivalente à une centaine d'euros parce qu'il dirigeait une association non enregistrée.

Mais alors que les uns voient en lui un croisé que n'effraient pas les menaces, d'autres le tiennent pour un dangereux démagogue.

En janvier, un groupe de personnalités kazakhes parmi lesquels l'ancien député et écrivain Moukhtar Chakhanov ont signé une pétition contre lui. Les signataires y affirmaient que Bilach semait la discorde et instrumentalisait les Oralmans [en] pour «marquer des points».

«Les bénévoles d'Atajurt font plus de mal que de bien», est-il dit dans la pétition. Bilach a précisé ensuite à Eurasianet que c'est suite à cette pétition qu'il avait été emmené au commissariat pour interrogatoire.

Certains pensent d'ailleurs que les signataires avaient subi des pressions des autorités. Il faut ajouter qu'en devenant populaire, Bilach s'est fait des ennemis.

Kydiarali Oraz, qui se considère comme le fondateur d'Atajurt, n'a pas démérité dans la lutte pour les droits des Kazakhs au Xinjiang, puisqu'il est même intervenu en leur faveur au siège de l'ONU en novembre 2018. Mais peu après cette intervention, Oraz et Bilach se sont brouillés. Ce dernier accusait Oraz d'avoir commis des irrégularités financières et de trahir la cause commune.

Oraz a fondé une autre association qui a été reconnue aussitôt par les autorités, ce qui a éveillé les soupçons et l'animosité de ses anciens camarades.

Après l'arrestation de Bilach le 10 mars, Oraz a enregistré un message vidéo [ru] où il exprime sa solidarité envers Atajurt et toute la communauté oralman. Mais ses relations avec son ancien camarade restent tendues.

«Si quelqu'un n'est pas d'accord avec lui [Bilach], il se fait coller une étiquette d'espion chinois», s'était plaint Oraz dans une interview donnée antérieurement à Eurasianet.org.

L'une des principales alliées de Bilach, quant à elle, ne l'a pas abandonné. Sayragul Sauytbay, ancienne fonctionnaire et membre du Parti communiste chinois, a fait sensation dans les médias l'an dernier. Elle était la première à témoigner devant un tribunal sur les camps de rééducation en Chine. Elle comparaissait en qualité d'accusée, passible de déportation en Chine pour franchissement illégal de la frontière sino-kazahke.

Si cette affaire a trouvé un assez large écho dans les médias locaux et étrangers, c'est en grande partie grâce au travail d'Atajurt.

Après chaque audience du procès Sauytbay, Bilach a fait des discours enflammés à destination des Oralmans, dont un grand nombre s'entassaient dans la salle d'audience exiguë du tribunal de la ville provinciale de Jarkent. Une fois, Bilach a même poursuivi jusqu'à leur voiture deux diplomates chinois paniqués, qui assistaient au procès en tant qu'observateurs. Quand le tribunal a finalement décidé de libérer Sayragul Sauytbay, son statut d'icône nationale était assuré.

Mais les autorités kazakhes lui refusent l'asile permanent, ce qui l'oblige à faire renouveler régulièrement son autorisation temporaire de séjour et la rend vulnérable aux pressions du gouvernement, explique son avocate Aïman Oumarova, primée en 2018 pour son implication dans la défense des femmes par le Département d'Etat américain [en].

Selon Mme Oumarova, les services spéciaux ont récemment exigé de Sayragul Sauytbay qu'elle désavoue publiquement Bilach à la télévision kazakhe.

«Il est dans leur viseur parce qu'il est celui qui élève le plus la voix sur la question des droits des Kazakhs au Xinjiang», a-t-elle affirmé à Eurasianet, se disant prête à défendre les intérêts de Bilach devant le tribunal.

Mme Sauytbay a décliné la demande des autorités malgré les menaces que ce refus peut faire peser sur elle.

«Elle m'a dit: “Si je prends position contre lui après tout ce que ces gens ont fait pour moi, alors qui suis-je?”», rapporte Mme Oumarova.

La base de données des victimes du Xinjiang est la plus importante qui existe en anglais pour permettre de rechercher les victimes de la répression toujours en cours dans la région autonome ouïgoure du Xinjiang.

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