Attaques au Sri Lanka : les médias sociaux sont-ils un bien ou un mal ?

L’hôtel Kingsbury de Colombo, au Sri Lanka, a été l'un des sites des attaques coordonnées du 21 avril 2019. Photographie par AKS.9955 via Wikimedia Commons.

Sauf mention contraire, les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.

Pendant que la tragédie de Pâques 2019 autour des attaques des églises et des hôtels se déroule au Sri Lanka, le gouvernement sri-lankais a pris l'initiative inhabituelle de bloquer plusieurs médias sociaux à titre préventif.

Le bureau du président a annoncé le blocage de Facebook et Instagram, affirmant qu'ils pourraient autrement être utilisés pour répandre l'infox. En outre, le groupe de recherche sur la censure numérique NetBlocks a apporté des preuves de la suspension de WhatsApp, YouTube, Viber, Snapchat et Messenger.

Des blocages de cette sorte sont une violation manifeste des droits internationaux à la liberté d'expression et à l’accès à l'information. La protection de ces droits est tout particulièrement importante dans des situations d'urgence, pendant lesquelles les gens peuvent avoir besoin d'appeler à l'aide ou de communiquer avec leurs famille et amis. Bien que les coupures d'Internet soient une tactique de plus en plus utilisée par les gouvernements pour contrôler l'expression en ligne, les coupures préventives sont plutôt rares. Par exemple en 2016, le Bangladesh avait justifié un blocage de Facebook, Viber et WhatsApp en la qualifiant de mesure de sécurité publique.

Malheureusement, il n'est pas vraiment surprenant que le gouvernement sri-lankais ait pris ce chemin, si l'on considère la longue histoire de violences communautaires du pays et la façon dont elle s'est jouée, à maintes reprises, sur les espaces offerts par les médias sociaux. En mars 2018, le gouvernement avait bloqué [fr] Facebook, WhatsApp et Viber pour tenter de calmer la violence sectaire à la suite des affrontements entre musulmans et bouddhistes dans la ville de Kandy, et dont avaient résulté l'incendie d'une mosquée et des attaques d'entreprises appartenant à des musulmans.

À l'époque, Nalaka Gunawaredene argumentait sur le site de média citoyen Groundviews que ces suspensions étaient contre-productives et inefficaces, et isolaient beaucoup d'internautes de sources d'informations importantes, pendant que d'autres, plus aisés et technophiles, installaient simplement un réseau privé virtuel (RPV) pour contourner les blocages. D'autres enquêtes menées par le chercheur et romancier Yudhanjaya Wijeratne et l'analyste Ray Serrato ont conclu que de nombreux particuliers installaient des RPV et que les coupures nuisaient aux entreprises qui s'appuient sur les plates-formes de médias sociaux.

Ces analyses n'ont pas empêché le gouvernement sri-lankais de répéter et d'étendre son exercice de blocage, cette fois-ci dans l'intention apparente d'anticiper la propagation de l'infox, de la désinformation et des rumeurs, et de prévenir l'organisation de représailles.

Y. Wijeratne a ainsi rapporté sur Twitter qu'il constate que de plus en plus de gens se préparent à contourner les blocages.

Juste une observation d'ordre général : cette fois, les gens semblent être bien mieux préparés à contourner le blocage. Les citoyens ont clairement appris depuis mars, même si ce n'est pas le cas du gouvernement.

D'autres se tournent vers les plates-formes de médias sociaux pour se tenir informés et rester en contact avec leur communautés.

Respect pour les Sri-lankais !
Une énorme gentillesse, nous pouvons tous être fiers !
Les donneurs de sang abondent, un grand nombre de gens donnent leur sang dans les hôpitaux à la suite des demandes sur gouvernement.

Bien qu'il soit actuellement bloqué au Sri Lanka, Facebook a lancé son outil de gestion de crise (contrôle d'absence de danger [fr]) pour diffuser des informations, aider ses utilisateurs à rapporter s'ils ont été affectés, ou chercher des amis potentiellement affectés.

Des réactions mitigées à une censure impulsive

La décision du gouvernement de fermer les médias sociaux a frustré, car de tels blocages sont généralement inefficaces et isolent les citoyens de canaux de communication vitaux dans une période difficile.

Cependant, d'autres ont exprimé leur soutien. The Guardian cite ainsi un habitant de Colombo pour qui “ne pas suspendre les médias sociaux pourrait avoir conduit des gens à coordonner des attaques et des émeutes contre les musulmans.”

Les réactions du pays, du gouvernement aux citoyens, suggère une ambivalence collective quant au possible effet positif que ces plates-formes peuvent avoir en situation d'urgence.

C'est une tendance nettement différente de celle qui semblait dominer il y a quelques années, quand les plates-formes des médias sociaux étaient louées pour leur puissante capacité à coordonner l'assistance en période de crise. L'outil de contrôle d'absence de danger de Facebook est même devenu sujet à controverse quand les résidents de villes comme Beyrouth (après les bombardements de 2015) n'y ont pas eu accès.

Aujourd'hui, une profonde incertitude domine l'opinion quant à la capacité des entreprises à sauvegarder les utilisateurs vulnérables en cas de crise. Le discours haineux et la désinformation semblent être des facteurs déterminants de ce changement. Ces derniers années, des experts et défenseurs sri-lankais des médias numériques ont supplié les entreprises de médias sociaux de trouver des moyens de maîtriser le discours haineux, le harcèlement et la désinformation en ligne, sans grand succès.

Dans un rapport de 2018, Digital Blooms: Social Media and Violence in Sri Lanka [Éclosions numériques : Médias sociaux et violence au Sri Lanka, non traduit en français, NdT], Sanjana Hattotuwa note que Facebook et d'autres plates-formes, tout comme le gouvernement sri-lankais, n'ont pas réussi à stopper la prolifération de discours haineux et de désinformation autour de la violence de 2018. S. Hattotuwa se concentre sur Facebook en sa qualité de plate-forme préférée des communications en cinghalais. Il remarque que bien que “les médias sociaux ne sont pas la source de conflits violents”, ils fournissent “un canal d'incitation à la haine et à la violence collective”.

La réaction de Facebook aux événements du dimanche de Pâques dans le pays a été remarquablement modérée et s'est concentrée sur l'assistance aux premiers secours et l'application de la loi. L'entreprise a simplement affirmé qu'elle était “au courant de la déclaration du gouvernement concernant le blocage temporaire des plates-formes des médias sociaux” et avait à cœur d'offrir son aide.

De la même façon que nous considérions le blocage des médias sociaux en temps de crise une scandaleuse censure, nous assistons peut-être aujourd'hui à un soutien croissant de la part du public si les entreprises elles-mêmes sont incapables de gérer les menaces et la désinformation sur leurs plates-formes.

En cette période d'horreur et de tristesse au Sri Lanka, le destin de telles plates-formes et de leur usage est peut-être un sujet mineur. Mais la rapide décision de les suspendre suggère qu'aux yeux du gouvernement sri-lankais, elles peuvent empirer une situation déjà nocive. Dans les jours et les semaines qui viennent, ces entreprises pourraient en profiter pour réfléchir à ce qu'elles ont pu faire de travers.

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