De l'art de promouvoir le soft power russe dans les Balkans à travers des magazines de santé alternatifs

Les magazines Le docteur russe (Руски доктор), Meilleure vie (Бољи живот), L'encyclopédie russe de la santé (Руска енциклопедија здравља) et L'herboriste russe (Ruski travar). Photo de Meta.mk News Agency, CC BY-NC.

Ceci est la version remaniée d'un article de Meta.mk News Agency, un projet de la fondation Metamorphosis. Elle est publiée ici dans le cadre d'un accord de partage de contenu.

Le docteur russe. L'herboriste russe. L'encyclopédie russe de la santé. Dans les kiosques à journaux à travers les Balkans, il est devenu de plus en plus facile de trouver des magazines de médecines alternatives du même ordre ces dernières années.

Ils ciblent paraît-il les personnes âgées, et au moins une demi-douzaine d'entre eux sont publiés en serbe d'après leur ours [N.d.T. encadré d'un journal où figurent les principales informations le concernant], puis distribués dans les pays voisins. Le magazine Le docteur russe possède par exemple quatre éditions différentes en fonction du pays.

Dans quasiment tous ces magazines, la palette de couleurs emprunte celle du drapeau russe, et une version miniature du drapeau actuel est souvent représentée dans leur logo ou se déploie dans les pages intérieures en tant qu'élément de design.

On y trouve en guise de contenu des conseils de santé prosaïques, tels que faire de l'exercice et manger des légumes, mais toujours qualifiés de “conseils russes”. “Efforcez-vous de ne pas dépendre des autres,” suggère un article intitulé “Les conseils russes de longévité” publié dans Élixir russe : Thés et baumes, “Vous devriez éprouver de la passion pour quelque chose. Avoir de bon amis est important. Riez davantage.”

Le président russe Vladimir Poutine semble être incontournable en une. Il apparaît par exemple en couverture du n°5 de L'herboriste russe accompagné d'un article intitulé “En exclusivité : la thérapie à base de champignons de Vladimir Poutine.” L'article en pages intérieures s'intéresse en fait aux bénéfices des champignons sur la santé selon des spécialistes russes. On trouve dans le même numéro un autre article sur la guérison par les cristaux, intitulé “Pourquoi Poutine utilise des malachites.”

Il arrive que ces principes russes de bon sens paraissent quelque peu détachés de la réalité dans les Balkans. Il y a parfois des articles sur les bénéfices du thé fait à partir de plantes que l'on ne peut trouver que dans la taïga à l'est de la Sibérie ou dans les steppes russes, ou sur la manière dont le lait de jument [fr] est utilisé dans la médecine traditionnelle yakoute.

Soit dit en passant, toutes les rubriques de ces magazines ne parlent pas de santé. Le docteur russe possède par exemple une rubrique intitulée “Les grands esprits russes” consacrée à des célébrités telles que la cosmonaute Valentina Terechkova [fr]. Sa version macédonienne comprend même un “horoscope russe”, qui ne diffère en rien d'un horoscope quelconque.

Logos et pages intérieures de plusieurs magazines qui intègrent la promotion de symboles de la Russie dans leur conception graphique. Photo de Meta.mk, CC BY.

Si la plupart des contenus relèvent du bon sens, ils peuvent présenter un risque lorsqu'ils vendent à des personnes vulnérables des remèdes non testés contre des maladies mortelles.

Ainsi, dans le cinquième numéro de L'herboriste russe, un article intitulé “Traitement russe contre l'hypertension en mars” laisse entendre que se tracer des lignes sur le corps avec de l'iode certains jours du mois fait office de remède à l'hypertension en “complément de la thérapie médicale officielle.” Quelques pages plus loin, un autre article prétend qu'une teinture d'une certaine herbe “augmente les chances de guérir” du cancer du sein, mais sans qu'il ne soit fait mention d'essais cliniques.

Parfois, ce genre de conseils peut réellement causer des dommages corporels. Un autre article dans la même publication s'interroge : “Le kérosène peut-il tuer le cancer ?” et il recommande de boire le carburant, en commençant par quelques gouttes puis en augmentant progressivement l'apport quotidien à quelques cuillères, tout en avertissant du fait “qu”il y a eu dans certains cas des effets négatifs et d'auto-intoxication.”

Dans des pays où le système de santé publique est médiocre, de telles assertions peuvent donner de faux espoirs à des gens qui ne peuvent se permettre d'accéder à un traitement de qualité dans le système de santé privé tout en mettant leur vie en danger. “Il existe un remède à toutes les maladies !,” proclame L'herboriste russe en une de son premier numéro.

Dans les magazines, on trouve des publicités pour des produits médicinaux et pharmaceutiques locaux et alternatifs. Ces magazines veillent à se dégager de toute responsabilité en choisissant soigneusement leurs mots et en faisant paraître des clauses de non-responsabilité en petits caractères. Certaines de ces clauses de non-responsabilité indiquent : “Nos articles ont seulement vocation à informer et ne devraient pas être utilisés en remplacement de la thérapie ou des médicaments prescrits par votre médecin” ou “l'éditeur décline toute responsabilité en ce qui concerne la véracité des publicités et des promotions” et “la responsabilité pour ce qui est de la qualité des produits liés à certaines maladies incombe uniquement à ceux qui les recommandent en guise de traitement. L'entreprise et la salle de rédaction ne sont pas tenus de fournir de plus amples explications.”

Pour certaines personnes sur les réseaux sociaux, ces publications s'apparentent à du charlatanisme.

Lisez Le docteur russe et enduisez-vous de Zelyonka (un colorant), pendant que les Chinois et les Américains déchiffrent le code génétique à l'aide du système CRISPR et s'apprêtent chaque jour un peu plus à trouver un remède contre le cancer…

Leurs éditeurs

Tous les magazines sur lesquels nous avons enquêté sont publiés par deux entreprises situées en Serbie. Ils sont distribués dans des points de vente en Bosnie-Herzégovine, au Monténégro, en Macédoine, en Croatie et en Slovénie.

Data displaying the names of alternative medicine magazines branded as Russian with dates of first issue.

Tableau : publications de médecines alternatives estampillées “russes” et la date de leur premier numéro

Color Media, aussi connu sous le nom de Color Press Group, possède le plus large portefeuille de magazines : Le docteur russe, tout comme ses éditions spécialisées Meilleure vie (Бољи живот), Élixir : thés et baumes (Еликсир: Чајеви и мелеми) et L'encyclopédie russe de la santé (Руска енциклопедија здравља).

La version serbe du Docteur russe s'appuie sur la publication Médecin populaire russe (Народный лекарь), alors que L'encyclopédie russe de la santé est une publication autorisée d'un mensuel appelé Encyclopédie de la santé (Энциклопедия здоровья) en Russie.

Les antennes de Color Media publient une édition en macédonien du Docteur russe (Руски доктор) depuis mars 2016 ainsi que des versions en croate (Ruski doktor) et en slovène (Ruski zdravnik) depuis juillet 2017. Le PDG de l'entreprise, Robert Coban, en fait la promotion sur les réseaux sociaux :

Tout le monde aime la médecine russe :) édition slovène et croate du magazine Le docteur russe @ Color Press Group…

L'herboriste russe (Ruski travar) est publié par une autre grosse entreprise serbe du secteur des médias du nom de Novosti.

Sur les réseaux sociaux, certains en Serbie commentent la relation entre promotion de la Russie et nationalisme local :

Les quatre piliers de l'identité serbe :
1. Delije Sever [supporters du club de l'Etoile rouge de Belgrade]
2. Le parrain [liens familiaux]
3. Paralija [lieu de villégiature en été sur la côte grecque]
4. Le docteur russe

Réalité contre propagande

Vodka against toothache:
Take a sip of vodka and hold it on the aching tooth, jumble and then spit it out. Repeat three times with short pauses to prevent irritation of the gums. (Russian Herbalist #5)

De la vodka contre le mal de dents :
Prenez une petite gorgée de vodka et mettez-la contre la dent douloureuse, mélangez puis recrachez-la. Répétez à trois reprises avec de courtes pauses pour éviter l'irritation des gencives. (L'herboriste russe #5)

Contrairement à l'image véhiculée par ces magazines, la Russie n'est pas particulièrement exemplaire en ce qui concerne la santé de sa population. L'espérance de vie moyenne est ainsi parmi les plus basses d'Europe. Avec 71,6 ans (77 pour les femmes et 66 pour les hommes selon les données de l'Organisation mondiale de la santé de 2016), elle se place derrière tous les pays des Balkans en dehors du Kosovo.

Les pays des Balkans s'en sortent en fait mieux que la Russie à cet égard. L'espérance de vie moyenne à la naissance en Serbie et en Macédoine du Nord est respectivement de 75,2 et de 75,7 ans tandis qu'en Croatie et en Slovénie, les seuls États de l'ex-Yougoslavie qui font partie de l'Union européenne, elle est respectivement de 78 et de 80,8 ans.

Des recherches médicales publiées en 2014 ont révélé que la probabilité pour un homme russe de mourir avant l'âge de 55 ans était de 25%. L'étude pointe du doigt l'alcoolisme comme raison majeure, et l'addiction au tabac arrive en second. Selon un article publié dans le New York Times au sujet de cette étude, le taux de mortalité a chuté au cours de la perestroïka lorsque Gorbatchev a mis en place une prohibition partielle de l'alcool [fr], mais a augmenté de nouveau suite à l'effondrement de l'URSS.

Aucun des magazines sur lesquels nous avons mené l'étude ne mettait en garde contre l'abus d'alcool ou de tabac.

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