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Interdiction du niqab et politique de diversion au Sri Lanka

Catégories: Asie du Sud, Sri Lanka, Droit, Droits humains, Femmes et genre, Gouvernance, Médias citoyens, Politique, The Bridge
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“Zorro inversé”. Photo de Henrik Dacquin via Flickr [1](CC BY 2.0).

Cet article d'opinion de Shaahima Raashid [2] est initialement paru sur Groundviews [3], un site web de journalisme citoyen primé au Sri Lanka. Une version remaniée est publiée ci-dessous dans le cadre d'un accord de partage de contenu avec Global Voices.

Depuis lundi dernier, le Sri Lanka a pris place à la table des 13 autres pays dans le monde qui ont voté des lois interdisant le niqab ou le voile.

Sur fond de rumeurs indignées de la part de certains parlementaires, et suite à une discussion avec la principale instance théologique islamique du pays, la All Ceylon Jammiatul Ulema (ACJU), le cabinet du président a annoncé que “tout vêtement ou article faisant obstacle à l'identification faciale d'une personne serait interdit.” Le Sri Lanka est sous état d'urgence depuis les attaques survenues le dimanche de Pâques [4] [fr] qui ont coûté la vie à plus de 250 personnes. L'interdiction durera le temps de la levée de l'état d'urgence.

Depuis que les terroristes – tous des hommes – ont été identifiés comme étant des membres du groupe militant État islamique, ce sont les femmes musulmanes qui, pour une raison inexplicable, en ont fait les frais. Des cas de femmes musulmanes portant le voile islamique s'étant vues refuser l'entrée dans plusieurs supermarchés et dans des établissements de renom ont été suivis de l'alarmisme habituel. Des infographies alarmistes ont circulé et “éduqué” une fois encore la population sur les différences entre burqa, hijab et tchador.

C'est de fait une victoire à la fois pour les anti-Musulmans et pour les nombreuses personnes au sein de la communauté musulmane qui tentent de se dissocier d'une forme soi-disant dépassée de l'islam, qui n'a selon eux aucun rapport avec l'identité intrinsèque des Musulmans sri-lankais. Ce point de vue balaye l'idée selon laquelle toute identité religieuse ou ethnique est fluide, changeante et en évolution constante.

Toutefois, le principal vainqueur de ce grand chelem est l'actuel establishment politique, dont les membres se congratulent probablement mutuellement suite à cette manœuvre politique irréfléchie pour avoir soi-disant apaisé la population et dissipé les craintes d'un terrorisme national. Cette stratégie transpire l'hypocrisie, car elle “aliène” de manière subliminale un segment d'une minorité déjà marginalisée alors que, dans le même temps, le gouvernement prononce publiquement un discours de paix et de coexistence en ces temps de crise.

Le plus insultant pour notre intelligence collective, cependant, est qu'avec tout ce tohu-bohu, peu d'entre nous ont remis en cause la pertinence réelle de cette nouvelle interdiction sur l'état actuel de notre sécurité intérieure.

Aucun témoin ou caméra de vidéosurveillance n'a démontré que les kamikazes ayant perpétré les attaques coordonnées dans le pays portaient ce jour-là le niqab/la burqa/le tchador alors qu'ils semaient la terreur. Ils étaient en fait revêtus d'habits masculins, et leur visage était complètement exposé. Il est également bon d'ajouter qu'ils ne portaient pas non plus les vêtements traditionnels des hommes musulmans.

Comment cela se fait-il alors que les femmes musulmanes portant le voile aient été livrées en pâture comme arborant le signe le plus reconnaissable de radicalisme ?

Il est évident que le gouvernement a été acculé à voter cette loi, tout comme l'a été l'ACJU en soutenant cette démarche. Si toutes les communautés ont simplement loué le travail exceptionnel des forces de sécurité pour retrouver les assaillants en quelques heures à peine, les représentants élus du pays étaient eux cruellement en quête de réussite suite à ce que de nombreux spécialistes ont qualifié d’échec massif des renseignements [5], une bavure ayant entraîné l'identification erronée d'un des suspects de l'attentat ainsi que l'incompétence dans la manière dont ont été gérés les événements dans leur ensemble. Il fallait désespérément trouver un exutoire, donc quelque chose à offrir – et il est apparu que les femmes musulmanes portant le niqab étaient les parfaits boucs émissaires.

Aux yeux d'un étranger peu au fait des symboles religieux musulmans, le voile islamique peut apparaître comme étrange, voire perturbant. Et, si notre premier réflexe est d'”ostraciser” ces femmes afin de faire face au malaise que représente le fait de se confronter à l'inconnu, aussi loin que remontent les souvenirs, une femme qui porte le niqab dans la rue n'est certainement pas un objet de curiosité astreignant quiconque à s'arrêter et à réciter ses dernières prières.

La croyance erronée selon laquelle le voile islamique est un signe d’extrémisme ne repose sur aucune recherche empirique. Si des études étaient menées, leurs conclusions établiraient que les femmes musulmanes en général, sans parler de celles qui couvrent leur visage, ne sont que très peu voire pas du tout liées aux actes terroristes perpétrés dans tous les pays qui ont banni le voile.

A l'inverse, il existe un rapport clairement établi entre les attaques terroristes et une augmentation des actes islamophobes recensés contre des Musulmans, les femmes étant ciblées de manière disproportionnée. On peut se risquer à en déduire qu'être visiblement musulman.e représente une menace plus importante pour soi-même que pour les personnes autour de soi.

Selon les autorités, l'interdiction du niqab a été instaurée en tant que mesure sécuritaire – une démonstration de force contre tout semblant de radicalisation qui paraît-il dissuadera tout futur acte terroriste dans le pays. Mais la perpétuation de cette hégémonie idéologique ne fait pas de cadeaux aux femmes musulmanes. Au contraire, l'interdiction est tout à fait contre-productive en cela qu'elle ostracise le segment déjà marginalisé d'une minorité – une infime partie des 10% de Musulmans que compte le pays.

Si, comme il est généralement admis, les femmes musulmanes voilées sont déjà persécutées, l'interdiction n'aura comme effet que d'enfermer encore davantage ces femmes chez elles, sous le contrôle d'hommes accusés de régir leur vie, et de réduire encore davantage leur capacité d'intégration au sein de la société. Plus inquiétant encore, il existe des études qui associent radicalisation et le fait de vivre dans un environnement où règne un ordre extrêmement strict placé sous le signe du religieux.

Absurdité de l'association erronée entre les attentats et l'interdiction du niqab mise à part, cela devrait être en soi un cri de ralliement pour les féministes laïques qui défendent le droit élémentaire de tous à accéder aux libertés civiles dans une société libérale. Où sont en ce moment les partisans et les ambassadeurs si fortement imprégnés du “complexe du sauveur de la femme musulmane ?” On a interdit à une partie des femmes musulmanes de porter ce qui, selon elles, représente le mieux leur identité musulmane sri-lankaise. Elles n'ont pas été consultées avant que la loi soit votée, et on ne leur a pas donné non plus l'occasion de démontrer leur volonté de coopérer dans des cas qui nécessitaient une identification.

Les discours autour des femmes musulmanes voilées vont et viennent de manière grotesque au gré de l'humeur du moment. En temps de paix, ces femmes sont opprimées et asservies par le patriarcat en fonction de ses lubies et de ses envies, alors que sitôt une attaque terroriste perpétrée, elles sont hostiles et menaçantes, capables des pires maux. Elles sont soit victimes de violences, soit leur auteur.

L'inquiétude très ancienne autour du vêtement des femmes musulmanes est actuellement un grossier amalgame entre conservatisme et extrémisme. Prétendre qu'une bande de tissu détient la réponse dans la lutte contre une grave menace mondiale revient à banaliser les plus importants problèmes de fond qui se posent à notre porte. S'il existait une corrélation directe entre les attentats et des individus voilés, la loi interdisant de se couvrir le visage en public serait pleinement justifiée. Mais il n'en est rien.

Les femmes musulmanes ne devraient pas être tenues pour responsables des fissures dans l'armure de l’État. En n'étant pas capables d'apporter de réponses pour ce qui est de rendre des comptes, ayant échoué à agir sur la base des informations disponibles et par leur manque de bonne gouvernance en général, les personnes au pouvoir devraient vraiment laisser les gens tranquilles et songer plutôt à dissimuler leur propre visage.