Trop populaire pour être anonyme ? Des journalistes russes lèvent le masque d'un célèbre blogueur anti-Kremlin… et des questions d'éthique

Au moment où a été rédigé cet article, le blog de StalinGulag sur Telegram comptait 355 000 abonnés. Le fondateur de Telegram, Pavel Dourov, a franchi un pas tout à fait inhabituel en certifiant le compte StalinGulag, ce dont très peu de blogs sur Telegram peuvent se flatter. // Photo «RuNet Echo»

StalinGulag est un blogueur politique incroyablement populaire. Il a plus d'un million d'abonnés sur Twitter [ru] et 347 000 sur sa chaîne. Ce qui fait de lui l'un des cinq blogueurs les plus lus sur Telegram, une plateforme clé pour les Russes politiquement actifs.

Sa critique acerbe — et émaillée de grossièretés — du système politique russe et de son actualité recueille des milliers de likes et retweets. En voici un exemple type:

«Grâce à la venue de Kim Jong Un à Vladivostok, plus de 23 000 étudiants de l'Université fédérale d'Extrême-Orient n'ont pas eu de cours pendant cinq jours.»
Vous imaginez Harvard, par exemple, fermé en l'honneur d'un dictateur grassouillet ? Il y a des pays où le peuple ce sont citoyens, et dans d'autres c'est du bétail.

Jusqu'à il y a peu, l'identité de StalinGulag était un mystère. Mais en juin 2018, la RBC, un média qui s'est fait connaître par ses investigations sur la tristement célèbre “usine à trolls” de Saint-Pétersbourg, a utilisé les techniques open source pour faire le lien entre l'activité de StalinGulag et un jeune homme de 26 ans, Alexandre Gorbounov, qui est trader en ligne à Makhatchkala, la capitale de la république du Daghestan, dans le Caucase du Nord.

Après la publication de l'enquête de la RBC, StalinGulag a qualifié [ru] le reportage de conjectures basées sur des rumeurs, critiquant les journalistes qui «font porter à une personne sur qui ne pèse aucun soupçon les responsabilités de quelqu'un d'autre».

Aucune confirmation ni fait nouveau ne sont venus étayer la version de la RBC, mais les théories sur les détenteurs réels du compte StalinGulag et sur leurs motivations ont continué à proliférer.

Certains doutaient qu'il se trouve un individu en chair et en os de l'autre côté de l'écran. D'autres supposaient que le compte était géré par un groupe de plusieurs personnes. Un ancien collaborateur des services spéciaux ukrainiens a même affirmé [ru] que le blog StalinGulag était secrètement contrôlé par le SBU, la principale agence de renseignement qui a succédé au KGB en Ukraine.

Les choses ont pris un tour dramatique en avril 2019, quand StalinGulag a annoncé sur son blog que la police perquisitionnait au domicile des parents âgés d'Alexandre Gorbounov, au motif que son numéro de téléphone aurait servi à commettre un «acte de terrorisme par téléphone». L'auteur de StalinGulag a maintenu ses distances avec Alexandre Gorbounov, proposant à ce dernier son soutien et recommandant même une chaîne distincte intitulée «Sania [l'un des diminutifs d'Alexandre] du Daghestan».

Après quoi, le 30 avril, le site d'investigation Baza a interviewé la mère de Gorbounov. Elle a confirmé qu'Alexandre Gorbounov était bien celui qui tenait le blog StalinGulag, corroborant ainsi les conclusions initiales de la RBC et l'identité du blogueur.

Il s'avère que StalinGulag est bien Alexandre Gorbounov, qui a aujourd'hui 27 ans. Il vit à Moscou, mais est natif de Makhatchkala. Gorbounov est en fauteuil roulant et souffre d'une maladie chronique à progression rapide connue sous le nom de maladie de Werdnig-Hoffman, la forme la plus sévère d'amyotrophie spinale.

Quand il est devenu évident qu'il ne servait plus à rien de continuer à nier, Gorbounov a fini par tout reconnaître dans une interview exclusive qu'il a donnée au bureau russe de la BBC [en]. Coïncidence, c'est justement pour ce média que travaille maintenant Andreï Zakharov, le journaliste d'investigation qui est à l'origine de la découverte de l'identité du blogueur.

Voici comment la BBC décrit la première apparition publique de l'un des blogueurs politiques anonymes les plus célèbres de Russie :

Горбунову 27 лет, но он говорит негромким голосом человека, привыкшего, что его слушают. Начитанный, образованный, одетый как профессор европейского университета, Горбунов производит впечатление уверенного и сдержанного человека.

Однако в своем Telegram-канале он создает прямо противоположный образ: так, самое популярное трехбуквенное обсценное слово встречается в его постах как минимум 69 раз, пятибуквенное — 44 раза. В разговоре с Би-би-си — ни разу.

Gorbounov a 27 ans, mais il parle à voix basse comme quelqu’un qui a l'habitude d'être écouté. Cultivé, instruit, habillé comme le serait un prof de fac en Europe, Gorbounov donne l'impression d'être un jeune homme à la fois confiant et réservé.

Pourtant, sur sa chaîne Telegram, il s'est créé une image totalement opposée: on rencontre dans ses posts un mot obscène de trois lettres au minimum 69 fois, un autre de cinq lettres 44 fois. Dans son entretien avec la BBC, pas une seule fois.

Dans cette interview, Gorbounov confie les difficultés qu'il a connues dès son enfance en étant handicapé dans l'un des endroits de Russie les moins adaptés aux fauteuils roulants. Il dit vouloir prendre soin de lui, raconte ses tentatives pour se lancer dans le commerce en ligne, de la vente de compléments alimentaires au rêve de créer son propre fonds d'investissement. Si ses ambitions ont été brisées, c'est, selon lui, parce que quand l'identité de StalinGulag a été dévoilée en 2018, ses partenaires potentiels se sont désengagés par crainte de représailles politiques.

On peut se demander pourquoi choisir un tel pseudonyme… Alexandre explique qu'il a voulu troller les fans de Staline. Attirés par le nom de leur idole et l'avatar sur lequel Staline fume la pipe, ils pouvaient s'attendre à trouver les louanges du dictateur… mais tombaient sur tout autre chose.

L'interview de la BBC a provoqué un mouvement de sympathie sur les réseaux sociaux. Même ceux qui n'apprécient pas le côté vulgaire, populiste de StalinGulag ont applaudi sa force de caractère et sa volonté de vivre malgré de sévères déficiences physiques.

StalinGulag est un type formidable. Si ma vie charriait la même quantité de merde, je ne sais pas si j'aurais encore la force de respirer. Mais le mec fait quelque chose, il essaie. Énorme respect.

Ce mec est un putain de héros.

Il y en a plein qui trouvent que StalinGulag c'est un peu de la merde (et il faut reconnaître que parfois c'est horriblement mal écrit), mais aujourd'hui il se révèle comme quelqu’un de fort et d'indépendant, qui travaille dur et vit complètement autre chose [que ce dont il parle sur son blog], eh oui ça existe.

L'affaire a soulevé un vif débat dans la communauté médiatique russe : est-il justifié de dévoiler l'identité de blogueurs anonymes dans un climat où toute personne qui critique le gouvernement est menacée de persécutions ou de harcèlement ?

Roman Volobouïev, un ancien journaliste aujourd'hui réalisateur, a interpellé sur sa page Facebook la rédaction de la RBC, qui a été la première à publier des informations sur l'identité de StalinGulag :

В чем ценность этих неполных анкетных данных фигуранта для общества? В чем та большая польза, которая перебивает приход ментов к маме, слежку и прочие радости, которые ему в итоге прилетели? Какое «информированное решение» общество не могло принять, не зная что человека зовут Саша? (Это даже если прекраснодушно предположить, что общество у нас способно на какие-то решения, а не просто жрет информацию и забывает о ней через день)

Quel est l'intérêt pour la société de publier ce genre de données personnelles incomplètes ? Où est le bien public, quand il provoque l'irruption des flics chez sa mère, la surveillance [policière] et autres réjouissances qui lui sont arrivées en définitive ? Quelle «décision éclairée» la société aurait-elle été empêchée de prendre en ignorant que cette personne s'appelle Sacha [diminutif courant d'Alexandre] ? (Ceci en supposant naïvement que notre société soit capable d'une quelconque décision éclairée, et ne se contente pas de bâfrer de l'information en l'oubliant quelques jours après).

Valeri Igoumenov, qui était le rédacteur en chef de la RBC quand a été publiée la première enquête sur StalinGulag en 2018, a répondu à Volobouïev dans un commentaire qui en a laissé plus d'un perplexe :

нам было интересно, кто это пишет, зачем и почему. самый популярный политический телеграм-канал, 300 тыс человек в среднем читает пост, и никто не знает, кто это. вопрос, который люди задавали друг другу все время. почему надо об этом рассказать? автор каждый день транслирует в мозг другим людям безусловно идеологически заряженные послания – вокруг пиздец, все плохо, все еще хуже, жить невозможно, головы не поднять, ложись и помирай. при этом сам человек находит силы как-то жить, зарабатывать деньги, интересоваться чем-то еще, кроме этого пиздеца, но на других вываливает только отчаяние и желчь, без просвета, без вариантов, без выхода. я не считаю, что такой человек имеет право на анонимность, потому что он просто умножает беспомощность и депрессию, оставаясь где-то там в тени за кадром.

On voulait savoir qui écrivait, pour quelle raison et dans quel but. La chaîne Telegram politique la plus populaire, 300 000 vues par post en moyenne, et personne ne sait qui c'est. C'est une question que les gens se posaient tout le temps. Pourquoi faut-il en parler ? L'auteur transfère quotidiennement dans le cerveau des gens des messages au contenu idéologique extrêmement chargé – c'est la merde, tout va mal, vivre est impossible, pas moyen de relever la tête, couche-toi et meurs. Avec ça lui-même trouve la force de vivre tant bien que mal, de gagner sa vie, de s'intéresser à autre chose qu'à cette merde ambiante, mais ce qu'il déverse sur les autres, c'est uniquement du désespoir et de la bile, sans éclaircie, sans alternative, sans issue. Je ne pense pas qu'un tel individu ait droit à l'anonymat, parce qu'il ne fait qu'accroître l'impuissance et la dépression, tout en restant dans l'ombre, hors cadre.

Selon Valeri Igoumenov, il était d'intérêt public de savoir qui se trouve derrière un blog politique incroyablement populaire, même si les journalistes ont commencé par se tromper en supposant que c'était l'œuvre d'une équipe secrète de professionnels menant une guerre de l'information.

La RBC étant un média d'affaires, ceux qui sont d'accord avec M. Igoumenov estiment qu'une enquête sur un empire médiatique qui rapporte à son propriétaire un important bénéfice publicitaire a une valeur en elle-même. StalinGulag diffuse des posts sponsorisés à hauteur de 150 000 roubles [env. 2.050 euros] minimum.

Néanmoins, nombreux sont ceux, chez les confrères de M. Igoumenov comme chez les internautes, qui sont écœurés par l'idée qu'on devrait refuser l'anonymat à quelqu’un s'il «accroît la dépression». Des captures d'écran des commentaires d'Igoumenov ont commencé à se répandre sur internet ; de nombreux professionnels des médias, actuels ou anciens, critiquent une décision qui a mis, selon eux, une personne vulnérable en danger parce que le rédacteur en chef n'aimait pas son style.

Lucia Stein, membre de l'opposition et députée municipale de Moscou, écrit ceci :

Не люблю стиль недовольного постинга скринов комментариев, но не сдержалась! Это бывший главред РБК так обосновывает деанон Сталингулага прошлым летом. Не транслируйте в мир свою фрустрацию, а то справедливые журналисты решат, что вы не имеете права на анонимность, и к вашей маме придут с обысками

Je n'aime pas le ton aigre du post avec la capture d'écran des commentaires, mais tant pis, je me lâche!  C'est l'ex-rédac chef de la RBC qui justifie ainsi la désanon(ymisation) de StalinGulag l'été dernier. Ne déversez pas sur le monde votre frustration, sinon des journalistes impartiaux vont décider que vous n'avez pas droit à l'anonymat, et on viendra perquisitionner chez votre maman.

D'autres trouvent au contraire que, si l'on écarte les étonnants arguments émotionnels d'Igoumenov, les investigations de la RBC sur l'identité de l'auteur de StalinGulag ont un intérêt journalistique.

Au milieu de ces débats, quelques loyalistes pro-gouvernementaux ont trouvé le bon côté de l'affaire :

En fait, c'est drôle que le blogueur de l'opposition StalinGulag montre par son exemple personnel que la Russie est un pays d'opportunités, où un invalide peut gagner sa vie, et très bien, avec son cerveau, faire de la politique et habiter dans la ville la plus chère du pays.

Enlever le masque de StalinGulag avait-il (ou pas) un intérêt pour la société ? Le débat n'est pas fini, mais on sait déjà que cette affaire marquera l'histoire des médias russes indépendants.

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