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‘Envisager une guerre nouvelle': Syrian Archive, censure d'entreprise et efforts pour conserver l'histoire publique en ligne

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Amérique du Nord, Etats-Unis, Syrie, Censure, Droits humains, Economie et entreprises, Guerre/Conflit, Histoire, Médias citoyens, Advox
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“La Vieille ville de Damas – la mosquée des Omeyyades- دمشق- المدينة القديمة – الجامع الأموي,” Damas avant la guerre. Photo de Hani Zaitoun (CC BY-SA 3.0)

Cet article a été écrit dans le cadre d'un partenariat entre Global Voices et Monument Lab [2], un studio public indépendant d'art et d'histoire situé à Philadelphie, aux USA. Les liens renvoient à des pages en anglais, sauf mention contraire.

Une des images de guerre les plus obsédantes de l'époque moderne montre cinq jeunes enfants courant pieds nus devant un nuage de fumée. Au centre, une fillette nue, hurlant de douleur sous les effets d'une bombe au napalm larguée par erreur sur son village par les troupes sud-vietnamiennes appuyées par l'armée américaine.

“La terreur de la guerre”, [3] aussi connue sous le nom de la “fillette au napalm”, a été immortalisée par le photographe d'Associated Press Nick Ut en 1972 et a été publiée par les plus grands journaux du monde entier, dont le New York Times.

Bien que montrer la photographie d'un enfant nu fût contraire à la politique du New York Times et d'autres journaux, les rédacteurs en chef firent une exception à cause de la nature emblématique de l'image. La photo obtint plus tard un prix Pulitzer et laissa une empreinte durable sur la compréhension par l'opinion de la guerre du Vietnam et ses conséquences pour les civils.

En 2016, cette même photo fut censurée sur Facebook. L'image avait été mise en ligne par Aftenposten, le plus grand journal de Norvège, dans le cadre d'une série historique sur la guerre. Elle fut retirée presque aussitôt par Facebook parce qu'elle montrait un enfant nu.

Le rédacteur en chef d'Aftenposten Espen Egil Hansen interpella dans une lettre ouverte [4] le PDG de Facebook Mark Zuckerberg l'implorant d’ “imaginer une guerre nouvelle où les enfants seront les victimes de barils d'explosifs ou de gaz neurotoxiques. Est-ce que vous intercepteriez à nouveau les preuves d'atrocités ?”

Facebook rétablit l'image peu après. Dans un entretien au Guardian [5], un chargé de communication expliqua que Facebook avait renversé sa décision parce que l'image de la fillette, Kim Phuc, était “une image iconique d'importance historique”.

‘Concevoir une guerre nouvelle’

Point n'est besoin de concevoir ou imaginer cette “guerre nouvelle” dont parlait Hansen dans sa requête à Zuckerberg. Elle existe déjà, en Syrie.

J'ai récemment visionné une suite de vidéos [6] montrant les suites d'un bombardement au gaz sarin [6] dans la province d'Idlib, en 2017. Plusieurs d'entre elles montrent des scènes de chaos dans un centre médical. Sur l'une, un adolescent est couché sur le sol, à peine conscient, de la mousse coulant de sa bouche, un signe caractéristique d'exposition au gaz sarin. Une autre montre enfant de peut-être trois ou quatre ans couché sur une table dans un centre médical. Un homme est debout à côté et explique en arabe comment l'enfant a succombé au gaz mortel. L'homme maintient son visage hors du cadre.

Ce ne sont que quelques-unes des centaines, voire milliers, de vidéos de ce type. La guerre de Syrie pourrait être une des plus documentées [7] de l'histoire de l'humanité. Comment cette profusion de vidéos et de photos affectera-t-elle la compréhension de la guerre dans le futur ? Et quelles en seront les conséquences pour les fauteurs de guerre ?

Alors qu'il est devenu de plus en plus difficile et dangereux pour les médias professionnels tels que AP ou le New-York Times de couvrir la guerre, celle-ci a été documentée en détail malgré tout. Téléphones portables à la main, les Syriens ont enregistré et photographié bombardements, tirs d'artillerie, attaques aux gaz neurotoxiques et armes chimiques, et téléversé ces images sur l'internet. La vidéo mentionnée ci-dessus a été prise par SMART News Agency [8], un collectif connu pour avoir documenté le travail des Casques blancs à Alep.

Des millions de fichiers multimédias circulent en ligne, faisant constamment évoluer la compréhension publique de la guerre et de ses effets sur les vies des gens. Cette abondance documentaire a le potentiel de servir de témoignage dans le domaine public et même de preuves de crimes de guerre, si les dirigeants du régime comparaissent un jour devant la Cour pénale internationale. Elle a le pouvoir de fournir au public une mosaïque d'information et une mémoire de la guerre, des gens dont les vies ont été changées et emportées, et des lieux où tout ceci s'est produit.

Mais la simple quantité du matériau disponible — des dizaines de millions de fichiers, et ça continue — est presque impossible à analyser ou indexer sans aide.

Un collectif de spécialistes des technologies à Berlin essaie de changer cela, un fichier multimédia après l'autre.

 

Ecoutez l'auteur et directrice d'Advox Ellery Biddle discuter (en anglais) de ces questions avec Jackie Zammuto de WITNESS, sur le podcast de Monument Lab :

 

Construire Syrian Archive

Le spécialiste syrien de technologies Hadi Al-Khatib a quitté son pays pour Berlin (Allemagne) en 2011. La même année, il a commencé à assister un groupe d'avocats syrien qui tentaient de collecter des preuves de violations de droits humains au début de la guerre. Le groupe était submergé par les fichiers multimédia et n'avait pas de méthode de vérification ou de classement de l'abondance de médias numériques qui se déversaient déjà hors du pays.

C'était en 2011, quand les soulèvements sociaux qui se propageaient dans le monde arabe étaient à leur apogée, et changeaient le cours de l'histoire en Égypte, Tunisie, Syrie et au-delà. Al-Khatib avait vu personnellement comment la documentation numérique des violations de droits humains pouvait déclencher la protestation et décaler la compréhension des événements fondamentaux dans l'histoire d'un pays.

Mais il savait aussi combien ce genre de récolte de données et documentation pouvait devenir complexe. Les plateformes de médias sociaux les plus accessibles dans le monde étaient optimisées pour les clics et les publicités, pas pour la vérification, la catégorisation ou la compréhension contextuelle.

Al-Khatib recruta quelques collègues pour trouver comment ils pouvaient aider. Le trio passa les trois années suivantes à collecter, vérifier et catégoriser les fichiers multimédia provenant de la guerre.

Mosaïque d'images d'attaques aux armes chimiques et de leurs victimes. Collage par Adam Harvey, Syrian Archive (CC BY-SA 4.0)

En 2014, ils ont lancé Syrian Archive [9], une base de données publique qui contient aujourd'hui plus de cinq millions de fichiers de photos et vidéos de la guerre.

Syrian Archive n'est pas une bibliothèque en ligne ordinaire. Sa page d'accueil propose des investigations sur les frappes aériennes russes, les attaques chimiques et les tirs d'artillerie qui ont détruit des hôpitaux, des boulangeries et des mosquées.

Le site met au jour les preuves d'attaques par armes chimiques, qui sont interdites par le droit international humanitaire [10].

Les mots-clés et catégorie que l'on utilise pour fouiller cette archive font entrevoir de façon saisissante son contenu. On peut rechercher des vidéos d'attaques par type d'arme utilisée : bombe-baril, munitions à fragmentation, drones et gaz sarin ne sont que quelques-uns des choix sur le menu déroulant des “armes utilisées”.

C'est le genre de travail normalement entrepris par une agence de l'ONU ou une organisation internationale humanitaire. Mais comme le montrent les matériaux de l'archive, ces institutions n'ont pas pu suivre le rythme de la guerre. Le ministère français des Affaires étrangères et la Commission d'enquête des Nations Unies sur la Syrie ont confirmé que 163 attaques aux armes chimiques ont eu lieu en Syrie. Syrian Archive en a documenté 212.

Si eux ne font pas ce travail, dit Al-Khatib, les documents — et tout ce qu'ils peuvent nous dire de la guerre — pourraient bientôt devenir impossibles à contrôler et vérifier. Certains pourraient être perdus à jamais.

“Ces données sont inutiles si elles ne sont pas étiquetées ou interrogeables”, m'a expliqué Al-Khatib quand nous nous sommes vus à Berlin il y a quelques mois. “Mais s'il y a du contexte, on peut faire beaucoup de choses”.

L'objectif le plus immédiat de leur travail est de fournir les journalistes et travailleurs des droits humains en lots de données interrogeables, vérifiées et contextualisées par des spécialistes des lieux et du de la matière. Dans un avenir pas trop éloigné, le collectif espère que ces vidéos et images serviront de preuves dans des procès pour crimes de guerre contre les parties impliquées, grâce en partie à des partenariats avec le Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l'Homme et le Centre des Droits de l'Homme à l'école de droit de l'Université de Californie à Berkeley.

Outre la préservation des preuves, Al-Khatib voit aussi l'archive offrir aux générations futures un riche matériau pour reconstituer, historiciser et commémorer la guerre, les individus dont elle a bouleversé et pris les vies, et la Syrie en tant que pays.

“Le plus important, pour moi, est de faire en sorte que ces données soient disponibles pour les dix, vingt prochaines années”, défend-il. “J'imagine que cela pourrait contribuer à un musée, ou à un espace de mémoire numérique”.

Mais pour l'instant, l'équipe a peu de temps pour tirer du sens ou un récit de ces images. Tout ce qu'elle sait, c'est que les images doivent simplement être préservées.

Les images de guerre disparaissent dans la Silicon Valley

Pour collecter ces données, Al-Khatib et ses collègues travaillent directement avec des journalistes et mouvements humanitaires locaux qui documentent la guerre. ils sont très dépendants de Facebook et YouTube, les premières plateformes sur lesquelles ces groupes et innombrables individus postent leurs fichiers. Ils estiment que 90 % des fichiers multimédia de l'archive leur arrivent par l'intermédiaire de ces deux géants des médias sociaux.

Ses collègues et lui ont identifié plusieurs centaines de sources à travers le web social, principalement des pages Facebook et des chaînes YouTube, à partir desquelles leurs systèmes captent de façon automatique des images et vidéos chaque jour. Ce qui leur permet de classer et archiver le matériau de manières que ces plateformes commerciales ne sont pas bâties pour accommoder.

Mais de plus en plus, ils captent les fichiers non plus seulement en vue de les archiver, mais aussi pour les empêcher de disparaître complètement.

Pressées de plus en plus instamment par les gouvernements de nettoyer leurs réseaux de la violence et de la haine, les entreprises comme Facebook et Google, société-mère de YouTube, se bousculent pour censurer la violence explicite et tout ce qui pourrait être lié aux groupes extrémistes violents comme l'EI. Des milliers de vidéos et photos de la guerre en Syrie ont disparu au cours du processus.

Des vidéos qui auraient pu être utilisées comme preuve contre les auteurs de violences ont été supprimées au moment du téléversement, ou censurées par les entreprises peu après avoir été publiées. Elles sont souvent irremplaçables.

Al-Khatib affirme que les entreprises doivent faire mieux que cela. “Les compagnies ont la responsabilité de préserver ces matériaux”, plaide-t-il. “Ce sont des preuves.”

L'équipe de Syrian Archive, à droite : Hadi Al Khatib. Photo aimablement communiquée par Syrian Archive (CC BY-SA 4.0)

Il explique qu'en ce moment même, il n'existe que des solutions modestes et partielles au problème. Ainsi, YouTube autorise les utilisateurs à récupérer les vidéos qu'ils ont mises en ligne mais qui ont été rejetées parce qu'enfreignant les règles de l'entreprise prohibant la violence explicite extrême.

Mais, s'interroge-t-il : “Qu'en est-il si la source n'est plus en vie ? a été arrêtée ? N'a pas accès à ses e-mails ?” Des impasses incroyablement fréquentes en Syrie.

Et il existe une grande quantité de matériaux qui ne voient même jamais la lumière de l'internet public. Nous parlons de l'utilisation par Google de la technologie de l'apprentissage-machine pour scanner les vidéos par rapport au non-respect des conditions d'utilisation, comme la violence extrême explicite. Il y a des cas où des vidéos sont rejetées et purgées du site avant même de devenir publiques.

Nous n'avons aucune idée de ce qui n'arrive pas jusqu'au site”, commente Al-Khatib. “Nous ne connaissons pas chacun. Alors s'ils ne gardent pas [sur leurs appareils], c'est fini.” Il semble se soucier profondément de chaque vidéo, chacune étant un élément de l'histoire.

Parmi les millions de fichiers, il y en a sûrement qui pourraient devenir un jour “des images iconiques d'importance historique” et s'élever au niveau de la photo par Nick Ut de la jeune Kim Phuc fuyant pour sauver sa vie.

Mais si l'individu qui l'a captée la met entre les mains d'entreprises comme YouTube et Facebook, et perd par la suite son appareil, ou sa vie, l'image peut être perdue à jamais.

Comment la technologie dit-elle notre histoire ?

Alors que des millions de personnes ont la capacité de filmer ces images, une petite poignée d'entreprises possédées et gérées par le secteur privé sont les arbitres ultimes de ce qui deviendra public ou non. Soumises à une régulation ou aux responsabilités minimales auxquelles se conformer en vertu de la loi étasunienne, et à des pressions grandissantes pour laisser la violence hors de leurs réseaux en Europe, les entreprises éliminent systématiquement ces matériaux.

Qui examine réellement ces vidéos et décide de ce qui est gardé ou jeté ? Parfois les entreprises paient des individus pour faire ce travail, mais depuis deux ans, les outils d'apprentissage-machine et autres types d'intelligence artificielle deviennent la solution privilégiée (et plus abordable) à ce problème. Si les outils d'AI sont très bons pour reconnaître le contenu d'une image — comme un enfant nu, dans le cas de Kim Phuc — ils ne pourront jamais êtres capables de juger de leur contexte ou de leur signification juridique.

A la différence de la photographie de Ut, soigneusement pesée et contextualisée par Ut et ses rédacteurs à AP, les représentations de la guerre en Syrie sont de plus en plus à la merci de systèmes technologiques, non-humains, qui tranchent entre les images à autoriser ou censurer.

Comment les grandes entreprises de médas sociaux devraient-elles faire face à cette abondance d'images et de vidéos circulant en ligne, dont certaines peuvent servir de preuves vitales de crimes de guerre ou de violations des droits humains ? Et comment les personnes qui assistent à ces faits peuvent-elles les documenter et les préserver dans l'intérêt de la connaissance publique ?

Et s'il existait un espace “médias sociaux” où l'information serait organisée par contexte, portée juridique et signification culturelle ? Cela nous ferait-il voir le présent, et le passé, différemment ?

Syrian Archive ouvre peut-être la voie à un nouveau genre d'espace public en ligne qui s'éloignerait des modèles de la Silicon Valley, tous bâtis pour générer de l'attention dans l'intérêt des revenus publicitaires.

Si le futur de ce sujet reste douloureusement incertain, il y a un certain réconfort à savoir que, dans les prochaines années, ceux qui voudront parler de la Syrie pourront puiser dans cette riche archive de données et de récits.

Écoutez l'auteur et directrice d'Advox Ellery Biddle parler de ces questions avec Jackie Zammuto de WITNESS et l'universitaire spécialiste d'art public Paul Farber sur le podcast du Monument Lab [11].