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Les travailleurs chinois de la haute technologie ont organisé le mouvement revendicatif en ligne #996 en défiant la censure

Catégories: Asie de l'Est, Chine, Censure, Cyber-activisme, Médias citoyens, Technologie, Travail, Advox
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Selfie anonyme d'une personne à Ant Financial/Alibaba distribuant des brochures sur le droit du travail en Chine. Source: 996action GitHub repo

Reportage par Jason Li, publié à l'origine sur le blog 88 Bar. Reproduit avec autorisation.

Parmi les millions d'employés dans l'industrie de la haute technologie en Chine, nombreux sont ceux qui expriment de plus en plus leur mécontentement devant les longues journées exigées par les grosses entreprises comme Alibaba et Tencent.

Le problème a fait les grands titres autour du monde en avril 2019 quand un groupe de travailleurs de haute technologie a publié 996.ICU, une lettre en ligne [2] et un référentiel GitHub [3] s'élevant contre une pratique appelée “996”, soit une journée de travail allant de 9 heures du matin à 9h du soir, six jours par semaine. Si la notion #996 et les mèmes associés ont pris de l'ampleur récemment, le phénomène est pourtant en vigueur depuis 2015 (Technode a publié une brève histoire du terme [4]) et se réfère aux longues journées de travail dans les entreprises de haute technologie en Chine.

On peut lire dans la lettre: “Si vous continuez à tolérer le rythme de travail des 996, vous mettez votre propre santé en jeu et finirez un jour ou l'autre en soins intensifs [ICU étant l'abréviation en anglais pour soins intensifs]”.

En réponse à la lettre, les PDG d'Alibaba, JD.com et Sogou se sont unis pour défendre publiquement cette pratique, ce qui n'a fait que lui donner davantage de publicité au plan international.

Les censeurs vont-ils laisser passer ?

Les mèmes traitant de problèmes sociaux connaissent un sort inégal sur l'internet chinois car ils sont souvent l'objet de censure. Toutefois, les cybercitoyens sont devenus des as pour noyer le poisson, brouiller et masquer leurs posts dans un jeu du chat et de la souris en constante évolution. C'est ce qui s'est passé avec le tristement célèbre mème herbe-boue-cheval [5] de la fin des années 2000, ainsi qu'avec le mème de harcèlement sexuel #MeToo [6] largement diffusé que les cybercitoyens ont rebaptisé riz-lapin ( ??), lequel, prononcé en chinois, ressemble à “me too”.

En revanche, on a laissé aux mèmes de protestation sur les lieux de travail le moyen de s'exprimer en Chine pratiquement sans que les autorités n'y fassent entrave.

Autre différence avec les mouvements sociaux et mèmes sur l'internet chinois, #996 a pris surtout de l'ampleur sur GitHub, le populaire service d'hébergement web sur lequel des millions de développeurs de web et de logiciels partagent des codes et échangent des informations et des idées sur leur travail.

En mai 2019, plus de 242 000 usagers ont mis une étoile (c'est-à-dire en ont fait leur favori) sur le dépôt GitHub #996 où sont conservés la lettre, les mèmes et autres documents sur le mouvement, exprimant leur solidarité avec les employés de haute technologie en Chine.

Quand le mème 996 a commencé a faire les grands titres à l'étranger, beaucoup ont craint que le gouvernement chinois n'intervienne et ne force Microsoft, le propriétaire de GitHub, à bloquer l'accès à 996.ICU en Chine. Les organes de presse occidentaux se sont même mis à faire des employés de Microsoft des sortes de héros [7] protecteurs de la liberté d'expression lorsqu'un groupe d'entre eux a publié une lettre en ligne demandant à leur entreprise de ne pas se censurer. Heureusement pour la direction de la société, on n'en est jamais arrivé là.

Le projet 996.ICU sur GitHub a plus de 500 contributeurs et a été ‘fourchu’ (remixé, selon le jargon) plus de 20 000 fois. Ces chiffres élevés indiquent que les créateurs de 996.ICU ont utilisé habilement les caractéristiques de collaboration ouverte de GitHub pour attirer l'attention des utilisateurs et créer un espace qui permettait de mettre sur pied à la fois un mouvement en ligne et une série de mèmes.

Voici quelques-uns des mèmes les plus populaires liés au mouvement:

一周文案 [8] (“Un rédacteur d'une semaine”) qui a largement circulé sur le réseau social:

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Texte : “Mon père a des cernes grosses comme ça”. “Quelle coïncidence: le mien aussi” (La vie quotidienne d'un combattant 996)

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Texte : “Laisse tonton te raser la tête. De toute façon, quand tu seras grand et que tu iras rejoindre 996, tu perdras tous tes cheveux.”

Alors que ces posters sont clairement anti-996, l'utilisateur Sina Weibo 少年不打太极  (“un ado qui ne fait pas de Tai chi”) a élargi le débat [9] sur son fil, qui inclut les images suivantes :

Texte : “Si ce n'est pas vous qui le faites, ce sera quelqu'un d'autre”.

ITexte : “Je n'en veux pas à 996, j'en veux aux profits”

Les discussions à propos de 996 étaient aussi animées sur le site du réseau social Douban. L'un des fils du forum  我们该如何对抗“996” [10]?(Comment combattre 996) a été vu par plus de 2,5 millions usagers et suivi par plus de 1500.

Dans ce fil, une image, en particulier, est devenue si populaire qu'elle a débordé sur Sina Weibo, où elle est apparue dans nombre de postes au sujet de 996.

Extrait d'une série d'images: “Il ne s'agit pas que de la génération post-années quatre-vingt-dix. Même moi, de la génération post-années soixante, je ne l'accepterais pas.”

L'image inclut la capture d'écran de la retransmission à la télévision d'un discours de Guoqing Li, le PDG du géant de commerce en ligne Dangdang, où il critiquait la culture d'entreprise 996. Il y jouait le rôle d'un brave et sage patriarche, très différent de ses pairs en haute technologie chez Alibaba, JD.com et Sogou qui, au contraire, soutiennent ce rythme de travail.

Comme les images et la discussion en question sont encore facilement accessibles un mois après la présence de ce mème dans les informations internationales, cette longue survie, ce facile accès laissent supposer que les autorités en Chine ont pris la décision de laisser la discussion s'épuiser d'elle-même plutôt que de l'étouffer en la censurant.

Il semblerait même que le gouvernement lui-aussi dénonce publiquement 996, comme on le constate avec les éditoriaux allant dans ce sens [11] dans des journaux majeurs contrôlés par le gouvernement, China Daily et Xinhua News.

Les entreprises de haute technologie invitent à baisser le ton

Bien que le gouvernement ne soit pas intervenu, les entreprises de haute technologie chinoises ont tenu à défendre leur honneur. Tout d'abord, il y a eu un certain nombre d'occasions où Sina Weibo est intervenu pour modérer la conversation : il ne s'agissait pas de lui couper les ailes, juste de calmer le jeu. Par exemple, le post d'origine avec les posters remixés ci-dessus a été enlevé, selon son auteur [12], du fait que : a) ce poste contenait des éléments sensibles empruntés à des posters de propagande, et b) était devenu trop populaire et controversé. Il est vrai qu'à en croire une capture d'écran, le post aurait été partagé au moins 3400 fois, et aurait reçu 400 commentaires et 2300 ‘j'aime’.

Cependant, Weibo n'a pas pour autant banni toutes les images sur sa plateforme, de sorte qu'on peut les retrouver dans beaucoup d'autres posts, il est vrai, moins populaires. En dehors de Weibo, les images n'ont pas provoqué la colère des pouvoirs en place et peuvent être vues sur des sites de nombreuses publications en ligne [13].

Les géants chinois de la haute technologique ont contr'attaqué d'une autre manière, mais sans trop d'enthousiasme. Comme le rapportent Abacus [14] et Economist [15], Alibaba, Tencent, Qihoo 360 et Xiaomi ont bloqué l'acccès direct à 996.ICU sur les moteurs de recherche qu'ils contrôlent. Mais ce blocage s'est limité à la lettre en ligne et/ou au dépôt de GitHub, sans couvrir le reste de GitHub.

C'est pourquoi, au lieu d'étouffer complètement le mouvement, les firmes chinoises de haute technologie, les journaux gouvernementaux et les bienveillants patriarches PDG ont au contraire contribué, volontairement ou non, à limiter le scandale, à guider la discussion et à créer juste suffisamment d'espace pour que le mème de protestation en entreprise survive sur l'internet chinois de 2019.

Jason Li [16] est un designer, illustrateur et consultant, basé à l'heure actuelle à Hong-Kong. Il a fait des études d'ingéniérie dans le passé et a tenu un site d'information à propos de traductions de jeux vidéo par des fans.