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Histoires censurées de Chine : La commémoration du 30ème anniversaire du massacre de la place Tiananmen

Catégories: Asie de l'Est, Chine, Hong Kong (Chine), Censure, Cyber-activisme, Droits humains, Histoire, Liberté d'expression, Médias citoyens, Politique, Technologie, Advox
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Une image virale diffusée sur Weibo il y a cinq ans. via Reddit.

[Article d'origine publié le 17 avril 2010] Trente ans ont passé depuis l'ascension et la chute du Mouvement pour la Démocratie de 1989 (八九民运) en Chine, qui a culminé avec le tristement célèbre massacre le la place Tiananmen le 4 juin 1989.

Ce jour-là, l'armée chinoise a brutalement écrasé les manifestions étudiantes qui appelaient à des réformes démocratiques. La Croix-Rouge chinoise a estimé que 2.700 civils ont été tués, mais d'autres sources évoquent un bilan beaucoup plus lourd. Un document confidentiel du gouvernement étasunien, divulgué en 2014, rapportait [2] qu'une estimation interne chinoise chiffrait à au moins 10.454 le nombre de civils tués.

Le Parti communiste chinois n'a jamais publiquement reconnu les événements ni ne s'est expliqué de ses actes par une enquête indépendante. Il n'existe aucune mention [3] du Mouvement pour la Démocratie de 89 dans aucun manuel d'histoire, et la plupart des étudiants en Chine n'ont jamais entendu parler [4] du massacre.

Cette capture d'écran montre une collection d'images et de mots-clés en rapport avec le 4 juin trouvés censurés sur les médias sociaux en Chine. Cette image est une photo célèbre montrant une vue à hauteur de rue de l'Homme au char, marqué par un cercle rouge.  Source: Censored Histories: June 4 [5]

Depuis les premiers jours de l'Internet en Chine, le mouvement et le massacre sont des sujets tabous pour les discussions en ligne. Et chaque année autour de la date anniversaire du massacre, les plateformes de médias sociaux [6] et les collectifs et individus ayant leur franc-parler [7] subissent une pression renforcée pour faire taire la parole sur le mouvement.

Pour marquer le 30ème anniversaire du massacre de la place Tiananmen, nos partenaires du Weiboscope [8] de l'Université de Hong Kong et du Citizen Lab [9] de l'Université de Toronto ont développé une collection de contenus [5] censurés sur les médias sociaux en Chine à cause de leur relation avec le Mouvement pour la Démocratie de 89. Avec ce travail, nous disons quelques-unes des histoires interdites du plus vaste mouvement démocratique depuis l'instauration de la République populaire de Chine.

Le contrôle de l'information sur les médias sociaux en Chine

La méthode chinoise de contrôle de l'information et de la parole sur les médias sociaux repose sur un système d’ “auto-discipline [10]” dans lequel les entreprises privées sont responsables de l'absence sur leurs plateformes de contenus prohibés.

Les plateformes de médias sociaux comme WeChat (l'application de messagerie mobile la plus populaire en Chine) et Weibo (l'équivalent chinois de Twitter) sont supposées investir en technologie et en personnel pour mener à bien la censure des contenus conformément aux directives étatiques interdisant des sujets à définition imprécise, comme les “rumeurs” en ligne, les informations nuisant à “l'honneur national”, “perturbant l'ordre économique ou social” ou visant à “renverser le système socialiste”. Le non-respect des régulations peut entraîner des amendes ou la révocation des licences d'exploitation.

Weiboscope et Citizen Lab ont étudié le fonctionnement du système d'auto-discipline sur les microblogs [11], les applis de tchat [12], les plateformes de streaming en direct [13], et les jeux en ligne [14] développés par un éventail d'entreprises. Sur toutes ces plateformes, le 4 juin est un des sujets les plus invariablement censurés.

Le 4 juin, événement le plus censuré en Chine

Tout en sachant que leurs posts seront censurés avec célérité, les internautes chinois continuent à régulièrement commémorer chaque mois de juin sur les médias sociaux le massacre de la place Tiananmen de 1989.

Ces usagers empruntent des voies variées et subtiles dans ce rituel. Mots codés, mèmes, bandes dessinées, objets dérivés, littérature et photographies servent à faire allusion au 4 juin. De nombreux utilisateurs postent des émojis de bougies allumées pour commémorer la répression. Pour eux, la répression de Tiananmen est plus qu'une tragédie accidentelle ou historique. Elle représente le combat de toute une vie pour dire l'histoire publique.

Par extraction de notre base de données de posts Weibo en rapport avec le 4 juin censurés entre 2012 et 2018, l'équipe du Weiboscope a identifié 1256 posts censurés. Beaucoup ont été retirés dans les 30 minutes suivant leur publication.

Depuis dix ans, le Citizen Lab étudie la censure des médias sociaux en Chine et collecte des listes de mots-clés [15] qui déclenchent la censure dans un éventail d'applications. Le 4 juin est un sujet systématiquement censuré sur toutes les applications que nous avons étudiées. A ce jour, nous avons compilé une liste de 3.237 mots-clés [16] qui apparaissent liés au 4 juin.

Weiboscope et Citizen Lab ont passé en revue ensemble nos images et mots-clés liés au 4 juin pour identifier narratifs et thèmes. Nous allons expliquer notre méthode ci-après.

Photo d'actualité prise à Pékin en 1989 par Jeff Widener d'Associated. Fair Use.

Selon les données de Weiboscope, la célèbre photo d'Associated Press “L'Homme au char” [17], prise par Jeff Widener, est la photo la plus communément référencée dans les actions de commémoration en ligne. Dans notre recherche, nous avons trouvé des dizaines d'images faisant des allusions subtiles ou espiègles à l'Homme au char.

On peut trouver des versions remixées de cette image montrant un individu affrontant une file de paquets de cigarettes, de canards jaunes en caoutchouc,  de livres, de logos, de souris d'ordinateur, ou même une rue déserte de Pékin.

Un post censuré sur Weibo montre l'image de l'Homme au char avec des canards jaunes en caoutchouc au lieu des tanks. Source: Weiboscope [8]

La répression de la liberté d'Internet chaque début juin est devenue une source emblématique de panique pour le Parti communiste chinois. L'ensemble de données du Weiboscope a amené à la surface des posts censurés parce que contenant des mots-clés apparemment inoffensifs comme “aujourd'hui (今天)”, “hier” (昨天)” et demain (明天)”.

Les résultats de recherche pour “aujourd'hui (今天)” le 4 juin 2013 n'ont pas pu être montrés conformément aux lois et politiques applicables. Traduction du post : “Sauvegarder l'histoire”. Source: Weiboscope

Les mots-clés censurés de la base de données de Citizen Lab présentent un éventail de sujets, parmi lesquels les références aux épisodes historiques du mouvement démocratique de 89 (绝食请愿, “grève de la faim”, référence aux grèves de la faim menées par les étudiants durant la contestation pour obtenir l'attention des autorités), hommes politiques (八九邓小平 “89 Deng Xiaoping”, le Numéro Un de la Chine pendant le mouvement) et dirigeants étudiants (民运领袖王丹 “Leader du mouvement démocratique Wang Dan”, un meneur de premier plan du mouvement démocratique de 89).

Les mots-clés montrent aussi des façons détournées de se référer au 4 juin, comme les chiffres (“89VIIV”), les homonymes (陆4, “terre 4,” le caractère ‘’陆 Lù’’ étant proche dans sa prononciation de six “六 Liù’’ en chinois), et les références codées (儿童节过后三天, “trois jours après la Fête des enfants”, une fête célébrée en Chine le 1er juin, trois jours avant le 4 juin) .

Un utilisateur dont le compte WeChat est enregistré sous un numéro de téléphone de Chine continentale essaie d'envoyer une expression à mot-clé “六四纪念馆” (Mémorial du 4 juin) dans une discussion de groupe à des utilisateurs ayant des comptes à l'étranger et se fait bloquer. Quand les mots-clés ont été disjoints, le message a été reçu. (à gauche : compte en Chine ; à droite : compte au Canada) Source: Citizen Lab [18]

Dans des actes symboliques de protestation, un nombre non négligeable d'usagers de Weibo ont posté des captures d'écran d'avertissements du système, montrant leurs tentatives avortées d'envoyer ne serait-ce qu'une recherche pour ces mots-clés. Ces types de posts servent aussi de baromètre du sentiment public à l'égard du régime actuel.

Les mots-clés censurés sur les plateformes font aussi référence aux commémorations de l'événement comme celle annuelle qui se tient dans le Victoria Park de Hong Kong, sous forme de veillée aux bougies (维园烛光, “Bougie de Victoria Park”).

Comment avons-nous recueilli ces images et mots-clés censurés ?

Le Citizen Lab et Weiboscope ont utilisé diverses méthodes pour comprendre comment les plateformes chinoises de médias sociaux censurent les contenus. Les plateformes en Chine recourent généralement à une combinaison de filtrage automatisé, exécuté par des machines, et de retraits manuels, réalisés par des humains.

Certaines plateformes effectuent le filtrage sur leurs serveurs, tandis que d'autres ont des règles de censure intégrées dans l'application fonctionnant sur votre appareil. Sina Weibo [19] et WeChat [18] utilisent tous deux la première méthode (appelée censure “côté serveur), qui rendent très difficile de voir ce qui se passe à l'intérieur.

Mais dans le cas des entreprises qui filtrent le contenu dans une application utilisateur (ce qu'on appelle la censure “côté client”), il existe des moyens pour les chercheurs d'examiner le processus, puisque toutes les instructions pour effectuer la censure sont internes à l'application fonctionnant sur votre appareil. Souvent ces applications ont des listes intégrées de mots-clés. Quand on tape un message ou un post, l'application vérifie le message. Si on a utilisé un des mots-clés, le message n'est pas envoyé. Par ingénierie inverse, Citizen Lab a collecté les listes complètes de mots-clés des applis de tchat [20], des plateformes de streaming en direct [13], et des jeux sur mobile [21].

Par-dessus ce filtrage automatisé, beaucoup de contenu en ligne est retiré après publication. Depuis 2011, Weiboscope utilise in programme informatique pour suivre les comptes d'un échantillon aléatoire d'utilisateurs, à côté de plus de 50.000 comptes Weibo influents. Le programme extrait automatiquement et télécharge tous les nouveaux posts de multiples fois chaque jour. Si le programme réexamine un post et qu'un message d'erreur “autorisation refusée” est renvoyé, le post est marqué comme “censuré”.

Jusqu'au premier trimestre de 2019, le Weiboscope avait collecté plus de 810 millions de posts Weibo, dont plus de 700.000 confirmés avoir été censurés après publication.

A l'approche du 30ème anniversaire du 4 juin, Weiboscope et Citizen Lab publieront Censored Histories: June 4 [5] (“Histoires censurées : 4 juin), une série de posts avec les images et mots-clés qui ont été bloqués sur les médias sociaux en Chine.

Photo d'un mémorial à l'ancien secrétaire général du Parti communiste chinois Hu Yaobang, qui avait contribué à éloigner la Chine de l'orthodoxie marxiste. Hu a été un catalyseur des manifestations étudiantes sur la place Tiananmen. Traduction du post : “Depuis ce jour-là, les Chinois n'ont plus d'idéaux.” Source: Weiboscope [8]

Le premier post [5] marque le décès, le 15 avril 1989, de Hu Yaobang, l'ancien secrétaire général du Parti communiste chinois qui a contribué à éloigner la Chine de l'orthodoxie marxiste. Sa mort catalysa les manifestations qui marquèrent le début du mouvement contestataire de la place Tiananmen en 1989.

VOIR Censored Histories: June 4 [5] 

VOIR L'archive de Weiboscope des posts censurés de Weibo relatifs au 4 juin sur le site web [22] et le compte Instagram [23] du projet.

VOIR L'archive de Citizen Lab des mots-clés liés au 4 juin et sur liste noire sur GitHub [16].