Comprendre les questions sociales en Chine est vital pour le Parti communiste chinois (CCP). Il y a 30 ans, sa survie était mise au défi quand le mouvement pour la démocratie de Tiananmen a accéléré, et depuis, le PCC est extrêmement méfiant devant tout mouvement social de grande ampleur. Global Voices a questionné Chloé Froissart, maître de conférence en sciences politiques au département d'études chinoises de l’Université de Rennes 2 en France, sur le statut des sciences sociales dans la Chine d'aujourd'hui, et leur utilisation dans le kit de survie du Parti.
Ce qui suit est la transcription abrégée d'un entretien de Global Voices avec Chloé Froissart datant de mai 2019.
Global Voices (GV) : Quel est le rôle des sciences sociales sciences en Chine ?
Chloé Froissart (CF): Il n’a jamais existé de sciences sociales totalement indépendantes du pouvoir en Chine. Les chercheurs en sciences sociales ont toujours été sommés de servir le Parti et de l’aider à gouverner afin qu’il se maintienne au pouvoir. Mais il y a différentes manières de le faire et l’espace de liberté des chercheurs face au Parti a fluctué dans le temps. Une première manière de servir le pouvoir est d’identifier, d’analyser les problèmes sociaux, économiques et d’y trouver des solutions afin d’aider le Parti à y faire face. C’est pourquoi les sciences sociales en Chine ont toujours été plus quantitatives, sous-tendues par de grandes enquêtes, que qualitatives; plus techniques que critiques. Une deuxième manière, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les intellectuels ont été réhabilités par Deng Xiaoping après avoir été persécutés pendant toute l’ère maoïste, c’est de légitimer les réformes et d’apporter des idées pour les promouvoir. Les chercheurs chinois ont bien souvent été des passeurs entre l’Occident et leur pays, puisant des idées dans les théories occidentales -qu’elles soient sociales, politiques, économiques- et les adaptant à la situation chinoise, s’inspirant de ce qui se fait en Occident pour impulser de nouvelles expérimentations en Chine.
GV : Qu'est-ce qui a changé depuis l'accession au pouvoir de Xi Jinping en mars 2013 ?
CF: L’ère Xi Jinping a mis un coup d’arrêt violent à la politique de réformes et d’ouverture qui avait été impulsée par Deng Xiaoping. Tout ce qui vient d’Occident est désormais considéré avec méfiance, voire fait l’objet d’une véritable paranoïa. Cela a commencé dès avril 2013 -soit un mois après l’élection de Xi à la présidence de la RPC- avec l’ordre intimé aux chercheurs, journalistes, éditeurs etc. de ne plus utiliser des expressions jugées occidentales et nocives telles que « valeurs universelles », « liberté d’expression », « société civile », « indépendance du système judiciaire ». Les enseignants-chercheurs -comme les éditeurs et les journalistes- sont contraints d’assister à des réunions de lavage de cerveau et d’inculcation de la pensée Xi Jinping au cours de séjours d’étude sur campus ou hors du lieu de travail qui se déroulent généralement sur des week-end entiers, voire des semaines entières. Ironiquement, en chinois, le verbe « étudier » se prononce de la même manière qu’ « étudier la pensée de Xi » (« xuexi »/ « xue Xi » 学习 ), de sorte qu’il semble impossible d’étudier autre chose que la pensée du nouveau timonier. Une nouvelle application intitulée « xuexi qiangguo » : « étudier pour renforcer le pays » (学习强国), mais qui peut donc aussi se comprendre comme « étudier la pensée de Xi Jinping pour renforcer le pays » a fait son apparition depuis un an : les enseignants et les chercheurs sont censés y passer au minimum deux heures par jour pour lire les articles sur la pensée Xi Jinping et visionner les vidéos de propagande. Xi Jinping a assigné une nouvelle mission aux chercheurs : celle de contribuer à l’élaboration de l’idéologie du régime ainsi qu’à l’élaboration d’un modèle de modernité sociale, économique, politique, environnementale exportable à l’étranger. Il s’agit là selon Xi Jinping, de l’ultime revanche que la Chine doit prendre sur les Guerres de l’Opium. Il appartient donc aux chercheurs de parachever le rêve chinois, qui est avant tout un rêve de puissance et de domination sur le reste du monde.
GV : Reste-t-il aujourd'hui un espace pour la recherche indépendante en sciences sociales ?
CF: L’espace d’autonomie s’est beaucoup rétréci, la contrainte est partout. Les chercheurs chinois ne bénéficient pas de financements autres que ceux du Parti Communiste Chinois. Même étudier à l’étranger ne peut désormais se faire qu’avec une bourse du gouvernement chinois, tout financement étranger étant considéré comme extrêmement sensible. Bien sûr, certains chercheurs mettent toujours en œuvre des tactiques de contournement. Il est toujours possible de maquiller votre projet de recherche pour le faire entrer dans les priorités du régime ou de demander à votre assistant de recherche de surfer sur l’application « Xuexi » à votre place. Une collègue me disait récemment qu’elle travaille en faisant défiler les articles machinalement sur son portable sans y jeter un œil. Mais la marge de manœuvre est de plus en plus restreinte et même maquillé, un colloque sur la conscience de classe chez les ouvriers, les mouvements de protestation ou l’État de droit ne passera pas.
GV : Que devient le mouvement ouvrier en Chine aujourd'hui ?
CF: Le mouvement ouvrier est désormais complètement étouffé en Chine. Il s’était beaucoup radicalisé à l’arrivée de Xi au pouvoir. Les ouvriers chinois sont passés à une vitesse impressionnante de mobilisations pour faire respecter le droit du travail, à des revendications plus politiques pour faire respecter la loi grâce à la reconnaissance de droits collectifs (droit de grève, d’élire les syndicats et en particulier des représentants ouvriers pour négocier avec l’employeur). ONG et avocats ont été sévèrement réprimés en décembre 2015, et plus aucune ONG de défense des droits des ouvriers ne subsiste. Dans le même temps, la réforme des syndicats officiels a été complètement gelée. Avec le ralentissement de la croissance économique, le chômage qu’elle va nécessairement engendrer, la situation risque d’être dramatique s’il n’y a plus de possibilité de dialogue social. L’éventualité d’une explosion du mécontentement et de révoltes sauvages n’est pas à écarter.
GV : Nul ne peut prédire l”avenir de la Chine, mais si des changements socio-politiques devaient se produire, d'où les voyez-vous potentiellement venir ?
CF: Ils viendront nécessairement d’une alliance entre des hauts cadres dirigeants et des secteurs clés de la population : les étudiants et intellectuels, les ouvriers, les minorités sexuelles et les ONG qui défendent leurs droits, les personnes qui ne peuvent plus pratiquer leur religion etc., bref tous ceux qui souffrent du régime actuellement et ils sont nombreux. C’est d’ailleurs la leçon qu’a tirée le Parti du mouvement démocratique de 1989, à la suite duquel la préservation du consensus au sein du PCC est devenue un principe intangible pour éviter toute union verticale entre la population et une partie des dirigeants. Ce consensus a été largement remis en cause par Xi, qui a dû par conséquent accroître la répression tant au sein de la société que dans les rangs du Parti, notamment à travers sa campagne de lutte contre la corruption qui est en partie une purge politique déguisée. Mais le jeu est très risqué car si peu de gens le montrent, la frustration et le mécontentement sont bien réels. Xi a en réalité créé une situation de crise permanente très dangereuse : que l’équilibre précaire soit rompu et il n’y aura d’autre alternative qu’un changement violent.