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Dans les banlieues de São Paulo, les groupes de théâtre fleurissent en mettant en scène les problèmes sociaux

Catégories: Amérique latine, Brésil, Arts et Culture, Good News, Idées, Littérature, Médias citoyens

La pièce de la compagnie Estopô Balaio commence dans le train et traverse les quartiers de la région est. Photographie par Ramilla Souza, reproduite avec autorisation.

Cet article est publié dans le cadre d'un partenariat entre Global Voices et Agência Mural. L'auteur est Priscila Pacheco. Sauf mention contraire, les liens renvoient vers des pages en portugais.

À Heliópolis [fr] [1], une des plus grandes favelas[fr] [2] de São Paulo, le procès d'un adolescent noir agite la communauté, qui se bat pour qu'il soit innocenté. Dans un train en route pour Jardim Romano [3], un message audio raconte l'histoire de la région aux passagers, finissant en apothéose avec les pluies et les inondations. À l'extrémité sud de la ville, un cadavre est réanimé par de la musique funk brésilienne [fr] [4].

Ces trois histoires, racontées dans trois pièces de théâtre, sont représentatives de l'explosion de la scène théâtrale à São Paulo ces dernières années.

La Compagnie de théatre Heliópolis, Estopô Balaio, et Núcleo Pele sont trois initiatives fondées par des habitants des quartiers où elles sont basées, et qui mettent en scène leurs quartiers dans les pièces qu'ils produisent au théâtre… ou dans la rue.

Miguel Rocha, 39 ans, avait 16 ou 17 ans lorsqu'il est arrivé à Heliópolis, un quartier du sud-est de Sacoma [5], à São Paulo. Il est originaire de São Miguel do Fidalgo, dans l'état de Piaui, au nord-est du Brésil. Aujourd'hui directeur et producteur de théâtre, Miguel a commencé à se prendre d'affection pour cet art quand il était à l'école et qu'il a vu une pièce pour la première fois. Ce fut l'élément déclencheur.

En 2000, avec le soutien des centres communautaires locaux et des résidents, il crée la Compagnie de théâtre Heliópolis.

Il explique que Heliópolis est comme un lieu de travail où se récoltent des histoires qui incluent la ville et le pays entier. “Le mieux avec l'art, c'est toujours essayer d’évoquer les petits microcosmes qui sont liés à l'ensemble.”

Scène de la pièce (IN)JUSTIÇA, qui dépeint le système judiciaire brésilien. Photographie par Caroline Ferreira, reproduite avec autorisation

(IN)JUSTIÇA [(In)justice, en portugais] en est un exemple. Il s'agit d'une pièce sous sa production et interprétée cette saison.

Dans l'histoire, un adolescent noir tue une femme involontairement à cause d'un tir de pistolet accidentel. À partir de ce moment-là, plusieurs questions se posent concernant ce qu'est la justice, si elle représente ce que le système judiciaire décide ou bien ce que la société pense.

Le texte a été écrit par Evil Rebouças, en collaboration avec la compagnie. Le spectacle est guidé par la question de “qu'est-ce que les verdicts ne dévoilent pas ?”, ainsi encourageant une réflexion sur le système judiciaire brésilien.

“(IN)JUSTIÇA débute par une narration qui est, d'une certaine façon, sur Heliópolis, sur Grajaú [en] [6], sur les districts de l'est. Ce sont des histoires que nous racontons, qui sont proches du peuple, même si elles ont un côté fictionnel”, commente Rocha.

Le groupe compte onze pièces de théâtre à son répertoire et est basé dans la Maison de théâtre Maria José de Carvalho, dans le quartier d’Ipiranga [7] voisin d'Heliópolis.

Dans ses pièces, la compagnie puise son inspiration dans la culture afro-brésilienne, la samba, le funk et la culture urbaine. Miguel attire l'attention sur le fait que certaines personnes voient les banlieues comme perdues ou dégradées.

“La perception que la banlieue équivaut à un bidonville est incorrecte. Oui, il y a bien des gens très pauvres. Mais il y a du commerce qui génère des revenus, il y a des gens avec des voitures dernier cri, avec des baskets de marque. La banlieue est très diverse”, affirme-t-il.

Les inondations, le train, et le nord-est

Itaim Paulista [8], dans le quartier du Jardim Romano, est la base de la compagnie théâtrale Estopô Balaio. Celui-ci a été formé en 2011, pour la plupart par des migrants de l’État du Rio Grande do Norte [fr] [9], une région à 2 800 km au nord-est de São Paulo. Estopô a interprété la pièce “La ville aux rivières invisibles”.

Le directeur du théâtre est l'éducateur João Junior, 40 ans. En 2010, il est arrivé de Natal, la capitale du Rio Grande do Norte. Il a vécu à Barru Funda [10], dans la partie ouest de São Paulo, et a commencé à travailler dans un centre éducatif en plein Jardim Romano, à l'est, où il a rencontré de nombreuses personnes originaires comme lui du nord-est.

Il s'est demandé comment la région du nord-est existait au sein de la plus grande ville du pays, et a observé les changements territoriaux tout au long de la route de Barra Funda jusqu'à l'est de Sao Paulo. “C'était ma grande question : le territoire qui nous sépare et qui crée des villes au sein de la même ville”.

Il a déménagé à Jardim Romano où il a vécu 4 ans. Il a monté Estopô Balaio avec d'autres amis artistes eux aussi originaires de Natal et a encouragé l'engagement de la communauté au sens large.

Cette année, ils ont rejoué “La ville aux rivières invisibles”, pièce finale de la Trilogie des eaux, débutée en 2012, sur les inondations dans la région.

“La ville aux rivières invisibles” raconte l'histoire des inondations que les résidents des quartiers voisins ont subies. Les récits sont racontés à l'échelle locale, dans les rues du quartier, et comprennent de la danse de rue, du rap et des graffiti. Le début se déroule sur la ligne de chemin de fer qui traverse le quartier.

Jardim Romana est un quartier sur les bords de la rivière Tietê [fr] [11]. Par malheur, il a fait l'objet de reportages quand il s'est retrouvé submergé par les eaux pendant trois mois à la suite de l‘inondation [12] de décembre 2009. Durant cette période, les résidents ont dû marcher dans l'eau croupie qui leur arrivait aux genoux, voire à la taille.

L'eau est un thème récurrent dans les productions d'Estopô Balaio, tout comme la région du nord-est de São Paulo et le train. “Toute la ville se fait en train. C'est à bord du train que les gens vivent ensemble, sans s'en rendre compte. C'est là où tu entres avec un corps épuisé,” explique-t-il.

Funk et théâtre dans les rues de Grajaú

La scénographe et actrice Aline Domingos de Oliveira, 23 ans, a commencé le théâtre en 2013 avec un projet entrepris par le conseil municipal de São Paulo qui réalise des ateliers artistiques dans les écoles.

Comme elle a aimé le cours, elle a invité ses amis de l'église catholique où elle allait. Puis la compagnie Núcleo Pele est née, à Grajaú, dans la zone sud. La première pièce a été présentée en 2015, avec pour titre “La peau du travail”. Pour atteindre un public plus large, ils ont joué près du marché au moment où les gens quittent habituellement l'église pour faire des emplettes le dimanche.

Selon Aline, faire du théâtre de rue est un défi : “C'est un vrai combat car il y a la voiture qui passe en faisant du bruit, l'enfant qui pleure, le bar qui joue du forró [fr] [13]. Car les banlieues sont pleines de vitalité. Des choses s'y passent,” explique-t-elle.

“La peau du travail” parle du travailleur et expose les difficultés de la vie quotidienne, comme celle de prendre le bus et le train bondés et la double journée de travail que les femmes doivent assumer, ainsi que l'oppression et la violence. “Les gens disaient, ‘Waouh, c'est cool. Je n'ai jamais vu ça, ça parle de notre vie,” dit-elle.

Scène tirée de la pièce “Pancadão [musique] ! La fête continue ?”, une mère se plaint près du pasteur que ses enfants ne peuvent pas dormir à cause du bruit de la soirée. Photographie par Bárbara Terra, utilisée avec permission.

Cette année, le groupe présente son deuxième spectacle. La pièce “Pancadão ! La fête continue ?” était jouée jusqu'à début mai. Le pancadão est un type de funk brésilien.

L'histoire était celle d'une soirée funk qui durait déjà depuis trois mois. Pendant cette période, une personne était morte, mais son corps bougeait toujours à cause de la musique. Les résidents ont dû prendre la décision de poursuivre la soirée ou non.

Aline soutient qu'il existe un pouvoir artistique dans les banlieues. “Les banlieues produisent une diversité de l'art. Chacune d'elle est une niche, mais tout produit cela.”