(Article d'origine publié le 5 juillet 2019) Le monde s'embrase, juin est bien parti pour être le mois le plus chaud jamais enregistré en Europe, avec une canicule record en France et des incendies de forêt en Allemagne et en Turquie. Ces anomalies – ou plutôt cette nouvelle normalité climatique, ont aussi fait les grands titres en Russie : le 29 juin, une inondation massive a recouvert l'oblast (région administrative) sibérien d'Irkoutsk, submergeant plus de 30 agglomérations, détruisant 3.500 maisons et laissant des milliers de gens sans abri. Le gouverneur régional Serguéï Levtchenko, citant le Ministère russe des Situations d'urgence, a récemment affirmé que 18 personnes avaient péri.
Des images impressionnantes sont parvenues des petites villes de Touloun et Nijneoudinsk, où les eaux ont atteint le troisième étage de certains immeubles. L’imagerie satellite de l'agence spatiale russe Roskosmos a rapidement suivi et montré la superficie sidérante de l'inondation :
Роскосмос продолжает съемку Иркутской области
Снимки были получены от космических аппаратов дистанционного зондирования Земли «Канопус-В». Съемка региона со спутников проводится несколько раз в сутки, после чего фотографии передаются в Центр управления в кризисных ситуациях МЧС pic.twitter.com/whYnbCrQ9y
— РОСКОСМОС (@roscosmos) July 2, 2019
Roskosmos continue de filmer l'oblast d'Irkoutsk
Ces prises de vues ont été envoyées par les appareils du petit satellite d'observation de la Terre Kanopus-V. Les images de la région sont prises plusieurs fois par jour par le satellite, puis les photographies sont transmises au ministère des Situations d'urgence pour la gestion de crise.
Touloun et Nijneoudinsk sont situés sur les fleuves Iya et Ouda, des affluents de l'Angara qui s'écoule du lac Baïkal dans le fleuve Iénisséi. Quand ces deux cours d'eaux sont sortis de leurs lits, les principales liaisons routières avec les provinces à l'entour ont été immédiatement interrompues.
A mesure que baissent les niveaux des fleuves, le site est redevenu accessible aux secouristes volontaires et aux services d'urgence.
L'ampleur des destructions est sévère : Levtchenko a annoncé mercredi que les dégâts se chiffraient à 29 milliards de roubles (environ 450 millions de dollars US). Le gouverneur avait récemment déclaré à la Novaïa Gazeta, le journal indépendant russe, que 980 millions de roubles (15 millions de dollars US) avaient été alloués à l'indemnisation des habitants pour la perte de leurs biens, une promesse dont la réalisation rencontre un certain scepticisme.
Au long de la semaine passée, un vif débat a éclaté sur l'internet russophone sur ce qui – ou qui – porte la responsabilité de ces inondations. Certains commentateurs refusent de se contenter de la qualification de “catastrophe naturelle”.
Les autorités, locales et fédérales, font les frais de la plupart des premières critiques. Le président Vladimir Poutine rentré du Japon, où il assistait au Sommet du G20, a tenu une réunion d'urgence dans la ville attenante de Bratsk le 30 juin. Lorsque le site d'information pro-gouvernement Gazeta.ru a rapporté que le niveau des eaux a baissé après la visite de Poutine, il a reçu une volée de commentaires furieux de lecteurs ayant le sentiment que les médias pro-gouvernementaux avaient ignoré la crise depuis son début.
В Иркутской области какое-то пиздецовое наводнение, затопленно несколько населённых пунктов, люди сидят на крышах. А по телеканалам только Путин, Трамп и Япония pic.twitter.com/WABT2npPaD
— Сталингулаг (@StalinGulag) June 29, 2019
Il y a quelques putains d'inondations dans l'oblast d’Irkoutsk, plusieurs localités sont sous les eaux, les gens assis sur les toits. Mais sur les chaînes de télévisions il n'y en a que pour Poutine, Trump et le Japon.
Les reportages de médias russes de la région font apparaître que les gens du cru sont déconcertés et tentent de comprendre pourquoi les autorités ont paru aussi mal préparées—le gouverneur Levtchenko est allé jusqu'à dire qu'il n'avait pas même été averti de la probabilité des inondations. Une digue de protection édifiée après les grosses inondations de 2006 à Touloun est devenue un thème de discussion sur les messageries locales, des habitants ayant découvert que le directeur de l'entreprise constructrice avait déclaré à la télévision russe Vesti en 2008 que la digue allait protéger Touloun pour “un siècle”. L'installation, réalisée dans le cadre d'un programme fédéral de prévention des inondations, a cédé pendant la dernière montée des eaux.
Quand Andréï Pertsev, un correspondant du site web indépendant d'actualités Meduza, s'est rendu à Touloun au début de la semaine, il a trouvé les habitants suspicieux et amers, entretenant leurs propres théories quant aux raisons de l'inondation. L'une d'entre elles attribue les inondations aux méthodes des pompiers pour combattre les feux de forêt qui ont touché la région en avril et mai (les services de secours ont fait usage de techniques d'ensemencement de nuages pour combattre le brasier) Des théories encore absentes des commentaires de spécialistes sur les causes des inondations.
Le ministère des Situations d'urgence a commencé par invoquer comme cause la rapide fonte des neiges sur les monts Sayan dans le sud de la province, à quoi se sont ajoutées des pluies abondantes. Le 1er juillet, Inna Latycheva, professeure à l'Université d'Etat d'Irkoutsk, a publié un communiqué affirmant que ces pluies abondantes, et donc les inondations, étaient la conséquence de masses d'air chaud et humide en provenance de l'océan Pacifique. Certains restent sceptiques.
Samedi, l'influent blogueur russe El-Murid a vu dans la tragédie le fait bon pas de la nature, “mais du vol”. A son avis, la raison pour laquelle de telles catastrophes requièrent toujours la mobilisation massive des services d'urgence est qu'il ne reste pas de ressources pour un travail systématique de prévention.
Это наводнение в Иркутской области. Но на самом деле это не только наводнение. Так выглядит то, что у нас стыдливо называется “выводом средств”. Те самые четыре-пять триллионов, которые украдены у страны нынешней компрадорской властью. Поэтому просто нет средств для проведения стандартных противопаводковых мероприятий, стоимость которых по сравнению с ущербом от наводнений примерно на порядок ниже. […] Это и есть самый что ни на есть видимый пример того, что в стране, которой правят уголовники и воры, любая проблема будет немедленно превращаться в катастрофу и апокалипсис. И причина этих катастроф – не природа, а воры, продолжающие править страной.
Ceci est l'inondation dans l'oblast d'Irkoutsk. En fait ce n'est pas qu'une inondation. Ça ressemble à ce qui s'appelle honteusement chez nous un “retrait de fonds”. Ces mêmes quatre ou cinq milliards volés au pays par l'actuel pouvoir comprador. C'est pour cela qu'il n'y a simplement pas de moyens pour mettre en œuvre des mesures ordinaires de prévention des inondations, dont les coûts seraient substantiellement inférieurs aux dommages causés par les inondations. […] Voilà l'exemple le plus évident de ce que dans un pays dirigé par des criminels et des voleurs, n'importe quel problème tourne immédiatement à la catastrophe et à l'apocalypse. Et la cause de ces catastrophes n'est pas la nature, mais les voleurs qui continuent à diriger le pays.
— Эль Мюрид (facebook.com/el.murid.3), 29 сентября 2019
De même, le blogueur dénommé Stepan Razin a laissé entendre que les tentatives d'expliquer l'inondation en s'appuyant sur les conditions météorologiques exceptionnelles revenaient à dissimuler le rôle de la corruption dans l'affaiblissement de la capacité de réponse de l’État. Le débat sur les causes de la crise est rapidement devenu un moyen de dresser la carte des attitudes perçues d'autres commentateurs envers les autorités russes.
Кто их затопил? Природа? Вы видели дожди по многочисленным кадрам из мест наводнения? Я вот даже маленького дождя не видел. Да и какими это должны были быть дожди, чтобы вода поднялась на 14 метров, когда до этого рекорд был 10 метров? В 1983 году. По предыдущему опыту, я четко усвоил, что за всеми “природными” катастрофами, стоят друзья сказочного или выстроеная им коррупционная вертикаль.
Qui les a inondées ? La nature ? Vous avez vu de la pluie sur les innombrables photos des endroits inondés ? Je n'ai pas vu la moindre petite averse. Et quelle sorte de pluie a pu faire monter les eaux de 14 mètres, quand le record précédent était de 10 mètres ? En 1983. Par expérience antérieure j'ai appris précisément que derrière toutes les catastrophes “naturelles” il y a les amis de ceux qui ont construit une verticale de corruption.
— Stepan Timofeevich Razin (facebook.com/serg.simonov.9) 30 июня 2019
Une théorie plus élaborée récemment avancée par des commentateurs d'opposition concerne un grand barrage et usine hydroélectrique en amont des localités les plus touchées. Elle postule qu'il était dans l'intérêt des exploitants du barrage de remplir la retenue voisine de Bratsk au-delà des niveaux de sécurité dans l'intention de produire et vendre plus d'électricité. Une théorie renforcée par le fait que le barrage fait aussi fonctionner une usine voisine de traitement d'aluminium en relation avec Rusal, la firme métallurgique propriété de l'oligarque de premier plan Oleg Deripaska.
Как доказать, что ПОТОП в Иркобласти имеет хотя бы отчасти рукотворный характер? Напрямую – никак, но есть, мне кажется, один четкий косвенный признак: все федеральные радио- и телеканалы без умолку треплются о наводнении, репортажи “с места”, “прямые включения”, новости с этого начинаются и заканчиваются – но при этом версия “нет ли в происходящем вины местных гигантских ГЭС” (которая, вообще говоря, должна первой приходить в голову любому разумному человеку) нигде не то что не обсуждается и не опровергается – она никоим образом даже ни разу не упоминается! Как будто крепко табуирована… Впрочем, на языке современных госпиарщиков это называется изящней – “блок”.
Quelle preuve y a-t-il que l'INONDATION dans l'oblast d'Irkoutsk est partiellement due à l'homme ? Directement, il n'y en a aucune. Mais il me semble qu'il y a un signe indirect clair : toutes les radios et télévisions fédérales parlent sans arrêt d'inondations, les reportages “sur place”, les “envoyés spéciaux”, les informations commencent et finissent par ça ; mais aucune version ne fait porter le blâme sur les usines hydroélectriques géantes des environs (qui de façon générale devraient être la première chose à venir à l'esprit de n'importe quel individu rationnel). Ce n'est ni discuté ni réfuté ; ce n'est tout simplement aucunement mentionné ! Comme s'il y avait un gros tabou… au fait, dans la langue des communicants d’État ça se dit élégamment “bloc”.
— Alexey Roshchin (zen.yandex.ru/sapojnik), The Price of Russian Aluminium, 30 июня 2019
Ces commentateurs semblaient considérer toute explication soulignant les causes naturelles comme une volonté d'éviter de désigner des responsables, voire de dépolitiser entièrement la tragédie. Evguény Simonov, le coordinateur international de l'organisation écologique Rivers Without Borders (Fleuves sans frontières), estime que les théories comme celle de Roshchin sont d'abord un reflet de la “psychologie socio-politique” de la Russie attestant de l'extrême faiblesse de la confiance dans les autorités.
Lors d'une table-ronde débat sur Sibir.Realii, le service sibérien de Radio Free Europe/Radio Liberty, le 2 juillet, Simonov et Alexander Kolotov, le directeur de l'organisation écologique Plotina, étaient largement d'accord sur le rôle du facteur humain dans l'inondation. Kolotov croit qu'il reste des raisons de suspecter le rôle du barrage hydroélectrique, notant la mystérieuse disparition des données sur la situation de la retenue de Bratsk entre le 28 juin et le 1er juillet sur le site web de Rushydro.
Simonov a attribué les inondations à l'incompétence et à l'impéritie des autorités locales, constatant que les habitants étaient mal informés de ce qu'ils devaient faire en cas de montée des eaux, que les systèmes d'alarme précoce ne fonctionnaient pas, et que les autorités ont facilement délivré les permis de construire en zones inondables. Les leçons des inondations précédentes de 2013 et 2018 en Sibérie, conclut-il, n'ont pas été tirées.
La conviction partagée par les commentateurs est que les responsables russes se préoccupent surtout de se défausser quand il s'agit d'assumer des responsabilités. Comme toujours, les satiristes à l'affût sur le RuNet n'ont pas tardé à mettre leur grain de sel :
Путин поручил для борьбы с наводнением под Иркутском привлечь армию
Шойгу поручил генералам
Генералы поручили полковникам
Полковники поручили майорам
Майоры поручили капитанам
Капитаны поручили лейтенантам
Лейтенанты поручили прапорщикам
Прапорщики ищут на глобусе Иркутск
— Мысли Перзидента (@VVP2_0) June 30, 2019
Poutine a chargé l'armée de combattre l'inondation à Irkoutsk
[Le ministre de la Défense] Serguéi Shoïgou a donné ordre aux généraux
Les généraux ont donné ordre aux colonels
Les colonels ont donné ordre aux majors
Les majors ont donné ordre aux capitaines
Les capitaines ont donné ordre aux lieutenants
Les lieutenants ont donné ordre aux adjudants
Les adjudants cherchent Irkoutsk sur un globe terrestre— Мысли Перзидента (@VVP2_0) 30 июня 2019
Le ministère russe des Situations d'urgence a déjà émis des alertes sur des précipitations extrêmes dans les régions voisines de Bouriatie et de Touva. S'il y a des leçons à tirer par les autorités des inondations dans l'oblast d'Irkoutsk, elles devront être apprises rapidement. La prochaine tragédie pourrait attendre au tournant.