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Une proposition de réorganisation administrative de l’Église orthodoxe éthiopienne attise les tensions ethniques et religieuses

Catégories: Afrique Sub-Saharienne, Ethiopie, Ethnicité et racisme, Guerre/Conflit, Histoire, Langues, Manifestations, Médias citoyens, Politique, Religion

Un prêtre de l’Église orthodoxe éthiopienne Tewahedo se repose à l'intérieur de l'église rupestre du XIIIe siècle Bete Giorgis à Lalibela, en Éthiopie, 1er novembre 2007. Photo de A. Davey via Flickr, CC BY 2.0. [1]

Le 1er septembre 2019, une commission ad hoc formée de clercs oromos de l’Église orthodoxe éthiopienne Tewahedo (acronyme anglais EOTC), a rendu public [2] son projet de créer une nouvelle circonscription paroissiale régionale dans la région fédérée de l'Oromia. Le but : instaurer un “évêché” — dans le langage ecclésiastique — pour pourvoir aux besoins spirituels, administratifs et linguistiques de la population orthodoxe oromo.

L'EOTC compte actuellement plus de cinquante millions de fidèles dans l'ensemble de l’Éthiopie.

Les fidèles oromos de l’Église affirment que l’inefficacité et la corruption [2] empêchent l'EOTC de répondre à leurs attentes spirituelles, linguistiques et administratives, et les membres de la commission ad hoc ont menacé de prendre eux-mêmes les choses en main, avec la création d'une instance administrative distincte et séparée, à défaut de réponse dans les trente jours [3] de la part de l'organe gouvernant l'EOTC, le Saint Synode et Pères de l’Église.

L'EOTC possède sa structure administrative particulière qui n'est pas calquée sur celle du gouvernement fédéral de l’Éthiopie, constituée elle de neuf régions ethniques autonomes dont l'Oromia est la plus grande. Les prêtres oromos, eux, veulent réorganiser les structures de l’Église pour les aligner sur le système politique fédéral éthiopien.

L'EOTC a quelque 35.0000 églises à travers l’Éthiopie, dont 7.000 se trouveraient en Oromia, soit 20 pour cent du total.

Si les Oromos créent une structure administrative paroissiale régionale non approuvée par le Saint Synode, un conflit de gestion pourrait s'ensuivre.

Les prêtres pensent que cette réorganisation administrative aidera à revitaliser les églises vides et à l'abandon, désertées par les fidèles au profit des Églises protestantes en expansion en Oromia.

D'après le président de la commission ad hoc, le prêtre érudit Belay Mekonen, [2] il existe déjà des précédents : l’Église n'a pas cessé dans l'Histoire d'adapter les structures de sa gouvernance pour les aligner sur celles de l’État.

Il a aussi souligné que la nouvelle circonscription administrative aidera l'EOTC à exercer sa mission apostolique en rapprochant l’Église de la population de l'Oromia, avec un projet de consolidation et d'institutionnalisation de l'afan oromo (la langue oromo) à l'intérieur de l'EOTC.

À la différence des Églises protestantes qui proposent des cultes en afan oromo, les prêtres oromos expliquent que l'EOTC demande aux Oromos de pratiquer en guèze [4], la langue liturgique, ou en amharique, la langue de travail du gouvernement fédéral éthiopien. Mais le guèze est une langue ancienne que la plupart des gens ne comprennent qu'à peine, pas seulement en Oromia mais dans toute l’Éthiopie. Et l'amharique est la langue parlée surtout par les habitants des villes en Oromia, et beaucoup moins dans les zones rurales, où prévaut l'afan oromo.

Un autre membre de la commission ad hoc a déclaré [5] que la nouvelle circonscription administrative contribuera à ramener dans l’Église ceux qui s'en sentaient écartés.

Un moine lit dans un livre un guèze, la langue liturgique de l’Église orthodoxe éthiopienne Tewahedo, 15 octobre  2018. Photographie de Rod Waddington via Flickr, CC BY 2.0 [6].

Une sainte réprimande cinglante

La proposition de la commission lui a valu une réprimande [7] cinglante du Saint Synode, ce qui a installé un conflit intra-institutionnel de longue durée.

L'opposition à la commission est aussi venue de fidèles [8] orthodoxes ressentant comme profondément dérangeante [9] l'instauration d'une unité administrative séparée. Selon eux, leur Église est une institution sacrée émanant de la seule volonté de Dieu.

D'autres ont qualifié la mesure soit de coup opportuniste [10] soit de tentative de destruction de l'élément de base de leur identité [11] nationale, culturelle et religieuse.

C'est pourquoi je pense que ces nouveaux rebelles ne sont pas des institutionnels de l'EOC cherchant une plus grande inclusion. Ce sont des vandales culturels qui ont soudain trouvé l'occasion de profiter économiquement et politiquement de la crise et du chaos dans une des plus grandes institutions de l'humanité.

Je ne crois pas que je puisse encore m'identifier avec une quelconque religion, mais j'ai un faible pour l'EOTC [que j'avais l'habitude de railler à la fac quand j'étais “woke [16]“].
Elle est historique et a été cultivée par nos ancêtres. Je suis fier de l'EOTC et de sa sagesse.

De multiples organisations et administrateurs paroissiaux de l'EOTC basés à Addis Abeba ont prévu de tenir un rassemblement [17] le dimanche 15 septembre 2019, en protestation contre l'escalade des violences contre des prêtres orthodoxes, les laïcs et contre la destruction d'églises [18].

Les organisateurs ont déclaré que la manifestation a pour objet d'exiger du gouvernement qu'il donne une protection aux chrétiens orthodoxes de toute l’Éthiopie. Ils ont souligné que le rassemblement projeté n'avait rien à voir avec les prêtres oromos et pouvait être annulé [19] s'ils obtenaient des réponses concrètes.

Le rassemblement prévu prend toutefois une signification supplémentaire du fait que les organisateurs affirment leur soutien à la réponse donnée par le Saint Synode aux prêtres oromos.

Ces derniers ont aussi reçu un demi-soutien d'une source improbable : Daniel Kibret, une personnalité de premier plan de l'EOTC, écrivain et ferme allié du premier ministre réformiste d’Éthiopie Abiy Ahmed.

Dans un long post de blog, il a écrit que s'il partage l'analyse des prêtres des problèmes au sein de l'EOTC, il trouve [20] erronée la solution avancée par les prêtres.

Quant à eux, les membres de la commission ad hoc insistent qu'ils ne veulent pas d'un schisme de l'EOTC en Oromia. Ils n'ont ni proposé d'élément théologique distinct ni introduit de nouveauté dans le canon ou les rituels, se défendent-ils [21].

Tension religieuse, rivalités ethniques

Aspect décisif, la querelle est aussi devenue une importante manifestation de tension religieuse lestée de rivalité ethnique entre les différents groupes ethniques de l'élite politique éthiopienne.

Sur les médias sociaux, la démarche des prêtres a amplifié les tensions ethniques déjà croissantes, du fait de la fracture ancienne entre populations amhara et oromo, deux des groupes ethniques les plus nombreux de l’Éthiopie. Les conflits sur la terre, l'histoire, l'économie et la culture se sont intensifiés, presque une année après que les élites au pouvoir sont entrées dans une alliance tactique dans le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), pour mettre fin à la suprématie des élites tigréennes qui gouvernaient depuis 27 ans.

Les Amharas comme les Oromos pratiquent un large éventail de religions, dont le christianisme et l'islam sont les principales.

Selon les chiffres, [22] 30,4% des 25 millions d'Oromos sont affiliés à l'EOTC, tandis que 82,5% des 19 millions d'Amharas sont orthodoxes.

Les Amharas ont une relation complexe [23] avec l'EOTC. L'éminent historien Harold Marcus décrit les Amharas avec les Tigréens comme les héritiers et avatars [24] du christianisme orthodoxe.

Un large contraste avec les relations qu'ont les Oromos avec l'EOTC : malgré l'existence d'un nombre important d'Oromos orthodoxes, d'aucuns arguent [25] que les nationalistes oromos tendent à promouvoir le développement d'un nationalisme laïc comme idéologie unificatrice.

En fait, une conviction ancrée chez les nationalistes oromos est que lorsque les Oromos et les autres peuples du sud du pays ont été incorporés dans l’Éthiopie moderne, l'EOTC a été un agent [26] actif des politiques assimilationnistes des empereurs éthiopiens successifs.

Ils soutiennent que la plupart des prêtres et évêques nommés en Oromia au cours de l'histoire étaient des locuteurs natifs de l'amharique visant à “amhariser” les Oromos en décourageant l'usage de l'afan oromo à l'église.

La dernière dispute en date entre les prêtres oromos et le Saint Synode est une nouvelle incarnation d'un vieux conflit interne de l'EOTC, mais avec des traits et des acteurs différents.

En 1991, quand les troupes du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) ont pris le contrôle du pays, une guerre intestine [27] prolongée éclata au sein de l'EOTC, lorsque le gouvernement dominé par le TPLF intrigua [28] pour forcer à l'abdication le quatrième patriarche, Abune Merkorios.

À la suite de l'abdication du patriarche, un mouvement soutenu par des membres de la diaspora éthiopienne aux États-Unis forma un Saint Synode en exil en 1996.

Il en résulta une fracture entre clergé et fidèles née de la tension [27] ethnique et politique entre Amharas et Tigréens.

L'EOTC en exil opérait aussi comme un organe anti-EPRDF basé à Washington.

En juillet 2018, le Premier ministre Abiy assista à la réunification [29] du Synode de l'EOTC et du Synode de l'EOTC en exil.

Indépendamment de leur origine ethnique et du conflit interne récurrent dans l'institution, la plupart des orthodoxes pratiquants considèrent l’Église comme un élément essentiel de l'identité nationale éthiopienne. Même ceux qui décrivent leur affiliation à l’Église comme plus culturelle que fondée sur la foi ressentent un lien.

Mais les Éthiopiens vivant dans les régions dominées par les fois non-orthodoxes soulignent le fait que leur identité n'est pas fondée sur la religiosité orthodoxe.