A la rencontre des militants citoyens qui documentent les abus en Crimée

Depuis l'annexion de la Crimée en 2014, les autorités russes ont détenu et arrêté des centaines de Tatars de Crimée et autres militants. Illustration de Tom Venner, utilisée avec permission.

[Article d'origine publié le 14 octobre 2019]  Depuis que la Russie a annexé la péninsule de Crimée en 2014, les services de sécurité et les procureurs de Moscou ont travaillé sans relâche. Ils ont davantage ciblé les militants pro-ukrainiens, les dissidents politiques et, par-dessus tout, les membres de la minorité tatare de Crimée.

Les Tatars musulmans majoritaires de Crimée ont eu un passé mouvementé avec la Russie depuis que la péninsule a été annexée pour la première fois par Moscou en 1783. Puis, en 1944, les autorités soviétiques ont accusé les Tatars de trahison et ont déporté l'ensemble de ce peuple [fr] en Asie centrale. Ils sont revenus au pays dans les années 1980 et 1990, dans l'Ukraine nouvellement indépendante, mais le souvenir de cette déportation perdure. Ainsi, lorsque Moscou a une nouvelle fois imposé son contrôle sur leur patrie, les Tatars de Crimée se sont montrés méfiants – et cette méfiance est réciproque.

En 2016, le procureur général local a interdit le Majlis, l'Assemblée des Tatars de Crimée, pour des motifs “d'extrémisme” et de “sabotage”. Aujourd'hui, les autorités russes expliquent également le grand nombre des arrestations et détentions de Tatars de Crimée comme des opérations anti-extrémistes, alléguant qu'elles tentent de réprimer le Hizb-ut-Tahrir [fr], une organisation islamiste interdite en Russie depuis 2003 mais autorisée en Ukraine. Bien qu'il ne soit pas improbable que l'organisation ait une présence sur la péninsule, les forces de l'ordre russes ont lancé un filet beaucoup plus large. Les défenseurs des droits humains suggèrent que c'est délibéré et que les arrestations des hommes tatars de Crimée et de leurs familles s'apparentent à une tentative systématique de réduire au silence les Tatars de Crimée qui élèvent le ton. Un mouvement en particulier, disent-ils, se trouve dans la ligne de mire : Solidarité Crimée.

9 апреля 2016 в Севастополе Крымская контактная группа по правам человека впервые организовала встречу всех семей мусульман, арестованных российскими правоохранителями в Крыму. На встречу также были приглашены и адвокаты обвиняемых. Выступивший тогда на встрече адвокат Эмиль Курбединов сообщил, что этот день стал «днём создания площадки совместных действий семей арестованных в Крыму мусульман».

Позже объединение «Крымская солидарность» стало открытым не только для родственников обвиняемых российскими правоохранительными органами в принадлежности к организации «Хизб ут-Тахрир», но и для семей других политзаключенных Крыму, а также похищенных и пропавших мусульман.

Le 9 avril 2016 à Sébastopol, le groupe de contact de Crimée pour les droits humains a organisé pour la première fois une rencontre des familles de tous les musulmans qui avaient été arrêtés par les forces de l'ordre russes en Crimée. Les avocats des accusés ont également été invités à la réunion. L'avocat Emil Kurbedinov a prononcé un discours dans lequel il a déclaré que cette journée était devenue “la date de fondation d'une plate-forme d'action commune pour les familles des musulmans arrêtés en Crimée”.
Plus tard, l'association Solidarité Crimée a été ouverte non seulement aux parents des personnes accusées par les forces de l'ordre russes d'appartenance à Hizb-ut-Tahrir, mais aussi aux familles d'autres prisonniers politiques en Crimée, ainsi qu'aux musulmans enlevés ou disparus.

— rubrique “À propos” de la page Facebook de Solidarité Crimée

Solidarité Crimée est née de la nécessité de coordonner l'assistance financière et juridique aux familles tatares de Crimée laissées sans mari et sans père après les arrestations. Leurs absences ont laissé les familles dans le besoin d'une assistance financière et juridique. Selon Dilyaver Memetov, coordinateur du groupe, Solidarité Crimée joue également un rôle préventif. Le groupe organise des séminaires pour conseiller les membres des “groupes à risque” (c'est-à-dire les militants, les avocats, les journalistes ou les blogueurs) sur la conduite à tenir lors d'une perquisition ou d'un interrogatoire, a déclaré Memetov à OVD-Info, un site russe surveillant les violations de la liberté de réunion et de parole.

Le mouvement s'est fait connaître par ses flashs mobs en ligne très médiatisés comme le Marathon de Crimée, dans lequel des centaines de Tatars de Crimée s'engagent à donner dix roubles pour payer les lourdes amendes des accusés avec le slogan “единство дороже штрафов” ou “l'unité est plus précieuse que l'argent”. En outre, à la fin de 2018, des centaines de Tatars de Crimée ont téléchargé des photos d'eux-mêmes seuls (afin d'échapper à l'interdiction russe des manifestations de masse), portant des banderoles sur lesquelles étaient inscrit “Les Tatars de Crimée ne sont pas des terroristes” et “nos enfants ne sont pas des terroristes”. En juillet 2019, plusieurs dizaines de Tatars de Crimée se tenaient sur la Place Rouge de Moscou avec des pancartes portant les mots “la lutte contre le terrorisme en Crimée est une lutte contre la dissidence”.

Hors de la Crimée, Solidarité Crimée est mieux connue pour son rôle en tant que projet de journalisme citoyen. Les militants des droits humains et les journalistes disent que sans Solidarité Crimée, ils resteraient dans l'ignorance des nombreuses arrestations et détentions dans la péninsule. On observe fréquemment les bénévoles du groupe en train de documenter et de photographier les arrestations et les affaires judiciaires et même de diffuser en direct les procédures judiciaires sur la populaire page Facebook de Solidarité Crimée.

“Lorsque les perquisitions dans les maisons des Tatars de Crimée ont commencé à s'intensifier en 2016, les habitants se sont mis à diffuser les arrestations et les perquisitions sur leurs téléphones et à les télécharger sur les réseaux sociaux. Une fois que cela s'est su, les autorités sont devenues encore plus répressives et le mouvement a pris de l'ampleur “, explique Tamila Tasheva, co-fondatrice de CrimeaSOS, une ONG qui fournit une aide humanitaire aux personnes déplacées de Crimée. “Depuis 2017, ils sont devenus de plus en plus professionnels dans la couverture de ces procès et arrestations. Ils sont quasiment l'unique source d'information indépendante qui subsiste en permanence dans la péninsule parce qu'il n'y a plus de journalisme indépendant”, explique Tamila Tasheva dans un café à Kiev, la capitale ukrainienne.

“Je dirais qu'au cours des dernières années, depuis qu'ils existent, ils ont développé de vrais talents de blogueurs de façon spectaculaire. Si vous voulez vous renseigner sur les droits humains en Crimée, votre première source d'information est Solidarité Crimée”, a déclaré Tanya Lokshina, directrice associée pour l'Europe et l'Asie centrale à Human Rights Watch. Tanya Lokshina a ajouté qu'après l'occupation en 2014, de nombreuses publications de médias indépendants et les médias locaux tatars de Crimée ont cessé de paraître. “Hormis ces quelques journalistes russes qui se rendent régulièrement en Crimée et qui travaillent naturellement avec eux, Solidarité Crimée est la seule source d'information permanente qui est sans relâche sur le terrain”, a déclaré Tanya Lokshina.

C'est probablement la raison pour laquelle Moscou en a eu assez de Solidarité Crimée.

Les premiers mois de 2019 ont vu l'arrestation de plusieurs éminents journalistes et blogueurs citoyens tatars de Crimée, accusés d'actes de terrorisme. En mars, Remzi Bekirov, Osman Arifmemetov, Rustem Sheikhaliyev et Marlen Mustafayev ont tous été arrêtés – tous ces hommes avaient pris des photos ou diffusé en direct les raids des services de sécurité sur les maisons tatares de Crimée et les audiences dans les tribunaux (Bekirov est également correspondant du site russe indépendant Grani.RU). Le 3 avril, Solidarité Crimée a lancé un appel à l'aide à l'Ukraine et au monde entier, mettant en garde contre un “nettoyage” complet de l'opposition et des médias indépendants en Crimée. “En réponse aux arrestations, aux perquisitions et aux procès incessants, le journalisme citoyen a été créé en Crimée. Cela s'est imposé par la nécessité : les gens ont compris que sans information, il n'y avait pas d'autre moyen de défendre la péninsule contre la répression “, peut-on lire dans le communiqué.

“Ils avaient commencé à cibler Solidarité Crimée en 2017, lorsqu'ils sont devenus trop indépendants et trop visibles “, a expliqué Tamila Tasheva. “Le 27 mars 2019, lorsque des perquisitions massives ont été lancées dans les maisons des Tatars de Crimée, pratiquement toutes les personnes arrêtées à quelques exceptions près étaient des militants de Solidarité Crimée. Et puis, en mars 2018, Nariman Mehmedeminov, un organisateur de Solidarité Crimée, fut arrêté.”

Tanya Lokshina a souligné que les informations fournies par Solidarité Crimée étaient d'une valeur inestimable pour le travail des défenseurs des droits humains. Elle a ajouté que même si les autorités russes ont poursuivi les membres du Hizb-ut-Tahrir à l'étranger, en Crimée, elles ne visent pas nécessairement les Tatars qui sont particulièrement religieux. Au lieu de cela, dit-elle, ils s'en prennent à “ceux qui se trouvent être particulièrement et vigoureusement engagés contre l'occupation. Il n'y a qu'une seule façon de déchiffrer cela, c'est que ces arrestations bidon visaient à faire taire Solidarité Crimée et à intimider les militants en les assujettissant au silence”, a conclu Tanya Lokshina.

Alimdar Belyalov est l'un de ces militants. Depuis qu'il a fui la péninsule il y a deux ans et demies, il n'est pas resté silencieux. Aujourd'hui, établi dans la capitale ukrainienne, Kiev, il affirme qu'il n'a pas pu se rendre en Crimée depuis six mois. Il ajoute que le caractère bénévole et décentralisé de Solidarité Crimée assure sa survie.

Структура нашей организации — идеальна за счёт помощи друг другу. Например, в данный момент 68 политзаключенных. Для каждого политзаключенного в месяц нужно двести долларов на передачу, то есть, это поесть, покушать, одеть. Теперь 180 детей, минимум для каждого ребенка — 100 долларов в месяц. В итоге получаем больше 30000 долларов в месяц. Вот эти деньги собирает народ. Никаких финансовых потоков нет. Народ не оставит своего брата, сестру, друга в обиде. Исходя из этого, структура не распадается и не распадется. Потому что садят одного, выходят десять. Садят десять, выходят сто. Посадят сто, выйдет триста.

La structure de notre organisation est idéale pour une assistance mutuelle. Par exemple, à l'heure actuelle, nous avons 68 prisonniers politiques. Tout prisonnier politique a besoin d'environ 180 euros par mois pour s'habiller et se nourrir. Au total, il y a 180 enfants ; le montant minimum requis pour chaque enfant est de 90 euros par mois. Tout cela représente plus de 27 000 euros par mois. Cet argent est recueilli par les gens. Il n'y a pas de réseau de financement. Les personnes ne laisseront pas leurs frères et leurs sœurs dans le dénuement. Cet exemple est la preuve que l'organisation ne se divise pas et ne se divisera pas. S'ils emprisonnent l'un d'entre nous, dix sortiront [en soutien.] S'ils emprisonnent dix d'entre nous, 100 sortiront. S'ils en emprisonnent 100, 300 sortiront.

Comme l'explique Alimdar Belyalov, c'est précisément le caractère populaire et décentralisé de Solidarité Crimée qui en fait un mouvement citoyen si efficace. Mais ces méthodes ne sont pas nouvelles pour les Tatars de Crimée ; au cours des dernières décennies du régime soviétique, un mouvement dissident tatare de Crimée, dynamique et bruyant, a émergé, exigeant que Moscou reconnaisse leur déportation massive en 1944 comme une injustice et leur permette de retourner dans la péninsule. Le procédé n'est pas neuf et, comme les réfugiés tatars de Crimée l'ont dit à ce journaliste, l'expérience de la répression d'État ne l'est pas non plus. Ce qui est nouveau, ce sont les dispositifs permettant aux Tatars de Crimée de documenter leurs expériences.

У кого есть фотоаппарат, у кого-то айфон. У кого чего-то есть, он снимает на этот аппарат и начинает вкладывать и делиться эту информацию. Но дело в том, что таких людей, стримеры, так скажем, они под большой угрозой. Потому что если ты там, допустем, стримнешь или снимаешь, если очень большая вероятность, что ты всядишь в тюрьму. Любое инакомыслие который не нравится этому государству пресекается. Либо тебя прослушивают и снимают, либо ты сидишь в тюрме. Два пути есть. […] Они волунтеры, готовы сидеть за решеткой за справедливости и за свой народ. Тем больше несправедливости, тем больше этих волунтеров. Я не боюсь предположить, что их за сотню.

Certaines personnes ont un appareil photo, d'autres un iPhone. Peu importe ce que chacun utilise, on filme et on partage ensuite l'information. Mais voilà que ces personnes, les “web diffuseurs”, sont les plus menacées. Parce que, si, disons, vous essayez de filmer ou de photographier là-bas, il y a de grandes chances que vous finissiez en prison. Toute forme de opposition qui déplaît à l'État est réprimée. Soit ils vous espionnent et vous photographient, soit vous finissez en prison. Ces personnes sont des bénévoles prêts à s'asseoir derrière les barreaux au nom de la justice et de leur peuple. Et plus il y a d'injustices, plus il y a de bénévoles. Je n'ai pas peur d'avancer qu’il y en a une centaine aujourd’hui.

Quoi qu'il arrive, Solidarité Crimée sera attentive. Et donc, par extension, puisse le monde entier l'être aussi.

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