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En Russie, n'importe quel individu peut désormais être un “agent de l'étranger”

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Censure, Média et journalisme, Médias citoyens, RuNet Echo

Andreï Klimov présente aux journalistes une copie du nouveau projet de loi. Capture d'écran d'une vidéo de la Première chaîne, «Pervyi Kanal», publiée sur YouTube le 8 novembre: “B России до конца года могут принять закон о признании иностранными агентами физических лиц.” [1] [“La Russie peut prendre avant la fin de l'année une loi qui permettra de désigner des personnes physiques comme agents de l'étranger”].

Le 21 novembre 2019, la Douma d'Etat de la Fédération de Russie a adopté en troisième et dernière lecture [2] [ru] un nouveau projet de loi qui élargit le champ d'application de la loi controversée sur les “agents de l'étranger”.

La loi a vu le jour dans sa première version en 2012 et introduit le terme “agents de l'étranger” pour désigner les ONG qui reçoivent un financement étranger. Dans la langue russe, c'est un terme particulièrement chargé, fortement associé à l'espionnage. En novembre 2017, une série de médias ont reçu l'étiquette d'“agents de l'étranger” car ils percevaient des fonds depuis d'autres pays ; un pas franchi peu après que le gouvernement des États-Unis a obligé la chaîne d'information gouvernementale russe RT à s'enregistrer comme “agent de l'étranger” [3] [en]. Les autorités russes ont par la suite déclaré “agents de l'étranger” plusieurs organisations, en particulier en octobre [4] [en] 2019, le “Fonds de lutte contre la corruption” de l'homme politique Alexeï Navalny.

Les derniers amendements étendent la qualification d'“agent de l'étranger” aux personnes physiques : la décision finale revient au ministère de la Justice russe, qui gère déjà des listes en ligne de médias [5] [ru] et ONG “agents de l'étranger”. La loi oblige déjà tout média qui reçoit cette étiquette à créer une entité juridique russe pour travailler dans le pays, elle exige des particuliers qu'ils déclarent leur statut et se plient à des obligations strictes de reporting financier. Le non-respect des règles est très sévèrement puni, allant jusqu'à deux ans de prison de deux ans et 5 millions de roubles [env. 70.000 euros] d'amende. Le 18 novembre, 10 organisations non gouvernementales internationales ont signé une lettre ouverte [6] [en] qui dénonce cette nouvelle loi comme une sérieuse menace pour la liberté d'expression en Russie.

A quoi les autorités russes reconnaissent-elles un “agent de l’étranger” quand elles en voient un ?

Le texte [7] [ru] des nouveaux amendements dans les lois “Sur les moyens d’information de masse” et “Sur l'information, les technologies de l'information et sur la défense de l'information” ne recèle aucun critère cohérent. L'“agent de l'étranger”, y est-il écrit, est “un individu agissant dans un cercle illimité de personnes produisant des contenus et matériaux imprimés, audio, audiovisuels (y compris ceux utilisant internet) et recevant des moyens financiers et/ou d'autres biens de la part de gouvernements étrangers, de leurs organes gouvernementaux, d'organisations internationales et étrangères, de citoyens étrangers, de personnes apatrides ou mandatées par elles, et/ou des personnes juridiques russes recevant des moyens financiers et/ou autres biens des sources mentionnées”.

Les représentants des autorités affirment qu'il n'y a rien à craindre de cette nouvelle loi. Le 12 novembre, Andreï Klimov, président de la commission temporaire du Conseil de la Fédération sur la défense de la souveraineté de l’État et partisan convaincu des lois sur les “agents de l'étranger” a affirmé à l'agence TASS [8] [ru] qu”“ils [les amendements au projet de loi sur les médias agents de l'étranger] se distinguent de ce qui a déjà été adopté [par la Gosdouma] seulement parce qu'ils sont plus détaillés”, et il a souligné qu'une personne physique ne peut être qualifiée d'“agent de l'étranger” seulement parce qu'elle perçoit des paiements de l'étranger. Selon les termes de M. Klimov, pour recevoir cette qualification, “il faut collaborer activement avec des personnes officiellement reconnues comme agents de l'étranger dans notre pays”. “Cela va concerner, à mon avis, 20-30 personnes dans toute la Russie”, a-t-il précisé. Au mois d'octobre, dans les commentaires du “Journal russe”, organe officiel du gouvernement, M. Klimov a souligné [9] [ru] que la loi “ne concerne pas les gens qui correspondent entre eux sur les réseaux sociaux” et a justifié son adoption par l'affaire Maria Boutina [10] [en], une citoyenne russe expulsée par les États-Unis et accusée de travailler pour Moscou en qualité d'“agent étranger”.

Mais le 13 novembre, Léonid Lévine, qui préside le comité de la Douma sur la politique de l’information, les technologies de l’information et les communications, a déclaré à l'agence TASS [11] [en] que les collaborateurs de médias reconnus comme “agents de l'étranger” pourront être eux-mêmes désignés comme tels si leur travail est lié à la couverture d'une “situation socio-politique”. M. Klimov confirme aussi dans l'article que l'activité politique sera un facteur déterminant.

De nombreux blogueurs et journalistes, surtout [12] [ru] ceux qui travaillent pour des médias indépendants ou de l'opposition, se demandent ce que cette loi va faire d’eux. Sur sa chaîne Telegram, Alexandre Pliouchtchev, blogueur connu et animateur de talk-shows sur l'antenne de la radio Echo de Moscou, réfléchit à son pouvoir d'intimidation :

По поводу принятого сегодня в основном чтении закона о гражданах-иноагентах. Очень необычное чувство, что власти твоей родины разрабатывают и принимают целый закон против конкретного тебя. Ну, не только именно тебя, но ты в той самой, очень небольшой группе людей.

Всё мы попадаем под разные законы, но вот чтобы войти в специальный список своим именем и фамилией – это совсем другое. Вряд ли те, кто попал под персональные санкции, скажем, в связи с Magnitsky act или из-за Донбасса чувствуют в точности то же самое, все-таки там против тебя действует чужая страна, а тут – своя собственная.

Зато теперь, мы знаем каково с серебром, посмотрим, каково с кислотой.

— Александр Плющев, Telegram, 19 ноября 2019 года [13]

Au sujet de la loi adoptée aujourd'hui sur les citoyens-agents de l'étranger. Il y a ce sentiment très particulier que les autorités de ton pays élaborent et prennent une loi dirigée très concrètement contre ta personne. Pas seulement toi en particulier, mais toi en tant que partie d'un groupe de gens – et un groupe tout sauf petit.
Nous sommes tous soumis à diverses lois, mais se retrouver sur une liste avec son nom et prénom, c'est complètement autre chose. Est-ce que ce n'est pas ce que ressentent ceux qui sont personnellement visés par des sanctions, en lien avec la loi Magnitski ou à cause du Donbass ? Sauf que là ce n'est pas un pays étranger qui agit à ton encontre, mais ton propre pays…

Maintenant que nous savons ce qui se passe avec l'argent, voyons ce que ça donne avec l'acide [référence à une chanson célèbre du groupe Aquarium].

Mika Velikovski, un journaliste qui travaille pour le titre indépendant “Novaïa Gazeta”, souligne que la façon floue dont la loi est formulée représente une menace pour les simples citoyens :

Если посмотреть сам текст закона, обнаружится, что лайки и репосты СМИ-иноагентов – это да, но это не вся прелесть, это только один из путей к попаданию в список. Любой гражданин – распространитель информации для неограниченного круга лиц (то есть вообще все, у кого есть, например, соцсети), в случае получения чего бы то ни было от иностранцев (не только денег), может быть признан иноагентом. Т.е. два критерия: распространение информации и что-то от иностранцев (или от российского юрлица, каким-нибудь вещественным образом с ними контактирующего). Под это определение, строго говоря, почти всякий россиянин подпадает. Например, у вас есть профиль Вконтакте, а ваш работодатель импортирует памперсы – все, больше ничего не требуется.

— Мика Великовский, Facebook, 19 ноября 2019 года [14]

Si l'on regarde le texte de loi lui-même, on voit que les likes et les reposts des médias-agents de l'étranger ne sont qu'un (et c'est ce qui fait tout le charme) des moyens de se retrouver sur cette liste. N'importe quel citoyen – celui qui diffuse l'information dans un cercle illimité de personnes (c'est-à-dire en fait tous ceux qui sont sur les réseaux sociaux) pourra, dans le cas où il recevrait quoi que ce soit d'étrangers (pas seulement de l'argent), être considéré comme un agent de l'étranger. Donc, deux critères : diffusion de l'information et quelque chose de l'étranger (ou d'une personnalité juridique russe se trouvant de quelque façon en contact avec lui). Ce qui, au sens strict, concerne presque chaque Russe. Par exemple, vous avez un profil VKontakte, et votre employeur importe des Pampers : voilà, ça suffit.

Dmitri Kolezev, blogueur et rédacteur en chef du site d'information pétersbourgeois Znak, déplore ce qu'il appelle “la nationalisation des intellectuels”. Il pense que la loi obligera les Russes à être plus prudents lors de leurs déplacements à l'étranger et dans leurs communications avec des étrangers, ce qui, à son tour, isolera les commentateurs et journalistes russes. Le document va toucher bien plus que 20 ou 30 personnes, prévient Kolezev :

Станет ли жизнь признанных иноагентами невыносимой? Вроде бы нет. Их обяжут маркировать публикации (что унизительно, конечно) и сдавать декларации о доходах. В этом смысле депутаты хотят, чтобы блогеры и журналисты действовали по тем же правилам, что чиновники и народные избранники. Но при этом забывают, что независимые журналисты и блогеры не наделены никакой властью, не получают зарплату от государства, и не очень понятно, на каком основании от них требуется та же степень прозрачности, что от парламентариев. Однако мы не знаем, какие меры дискриминации для «иноагентов» придумает власть в будущем. Обязанность отмечаться в Минюсте, запрет занимать государственные должности, запрет избираться? Да что угодно.

— Дмитрий Колезев, Telegram, 14 ноября 2019 года [15]

La vie de ceux qui seront reconnus agents de l'étranger va-t-elle devenir impossible ? Sans doute pas. Ils seront obligés de marquer leurs publications (ce qui est humiliant, bien sûr) et de remplir des déclarations de revenus. En ce sens, les députés veulent que les blogueurs et les journalistes soient soumis aux mêmes lois que les fonctionnaires et les élus. Seulement ils oublient que les journalistes indépendants et les blogueurs ne sont dotés d'aucune autorité, ne sont pas payés par le gouvernement, et on ne voit pas bien en vertu de quoi on exige d'eux le même niveau de transparence que pour les parlementaires. Et puis nous ne savons pas quelles mesures discriminatoires pour les “agents de l'étranger” le pouvoir va prendre à l'avenir. L'obligation de se signaler au ministère de la Justice, l'interdiction d'exercer des fonctions publiques, l'interdiction de se présenter à des élections ? Ce qui lui [le pouvoir] plaira.

Ces lois sont apparues dans un contexte extrêmement difficile pour la société russe, après les protestations de masse à Moscou et l'instauration d'un “internet souverain [16]” [en]. Certains signes montrent que les nouveaux textes de loi qui s'en prennent à la liberté d'expression commencent à énerver de nombreux habitants de la Russie. Un sondage [17] [ru] mené par le centre indépendant Levada en octobre 2019 et publié le 20 novembre montre que le pourcentage de Russes qui considèrent la liberté d'expression comme un de leurs droits fondamentaux de citoyen est passé de 34 à 58 dans les deux dernières années.

Au cours d'un vif débat en ligne sur la loi, on a vu réapparaître le mème “но иностранный агент все равно ты” [“l'agent de l'étranger, c'est quand même toi”]. C'est une réplique populaire à des révélations récurrentes sur la fortune immobilière de fonctionnaires russes en Europe. Ainsi, la dernière vidéo d'investigation [18] [sous-titrée en anglais] d'Alexeï Navalny sur la propriété monténégrine du procureur principal de Moscou Denis Popov était titrée “La vie secrète d'un agent de l'étranger”.

Les agents de l'étranger et les résidents se battront contre les “agents de l'étranger” et les résidents de Riazan et de Novossibirsk.
Au fond ils n'ont pas tort, nous sommes des étrangers pour eux, nous vivons sur un territoire où ils pourraient aussi bien organiser des safaris, nous sommes les agents de l'étranger qui vivons en Russie. Quel archétype…

Et maintenant Runet attend, pétrifié, de voir qui sera le premier à recevoir le label “agent de l'étranger”… et le sort du malheureux ainsi distingué.