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Un collectif d'artistes devenus agriculteurs sauvera-t-il l'un des derniers terrains cultivés de Manille ?

Catégories: Asie de l'Est, Philippines, Développement, Economie et entreprises, Histoire, Idées, Manifestations, Médias citoyens, Politique
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Artistes et bénévoles participent à la cultivation du terrain. Source: Facebook, image reproduite avec autorisation.

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais.

Dans le cadre d'une campagne [2] de lutte contre les expulsions de paysans aux Philippines, un groupe d'artistes et de bénévoles se sont mis à l'agriculture pour cultiver un lopin de terre situé au cœur de Manille, la capitale. Le collectif, qui appartient à l’Alliance for Genuine Agrarian Reform and Rural Development (l'Alliance pour une réforme agraire authentique et pour le développement rural), connue localement sous le nom de SAKA, milite pour les droits des paysans aux Philippines.

Dans un entretien avec Global Voices, le leader de SAKA, Angelo Suarez, explique ce qui a poussé ce groupe à organiser ce qu'on appelle un bungkalan (terre cultivée en commun) à Quezon, l'une des seize villes formant la métropole de Manille [3], dont la population totale approchait les 13 millions d'habitants lors du dernier recensement en 2015 [3].

As peasant advocates who advance agroecology, we wanted to participate in agricultural production.

In the spirit of bungkalan, we thought this was a great chance to start participating in production and learning the rudiments of both organic agroecology and organizing a community for the assertion of people’s rights.

En tant que paysans militant pour le progrès agroécologique, nous voulions participer à la production agricole.

Dans l'esprit du bungkalan, nous avons pensé qu'il y avait là une belle opportunité de commencer à participer à la production, et d'apprendre à la fois l'agroécologie bio, et l'organisation d'une communauté pour l'affirmation des droits humains.

Suarez fait référence à l’histoire [4] complexe de ce terrain particulier : d'abord exploité comme terre agricole, il a été confisqué aux communautés paysannes dans les années 1930 et intégré le territoire de la ville nouvelle de Quezon. Il a de nouveau changé de statut dans les années 1950, quand le gouvernement en fait don à l’University of the Pilippines Diliman (UP), la principale université publique.

Ce terrain est resté inexploité pendant les cinq décennies qui ont suivi, malgré l'urbanisation rapide de Quezon. Vers le milieu des années 2000, la communauté paysanne locale a organisé des pétitions auprès du gouvernement afin de l'inclure dans le programme de réforme agraire, mais l'UP a contrecarré cette demande en s'alliant avec le gouvernement local de Quezon, pour rejeter sa classification en terrain agricole. En réalité l'UP prévoit d'y construire [5] un parking.

Cependant, Suarez est catégorique sur le fait que le terrain doit être considéré comme une zone agricole, comme il l'explique :

It is a bit strange that a farmland can exist in what appears to be a highly industrialized city. But given the reality of uneven development, there does exist a large farmland in Quezon City that resembles nothing of its urban surroundings. Sure, it’s not agricultural on paper—but all it takes is a quick visit to the actual site to determine there’s nothing industrialized about this part of Quezon City at all. In fact, it is so bereft of industrialization that much of the work carried out on the farm is done by hand. The farmers cannot even afford the fuel needed by their rusty old hand tractor to make it work. Even threshing unhusked rice is done manually. What SAKA does is help maintain—and eventually prove—the agricultural status of this farmland by keeping it productive.

Il est étrange que des terres agricoles puissent exister dans une ville très industrialisée. Mais étant donné la réalité du développement à plusieurs vitesses, il y a à Quezon une grande zone agricole qui ne ressemble en rien à son environnement urbain. Bien sûr, elle n'est pas agricole officiellement – mais il suffit de se rendre sur place pour constater qu'il n'y a rien d'industriel dans cette zone de Quezon. En réalité, elle en est si dénuée que la plus grande partie de la production agricole est réalisée à la main. Les fermiers n'ont même pas les moyens de payer le carburant nécessaire à leurs vieux tracteurs rouillés. Même le battage du riz se fait manuellement. Ce que fait SAKA, c'est d'aider à maintenir – et à terme, à démontrer – le statut agricole de ces terres, en préservant leur productivité.

Suarez a évoqué l'intervention de la SAKA  dans la zone depuis le début de l'année 2019.

We sought permission from the local peasant community to let us till the few square meters they had left unkempt for its difficulty to till. We worked the land for months, till it’s finally able to yield eggplant, okra, pechay [a form of cabbage], string beans, and other vegetables. We are yet to devise a more efficient system for portioning out the produce among those who’ve worked on it, but for a good span of time all produce was for anybody’s taking: primarily the resident farming community, then the SAKA volunteers who’ve worked on it.

Nous avons demandé à la communauté paysanne locale l'autorisation de labourer les quelques mètres carrés encore inexploités, car trop difficiles à bêcher. Nous avons travaillé la terre pendant des mois, jusqu'à pouvoir finalement récolter des augergines, du gombo, du pechay [une variété de chou, ndla], des haricots verts, et d'autres légumes. Nous devons encore concevoir un système plus efficace de partage des produits entre ceux qui y ont participé, mais pendant un bon moment, tous les légumes était en libre service : d'abord pour la communauté agricole locale, puis pour les bénévoles de SAKA.

Mais désormais le groupe rencontre plusieurs nouveaux défis :

The first challenge is the fact that, being artists, literally none of us is a farming expert. Once in a while we get volunteers who have experience in urban gardening and amateur organic farming—but this land is the real deal, we’re practically starting from scratch on actual agricultural land.

Another setback is our lack of experience in organizing. Many of us in SAKA are new activists, and while we are guided by seasoned peasant organizers, many of them spend more time in the countryside where most of our peasant communities are.

Le premier défi est le fait qu'en tant qu'artistes, aucun de nous n'est expert en agriculture. Nous accueillons parfois des bénévoles qui ont de l'expérience en jardinage urbain et en agriculture bio amateure mais cette terre, ce n'est pas un jeu d'enfant, et nous partons quasiment de la case départ pour ce qui est de l'agriculture à proprement parler.

Notre manque d'expérience de l'associatif est aussi un obstacle. A SAKA nous sommes beaucoup de nouveaux activistes, et malgré l'aide d'organisateurs plus expérimentés, nombre d'entre eux passent le plus clair de leur temps à la campagne, où les communautés paysannes sont localisées.

Suarez a raconté l'inondation de la parcelle de SAKA après de fortes pluies, ce qui a obligé le collectif à creuser un canal de fortune pour évacuer le trop-plein d'eaux pluviales. Ce projet est devenu leur priorité numéro un, et le restera pendant les mois prochains :

We’ve been digging canals to jumpstart another massive till; the makeshift trenches we’re making should prevent another flooding from killing our crops. Ka Toto, one of the resident farmers and an active member of Anakpawis (Toiling Masses) partylist group, reminds us that the last quarter of the year is a great time to plant, a season conducive to growth. So we have to work double-time in gathering volunteers to join us. To do this, we have been actively campaigning in different forums, talking about bungkalan as a nation-wide mass movement that plays a significant role in the peasant struggle, as well as about bungkalan itself as an urgent intervention in UP’s forthcoming eviction of resident peasants.

Nous creusons des canaux pour démarrer une nouvelle grande culture ; les tranchées de fortune devraient protéger nos moissons de nouvelles inondations. Ka Toto, l'un des fermiers résidents et membre actif du groupe Anakpawis (les masses au labeur), nous rappelle que le dernier trimestre est un excellent moment pour planter, une période propice à la croissance. Nous mettons donc les bouchées doubles pour recruter des bénévoles. Nous avons mené une campagne active sur différents forums, à parler du bungkalan comme d'un mouvement à l'échelle nationale qui joue un rôle déterminant pour surmonter les difficultés des paysans, mais aussi en tant qu'intervention d'urgence contre les expulsions de paysans locaux par l'UP.

On ne sait pas encore si la loi  [6]signée en août 2019 par le Président Philippin Rodrigo Duterte, qui autorise l'UP à vendre des parcelles de terres agricoles au gouvernement de Quezon, pourra résoudre les différends. Mais des initiatives comme le bungkalan de SAKA permettent d'éveiller les consciences sur le besoin de préserver ces terres agricoles au coeur de la ville de Quezon, et de résister à la menace d'explusion qui pèse sur les résidents de la communauté.

Ci-dessous, d'autres photos des activités du bungkalan de SAKA :

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Des cultures en pleine ville. Source: Facebook, image reproduite avec autorisation

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Une activité de plantation organisée par SAKA. Source: Facebook, image reproduite avec autorisation

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Bénévoles de SAKA. Source: Facebook, image reproduite avec autorisation.