Entretien avec Aleksandra Lun, née Polonaise et écrivaine reconnue en espagnol

La couverture du roman “Los palimpsestos” d'Aleksandra Lun dans la version originale en espagnol. Photo Filip Noubel, utilisée avec autorisation.

Les écrivains exophoniques — les auteurs écrivant dans une langue qui n'est pas leur langue maternelle — sont un phénomène qui se développe au 21ème siècle, en même temps que les flux migratoires prennent une dimension planétaire et des destinations multiples. Il importe de faire une distinction entre les auteurs qui ont grandi dans un environnement multilingue, comme le très souvent cité Vladimir Nabokov, et ceux qui ont appris une langue à l'âge adulte et ont décidé d'écrire dans ce qui était une langue étrangère jusqu'à tard dans leurs vies. Un exemple contemporain de ce dernier cas est Jhumpa Lahiri, une auteure Bengalo-Américaine anglophone qui écrit désormais en italien. [NdT : Citons aussi pour nos lecteurs le célèbre écrivain tchèque exilé puis naturalisé français Milan Kundera qui a décidé en 1993 à soixante ans passés d'écrire exclusivement en français].

Aleksandra Lun. Photo Mirna Pavlović. Utilisée avec autorisation.

Un autre exemple en est Aleksandra Lun, de langue maternelle polonaise et traductrice accomplie qui un jour a décidé d'écrire de la fiction en espagnol, langue qu'elle ne maîtrise que depuis ses 19 ans. Son roman est lui-même une réflexion sur les hybridations linguistiques : “Les Palimpsestes,” publié en 2015 en espagnol, [NdT : traduit en français en 2018] et désormais disponible aussi en anglais, raconte l'histoire de Czeslaw Przęśnicki, un écrivain polonais qui émigre en Antarctique. Il y apprend la langue fictive dans laquelle il écrit un roman.

J'ai demandé à Aleksandra Lun ce qui motive un écrivain à adopter une langue jusque-là étrangère, et ce que c'est que de devenir un auteur connu hors de sa culture d'origine.

Filip Noubel : De naissance votre langue maternelle est le polonais, vous avez appris l'espagnol à 19 ans en travaillant dans un casino pour payer vos études en Espagne, et vous vous retrouvez aujourd'hui une auteure en langue espagnole célèbre et traduite. Comment ce basculement linguistique s'est-il opéré ?

Aleksandra Lun : A en croire le proverbe tchèque qui dit qu'on vit une vie différente dans chaque langue qu'on connaît, j'ai eu plusieurs vies, comme, j'en suis sûre, c'est aussi le cas de beaucoup de lecteurs et lectrices de Global Voices. Ce qui, d'après mes calculs, me donnerait aujourd'hui 136 ans, un peu frustrant puisque je ne touche que je sache aucune retraite ! A ma façon de voir les choses, il n'y a pas eu de basculement linguistique, seulement que dans une de mes vies je suis écrivaine.

On peut voir les langues comme des multivers, un concept issu d'une structure théorique en physique appelée théorie des cordes. Comme un multivers, chaque langue décrit un récit différent, un récit simultané à tous les autres récits. Les écrivains ne sont que les gens qui rédigent ces histoires.

FN : Est-ce que vous écrivez aussi en polonais ? De nombreux écrivains bilingues ou exophoniques disent souvent qu'écrire dans une langue qui est étrangère à l'origine crée une distance les aidant à exprimer ce qu'ils pourraient plus difficilement faire dans leur langue maternelle. Vous partagez cet avis ?

AL : Pour “Les Palimpsestes”, j'ai fait des recherches sur les auteurs qui ont changé de langue : des migrants illustres comme Samuel Beckett, Ágota Kristóf, Joseph Conrad, Vladimir Nabokov, Emil Cioran et d'autres encore. Je n'ai trouvé aucun dénominateur commun car ils avaient tous leurs raisons personnelles de ne pas écrire dans leur langue maternelle. Certains ont pris une décision à un moment précis, pour d'autres ça s'est fait naturellement. Les raisons de changer de langue ont été personnelles chez certains, commerciales chez d'autres. Joseph Conrad disait qu'il n'avait nullement choisi l'anglais, c'est l'anglais qui l'avait choisi. Il a aussi dit que l'anglais était la seule langue dans laquelle il aurait jamais pu écrire, tandis qu'Ágota Kristóf affirmait qu'elle aurait écrit dans n'importe quelle langue. Les choix et motivations sont divers et variés, tous légitimes.

Je ne peux pas dire que je n'écris pas en polonais puisque dans mes traductions j'écris tout le temps en polonais. Mais mes muses me parlent en espagnol, et traduire leurs voix en polonais ne serait qu'un double travail. Quant à la distance qu'écrire dans une autre langue est supposé créer, je pense que tout dépend de la relation qu'on a avec elle. Pour moi, l'espagnol est le choix qui va le plus de soi. L'utiliser est aussi familier que de me brosser les dents – même si je ne touche pas de pension de retraite, je suis fière de garder mes dents à moi.

La couverture de The Palimpsests, traduction anglaise. Photo remise par Aleksandra Lun, utilisée avec autorisation.

FN : Vous travaillez aussi comme traductrice professionnelle. Comment cela modèle-t-il votre relation avec les langues ?

AL : Le travail de traducteur fait penser à celui du docteur Frankenstein, puisque vous tuez un texte dans une langue et vous le ressuscitez dans une autre. Vous découpez votre victime en morceaux, vous les réassemblez et souhaitez que [le résultat] quitte votre clinique plus plus agréable à regarder que le patient de Frankenstein. Dans le processus vous perdez un peu de tranquillité d'esprit et beaucoup d'idées préconçues sur votre propre langue. C'est une perte heureuse car elle vous sort du récit d'une culture particulière pour vous ouvrir à un récit beaucoup plus vaste et appartenant à tous.

A présent vous comprenez ce qui se passe sous la peau et vous commencez à voir les langues au-delà de la couche superficielle du vocabulaire et de sa prononciation. Vous voyez les organes et les connexions entre eux, alias la syntaxe, et vous comprenez que ce ne sont que l'une de nombreuses options. Et vous vous mettez à vous poser des questions. Pourquoi certaines langues utilisent des articles définis et indéfinis ? A un moment donné il y a dû y avoir un besoin impérieux et mystérieux de classer la réalité en “choses dont nous savons quelque chose” et “choses dont nous ne savons rien”. Je viens des langues slaves, où on voit seulement des “choses”, je trouve fascinant qu'on grandisse dans des réalités si différentes.

FN : De votre point de vue, que signifie “maîtriser” ou “posséder” une langue ? 

AL : En Europe ou aux États-Unis on semble dans l'obsession de “parler” une langue, la propriété ultime en opposition à penser, rêver ou écrire dans cette langue. Au-delà de ce narratif, qui est un effet de la dictature occidentale de l'extraversion, une langue n'est autre qu'un monde dans lequel vous choisissez de vivre. Si vous vivez dans ce monde, vous en possédez la langue.

FN : Votre livre est extrêmement drôle, mais vous touchez aussi à des questions sensibles : identité, rejet, migration, exil et désir de s'intégrer. Comment la langue se relie-t-elle à ces questions

AL : L'humour est un outil narratif efficace car il redonne aux choses leurs proportions. Quand vous êtes un migrant la dernière chose qu'on attend de vous c'est d'être drôle. Quand vous arrivez dans une autre culture, on vous demande de vous comporter comme si vous étiez invité à un dîner cérémonieux chez votre tante : s'asseoir comme il faut, vider son assiette, se taire et faire un tas de sourires. Si vous vous intéressez un peu à la culture, vous pouvez écouter ce que disent les amis intellectuels de votre tante, peut-être prendre des notes et essayer plus tard de les traduire pour vos amis moins chanceux, ceux qui n'ont pas été invités. Ce que personne n'attend de vous, c'est d'arriver chez votre tante déguisé en Bob l'éponge, vous asseoir où vous avez envie, manger bruyamment le burger végétarien que vous avez apporté et vous mettre à raconter des blagues intellectuelles.

L'égalité est difficile à réaliser sans humour parce que l'humour en soi est une forme d'égalité.

FN : Votre premier roman a été traduit en français et en anglais, et une traduction en néerlandais est en cours. Comment préférez-vous qu'on vous définisse ? comme d'une écrivaine polonaise ? ou espagnole, puisque votre second roman à paraître sera aussi écrit en espagnol ? Ou simplement comme une écrivaine

AL : Je veux bien être définie comme Jack l’Éventreur, si ça fait plaisir à la personne qui parle de moi ! Je sais que je serai toujours classée par mon appartenance à telle ou telle culture, mais ça ne veut pas dire que j'aie besoin de m'identifier à une étiquette. Dans notre monde impermanent, la nationalité peut paraître une catégorie objective et solide, alors que c'est l'une des moins objectives. Elle ne décrit que l'une de nos caractéristiques extérieures d'après une perspective historique. Votre passeport ne dit rien de qui vous êtes aujourd'hui.

Le concept de littérature nationale est lui-même extravagant. Aucun autre domaine artistique n'a été divisé dans ces catégories – on n'entend guère parler de “groupes de rock lituaniens” ou de “photographes nigérians”, ou bien ? Il y a une raison de logistique à la division en nationalités, puisqu'un livre est codé dans une langue et a besoin d'être traduit pour atteindre des lectorats qui ne le comprennent pas. Mais une fois qu'il est recodé, l'expérience humaine qu'il contient ne diffère pas de celle dans un livre publié de l'autre côté de la frontière. Un passeport en soi n'est pas une lecture très intéressante, même si la queue à l'aéroport est très longue. Je recommande plutôt la lecture des étiquettes de shampoing dans la douche.

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