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‘Créer une suspension entre des états contradictoires’ : Entretien avec l'artiste Parastou Forouhar

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Iran, Arts et Culture, Droits humains, Médias citoyens
Parastou Forouhar, Water Mark, a tribute to the drowning refugees, 2015. This work was created within the scope of the artist residency program of the Brodsky Center, Rutgers University, and in collaboration with Anne McKeown and Randy Hemminghaus, masters of paper making and printing at the Brodsky Center.

Parastou Forouhar,  Water Mark (Filigrane) [1], hommage aux réfugiés qui se noient, 2015. “Cette œuvre a été créée dans le cadre du programme de résidences d'artistes du Centre Brodsky de l'université Rutgers, et en collaboration avec Anne McKeown et Randy Hemminghaus, maîtres papetiers et imprimeurs au Centre Brodsky.” Image communiquée par l'artiste.

L'artiste irano-allemande Parastou Forouhar [2], qui vit en Allemagne, est connue pour ses œuvres magistrales qui incarnent “la synchronicité de l'harmonie et de la beauté, avec d'autres strates qui affichent la violence et un sentiment d'insécurité et d'enfermement”.

Autobiographique par essence, son travail utilise un éventail de techniques : installation, animation, dessin numérique et photographie.

En 1991, Parastou Forouhar a quitté l'Iran et s'est établie en Allemagne, où elle a obtenu son doctorat en art. Son travail a été largement exposé dans des galeries et des musées en Iran, Allemagne, Australie et à New York, et peut aussi être vu dans les collections permanentes du Parlement allemand à Berlin ainsi qu'au British Museum à Londres.

Forouhar est professeur de Beaux Arts à l’Académie des Beaux-Arts de Mayence [3] en Allemagne. Son travail vient d'être présenté dans une exposition collective d'artistes iraniennes intitulée Un pont entre vous et tout, avec pour commissaire la photographe reconnue Shirin Neshat [4] à la galerie High Line Nine à New York (du 7 novembre au 14 décembre).

Ci-après, des extraits de mon entretien avec Forouhar :

Parastou Forouhar, The Eyes, 2018.

Parastou Forouhar, The Eyes (Les yeux), 2018. Image communiquée par l'artiste.

Omid Memarian : Votre série “Yeux” évoque un État policier et la répression politique. En même temps, les lignes courbes, les symboles récurrents et l'utilisation du noir et blanc montrent une harmonie et une tranquillité qui jurent avec le sens porté par l’œuvre. Pour moi qui regarde, c'était choquant. C'est l'Iran qui vous préoccupe, mais ce narratif apparaît comme universel. Qu'est-ce qui a motivé cette série ?

Parastou Forouhar : Vous relevez quelque chose que je considère comme étant fondamental dans une grande partie de mon travail : la concurrence de perceptions contradictoires—la synchronicité de l'harmonie et de la beauté, évidentes dans les motifs et leur accumulation au premier abord, avec d'autres strates qui affichent la violence et un sentiment d'insécurité et d'enfermement. La plupart de ces strates-ci deviennes évidentes à la seconde impression. En réalité, en faisant participer le spectateur dans une œuvre de part, j'essaie de montrer comment nous regardons et voyons les choses. Je veux forcer le spectateur à voir plus attentivement. Comme vous l'avez souligné d'une certaine manière, cette polarité et contradiction dans la perception, ou la concurrence de phénomènes opposés, fait partie de la condition humaine/sociale. On la voit se manifester en Iran, mais elle ne se limite pas à une unique société. Ou, comme vous l'avez dit, c'est un narratif universel.

Pendant que j’œuvrais à ma série “Yeux”, qui fait partie de mes travaux récents, je ressentais une sorte d'intense crise. Il y a des crises sociales qui nous regardent fixement et nous semblons tétanisés d'anxiété, incapables de les surmonter. Plus que tout, cette série a pu naître des crises psychologiques et émotionnelles que je traverse, suscitées par la violence et l'oppression perpétuelles en Iran, l’effondrement social résultant des diverses guerres au Moyen-Orient, les confrontations grandissantes avec “l'Autre” et le fascisme en Europe où je vis et travaille, ou encore la brutale insensibilité contre les demandeurs d'asile ici et là.

Parastou Forouhar, RED IS MY NAME GREEN IS MY NAME (Rouge est mon nom, Vert est mon nom) III, 2015. Dessin numérique sur Photo Rag, 80 x 80 cm.Image communiquée par l'artiste.

OM : Politique, violences, discriminations, inégalités et souffrance sont les thèmes principaux dans votre oeuvre, dont “Yeux”, “Filigrane” et “Rouge est mon nom”. Tantôt ils sont clairement discernables, tantôt il faut plus d'effort pour trouver la relation entre les divers symboles et éléments. Qu'est-ce qui vous a amenée à créer une telle harmonie dans vos symboles répétitifs ? 

PF : Tout artiste travaille avec les expériences de la vie. Les émotions et les voies de compréhension sont formées par le vécu. J'ai grandi dans une famille et parmi un groupe de gens dont la préoccupation principale dans la vie était de se battre pour la liberté et la justice sous la dictature du second roi de la dynastie des Pahlavi. Mon père et ma mère et de nombreuses personnes de mon entourage ont passé une partie de leur vie en prisonniers politiques. Dans ma jeunesse, j'ai connu la révolution iranienne et la guerre Iran-Irak, en même temps que la répression brutale des opposants politiques par le gouvernement iranien, suivie par l'émigration et l'expulsion de ma terre natale… Ces situations dans la vie ont donné forme à mes émotions et fait se développer mon art. Mon langage et mes formes artistiques sont basés sur des ornements et des schémas que j'ai graduellement choisis au long des années et essayé d'utiliser dans ma création. La structure ornementale me permet de présenter un mélange de messages visibles et cachés, de créer beauté, équilibre et harmonie avec des détails qui vous font vous sentir enfermé dans une agitation et un chaos organisés. J'essaie de créer le potentiel pour une suspension entre des états contradictoires qui vont impliquer émotionnellement et psychologiquement le spectateur et lui faire poser des questions. D'un point de vue technique, beaucoup de ces ensembles de travaux sont créés numériquement et imprimés avec un large usage de programmes informatiques.

Parastou Forouhar, Written Room. Photo credit: Marc Domage. (Courtesy of the artists)

Parastou Forouhar, Written Room (Chambre écrite). Crédit photo : Marc Domage. Image communiquée par l'artiste.

OM : Beaucoup de vos oeuvres sont spacieuses. Au lieu d'être encadrées et accrochées aux murs d'une galerie, elles occupent la galerie entière, de sorte que le spectateur ressent une expérience partagée.

PF : Vous pouvez générer un lien plus complexe et plus étroit quand une forme artistique submerge le public, plutôt que de seulement être devant vous. Je vois cet aspect comme étant en harmonie avec mon travail. Ces œuvres spécifiques à un site prennent le contrôle de l'espace et le transforment. Comme migrante, l'espace a toujours été un élément représentant un défi. Je crois que le désir de transformer l'espace est, jusqu'à un certain point, lié à l'expérience de l'immigration et à la lutte pour ouvrir votre propre espace. Je crois que vous pouvez voir des traces de ces œuvres particulières quand j'ai fait mes débuts d'artiste après avoir fini mes études en Allemagne au milieu des années 1990. Je pense que ma première œuvre à avoir ce trait particulier était “The Written Room” (La Chambre écrite). Elle a été initialement présentée en 1999 et plus récemment je l'ai jouée il y a quelques mois. Elle a aussi été mon œuvre qui a le plus voyagé.

Four-part photographic work Friday

Parastou Forouhar, Friday [5] (Vendredi), travail photographique en quatre parties. Image communiquée par l'artiste.

OM : Vos parents ont été assassinés en Iran par des agents de la sécurité du régime en 1988, et depuis vous réclamez justice et responsabilité pour ces crimes politiques et vous vous efforcez de garder vivant le souvenir de vos parents. Quel effet cela a-t-il eu sur vos activités artistiques ?

PF : L'assassinat politique de mes parents m'a indubitablement chargée d'un lourd fardeau que je porterai toujours. On ne se défait pas de ce genre de tragédies. J'ai toujours voulu éviter d'être écrasée par cette tragédie et comme être humain, de réagir de façon socialement responsable. A travers les années, j'ai toujours épaulé les familles d'autres victimes de crimes politiques en Iran dans la recherche de la justice et le développement d'une culture de la mémoire. Sans aucun doute je suis devenue plus politisée et l'impact de ceci est visible dans ma création artistique. Mais en même temps, j'ai toujours pris garde à la différence fondamentale entre politique et art, et évité de tirer avantage de l'un ou l'autre de manière favorable ou négative.

Dariush et Parvaneh Forouhar ont été sauvagement assassinés [6] dans leur maison familiale dans le sud de Téhéran le 22 novembre 1998. Dariush, 70 ans, a été poignardé 11 fois. Sa femme, plus jeune que lui de 12 ans, a été poignardée 24 fois. Image communiquée par l'artiste.

OM : Vous voyagez souvent entre l'Iran et l'Allemagne, ainsi que dans d'autres pays. Quels effets ont eu trois décennies de vie, culture et voyages en Occident sur votre identité ? 

PF : J'ai passé désormais plus de la moitié de ma vie en Allemagne. Cette deuxième moitié de ma vie a modelé ma carrière professionnelle au point que lorsque je réfléchis et m'exprime sur mon art, je me fie àl'allemand comme à une langue maternelle. En Allemagne et ailleurs, on me présente comme une artiste irano-allemande. Je me vois comme une immigrée qui appartient à différentes cultures. Je suis attirée par les espaces en interstice. Avec ce passé et cette expérience de vie, mon identité est un processus affecté par beaucoup de choses. Elle est vivante et fluide, le contraire de fixée ou rigide.