- Global Voices en Français - https://fr.globalvoices.org -

La critique russe divisée et perplexe face au dernier ouvrage du romancier culte Pelevin

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Arts et Culture, Littérature, Médias citoyens, RuNet Echo

Détail de la première de couverture de “искусство легких касаний” (L'art du toucher léger) de Viktor Pelevin, publié en 2019. Image via Wikimedia Commons [1]. Domaine public.

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en russe, ndlt.

En août dernier, le prolifique écrivain russe, Viktor Pelevin, a publié son nouveau roman L'art du toucher léger (Искусство легких касаний). Pelevin, qui a publié un livre par an depuis 2011, est considéré par la critique, qui l'encense, et par ses fans, qui l'adorent, comme « un indéniable génie [2] » en raison de son analyse sans concession du climat politique et social de la Russie contemporaine. Mais Pelevin, c'est aussi un mystère : l'auteur n'a pas donné d'interview ou participé à la tournée promotionnelle d'un livre depuis dix ans. Ainsi, selon nombre de ses fans, Pelevin ne serait pas un individu mais un groupe rassemblant de nombreux auteurs. Certains pensent même que c'est un ordinateur.

De son côté, Pelevin n'a rien fait pour démentir ces rumeurs et hypothèses conspirationnistes. Quelle que soit son identité réelle, le talent de Pelevin est indéniable. Il mêle réflexion philosophique de type ésotérique et observation au scalpel des événéments contemporains. En 2009, Pelevin a été élu [en] [3] intellectuel le plus influent de Russie ; ses œuvres se sont fait une place dans le canon littéraire postmoderniste et sont enseignées dans tous les départements de littérature en Russie comme dans les universités étrangères.

Cette réputation rend d'autant plus surprenant l'accueil critique mitigé qu'a suscité ce roman très attendu.

Contrairement aux ouvrages récents de Pelevin, L'art du toucher léger n'est pas un roman, mais un recueil de nouvelles reliées entre elles de façon transversale ; il tient moins de la réflexion explicite sur la politique contemporaine russe et propose une réflexion philosophique plus large sur les difficultés du pays. Peut-être, écrit [4] la critique Galina Yuzefuvich, Pelevin est-il simplement « las de son rôle d'interprète professionnel de la réalité politique de la Russie ». Mais si cela est vrai, cela ne signifie pas que ces récits fantastiques soient moins intéressants que ceux visant à comprendre la Russie contemporaine.

« Iakinf », le premier du trio, est le plus facile à lire. C'est l'histoire de quatre amis (un banquier, le présentateur d'une émission de télé diffusée tard le soir, un sociologue, et un vitrier) partis randonner en Kabardino-Balkarie, dans le Caucase septentrional (Russie). Ils sont guidés par Iakinf, un guide mystérieux qui révèle progressivement son passé de médium dans les tumultueuses années 90 et sa relation avec un mafieux qui l'avait employé pour invoquer l'esprit du dieu ancestral Baal. Iakinf captive son auditoire et les lecteurs avec des histoires d'esprits ancestraux et de sacrifice d'enfants. Nous sommes laissés sans réponse quant à la signification de la dernière : les jeunes Russes et leur avenir sont-ils rituellement sacrifiés pour maintenir les structures du pouvoir ? Le progrès et le potentiel du pays sont-ils sacrifiés pour nourrir des autorités russes avides de pouvoir ?

À la fin de chaque nuit, les quatre amis s'interrogent sur l'histoire de leur conteur. Iakinf est-il réellement un mage puissant, ou juste un affabulateur talentueux ? Ils le découvrent bien assez tôt. Alors qu'ils tracent leur chemin, les amis se retrouvent devant la montagne où Iakinf a autrefois invoqué l'esprit de Baal. Ils suivent les pas des esprits des enfants sacrifiés rituellement, et les quatre amis disparaissent sans laisser de trace. Suivant le procédé de l'épanadiplose narrative, chéri des auteurs russes Pouchkine, Gogol et Nabokov, cette histoire finit comme elle commence. Iakinf descend de la montagne en vélo, sifflant faux des chansons françaises, dans l'attente de prendre au piège d'autres voyageurs trop peu méfiants.

La menace du mythe et de l'imaginaire est aussi un thème majeur de la troisième histoire, intitulée « Stolypin : bataille après victoire ». Il s'agit de la suite du récent livre de Pelevin, Vues secrètes depuis le Mont Fuji (2018) ; on y retrouve les mêmes protagonistes. Le récit se déroule dans un cadre onirique, d'abord un train, qui se révèle être un bateau ; il s'agit d'une exploration linguistique de l'argot du monde carcéral et d'une enquête psychologique sur la mentalité de ce milieu. Pelevin réinterprète la caverne de Platon [fr] [5], et en propose une version distordue émanant de la Russie post-soviétique : une vision déformée de la réalité perçue à travers les barreaux de la prison.

Mais c'est la deuxième histoire, de loin la plus substantielle, qui a le plus captivé l'attention des critiques.

Également intitulé « L'art du toucher léger », ce récit, qui relève du roman noir, tisse des liens entre d'anciennes conspirations maçonniques et la politique contemporaine. Le protagoniste en est Konstantin Parakletovich Golgofskii, un éminent philosophe et historien russe spécialiste de la franc-maçonnerie. Après avoir assisté à l'assassinat de son voisin, le Général Izyumin du Service d'intelligence de l'armée étrangère russe, alors qu'il était en villégiature, Golgofskii enquête sur un mystère qui redéfinit sa vie. Alors que le  général boit un thé empoisonné et s'effondre dans les bras de Golgofskii, il pointe, le doigt tremblant, le toit de sa maison. Golgofskii suppose immédiatement que le geste du général est d'une grande importance et se lance donc dans une enquête qui le conduit à découvrir la vérité sur la guerre de l'information que se livrent Russie et États-Unis.

Sa recherche mène Golgofskii à travers la Russie et l'Europe, toujours avec une longueur d'avance sur les services secrets russes, bien déterminés à l'empêcher de découvrir un dangereux secret. L'enquête porte Golgofskii chez un éminent égyptologue à Kaliningrad, dans un minable bordel parisien, dans le salon d'un spécialiste renommé du Marquis de Sade, et chez un ancien officier SS sur la rive d'un majestueux fjord norvégien (où il se rend sous la fausse identité de chercheur sur les ballets de la télévision est-allemande). Il finit par regagner Moscou pour rencontrer sa dernière source : un subordonné du Général Izyumin qui a longtemps travaillé sur un projet top-secret pompeusement intitulé « L'art du toucher léger ».

Après s'être laissé aller à quelques considérations abstraites sur l'histoire des sectes dans l'ancienne Égypte, le français et révolutionnaire culte de la Raison [6] [fr] [6], et les mouvements occultistes nazis, Golgofskii découvre la troublante vérité. Le gouvernement russe a exploité d'anciens secrets maçonniques sur la dissémination d'informations. Le monde, dans le récit de Pelevin, n'est pas dirigé par un gouvernement mondial, ni par des classes dirigeantes riches et puissantes, mais par des chimères. Ces « tatouages de l'esprit » jouent un rôle important dans l'obsession d'Izyumin pour l'histoire occulte, étant donné leur rôle historique de générateurs artificiels de significations visant à manipuler l'opinion publique.

Si cela vous paraît confus, c'est parce que ça l'est.

La Russie de Pelevin est déterminée à venger la chute de l'Union soviétique, dont elle tient les États-Unis pour responsables. L'objectif du général Izyumin était de prendre sa revanche sur les États-Unis et de favoriser leur pourrissement de l'intérieur. Pour ce faire, il était nécessaire d'installer aux États-Unis ce qui a tué l'Union soviétique : un climat de traîtrise, d'hypocrisie et de peur. « Qu'arriverait-il si on disait aux sénateurs américains conservateurs, lors d'une audience secrète, que l'agenda du politiquement correct a été entièrement créé dans les locaux du GRU (direction générale du renseignement russe) à l'extérieur de Moscou ? » demande l'informateur de Golgofskii appartenant aux services secrets. Cette revanche est accomplie par des « mèmes d'impact militaire » ou  « chimèmes ».

Mais le projet meurt avec le Général Izyumin. Il est dissous, définitivement abandonné et démantelé sur décision des huiles, une fois qu'il devient évident que les « stupides Américains » l'ont compris.  Alors que les médias américains s'emballent au sujet des interférences russes dans leurs élections présidentielles et que l'existence d'usines à trolls et de Twitterbots russes est mise au jour, les Américains sont pris de rage et prêts à se venger. Comme le souligne Pelevin, les Russes sont désormais intimidés : ils parlent fort, mais cèdent facilement. L'empoisonnement d'Izyumin manifeste une sorte de justice poétique ; son organisation est responsable de l'empoisonnement bien réel de l'ancien agent double Sergeï Skripal et de sa fille [fr] [7], qui faisaient la une des journaux alors que Pelevin était en train de travailler à cette histoire même.

L'art du toucher léger a reçu un accueil mitigé de la part du public russe. Certains l'aiment, d'autres le détestent, mais beaucoup s'accordent à dire que ce n'est pas le meilleur ouvrage de Pelevin.

Yuzefovich critique avec une particulière sévérité la deuxième histoire de Pelevin, en faisant valoir que nombre des détours intellectuels de Golgofskii ne sont rien d'autres qu'un prétexte de l'auteur pour s'engouffrer dans d'insondables réflexions métaphysiques inutiles à l'idée directrice. Elle reproche à Pelevin « sa trame pseudo-policière si faiblement construite qu'elle sombre en définitive dans une masse bruyante de mots ». De même, Igor Kirienkov, dans sa critique [8] pour le site d'information RBK, reproche à Pelevin ce qu'il appelle son auto-complaisance, jugeant le livre « ni exceptionnel, ni catastrophique ». Kirienkov est las du choix de personnages de Pelevin, de son monde d'oligarques, d'agents de change et d'agents secrets, qu'il qualifie non sans dérision de « prose sociologiquement myope ». Cependant, la chroniqueuse littéraire Natalya Lomykina, dans sa critique pour Gorky Media, juge [2] le roman de Pelevin rafraîchissant, digne d'engendrer une nouvelle armée de « fans de Pelevin » et doté d'une « doublure bien cousue de croyances humaines ».

Le Runet et la blogosphère russe font preuve de davantage de mansuétude à l'égard de l'ouvrage de Pelevin. Marks Gurjevs de Polaris, site Web basé en Lettonie, considère [9] que Pelevin désigne « avec brio les points sensibles de notre société multimédia russe, avec le détachement et la prévenance d'un médiateur ». Anya Sklyar, blogueuse basée en Ukraine écrivant sur LiveJournal, également détentrice d'une thèse en psychologie, se délecte du roman de Pelevin. « Quel bonheur !  écrit [10]-elle, voilà un écrivain avec lequel je voudrais parler… Voilà une histoire qu'on peut longuement analyser et qui soulève de nombreuses  interrogations philosophiques et psychologiques.»

Cependant, d'autres pensent que Pelevin s'est simplement trouvé en panne d'inspiration. Pavel Tretyakov de l’HydraJournal dénigre [11] le dernier roman de Pelevin, dont il considère que la production prolifique cache mal le fait que l'auteur est à court d'idées. Les lecteurs feraient mieux, dit-il, de revenir aux classiques plus anciens de Pelevin comme Chapaev et le Vide, La flèche jaune, et Homo zapiens. Sur la plateforme “chto chetat’?” (Que lire ?), l'utilisatrice Majstavitskaja déplore:  [12]« Je ne veux pas devenir quelqu'un qui, questionné au sujet de la littérature russe dans cinq ans, répondra: “Je ne lis plus Pelevin”. Mais je suis en train d'en prendre le chemin. »

Enfin, le livre de Pelevin semble avoir été écrit et publié trop rapidement. Les riches allusions qui irriguent son écriture passent mal sous de multiples strates d'ironie dans un récit déjà chaotique. Alors que critiques et lecteurs s'accordent pour dire que « Iakinf », qui leur rappelle des travaux plus anciens de Pelevin, est l'histoire la plus plaisante des trois, certains, comme la critique Anna Narynskaya, qualifient [13] la troisième histoire de « dessert », en tant qu'il apporte une suite appréciée au précédent roman de Pelevin.

Mais la seconde et plus substantielle histoire est aussi la plus embrouillée. Alors qu'elle présente la portée la plus clairement symbolique pour les lecteurs internationaux, étant donné les relations tendues entre la Russie et les États-Unis, c'est aussi la plus ambitieuse, ce qui cause sans doute sa perte.

Peut-être est-il difficile pour les fans de Pelevin de s'habituer à un toucher léger procédant d'une si lourde frappe.