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L'évasion de Carlos Ghosn souligne les failles du système pénal japonais

Catégories: Asie de l'Est, Japon, Liban, Dernière Heure, Droits humains, Economie et entreprises, Gouvernance, Média et journalisme, Médias citoyens, Migrations & immigrés, Voyages
Carlos Ghosn on Bail 2018 [1]

Déguisé en ouvrier de maintenance masqué, Carlos Ghosn est libéré sous caution à Tokyo le 6 mars 2019. Copie d'écran de la chaîne officielle d'Euronews sur YouTube [2].

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt]

Le 31 décembre 2019, Carlos Ghosn, ancien dirigeant disgracié des constructeurs automobiles Nissan et Renault, a annoncé [3] qu'il avait enfreint les conditions de sa libération sous caution et fui le Japon pour le Liban. Les détails de sa fuite ont émergé tardivement pendant la période des fêtes de fin d'année, ce qui a permis à diverses théories de se propager : Carlos Ghosn aurait reçu l'aide d'un ancien soldat des Bérets verts [4] [forces spéciales américaines]; se serait caché dans un grand étui d'instrument de musique pour traverser la frontière ; ou encore, il aurait bénéficié de la complicité secrète du gouvernement japonais lui-même [5] qui tenait à se défaire une fois pour toutes de l'ancien magnat des entreprises japonaises.

Dans les faits, Carlos Ghosn semble avoir exploité les faiblesses structurelles des services de la police et du ministère public au Japon, de son système judiciaire, de sa politique de sécurité des passeports, du contrôle des ports, etc.

Carlos Ghosn avait été libéré sous caution puis assigné à résidence en mars 2019 après avoir été arrêté au Japon en novembre 2018 pour fraude [6], évasion fiscale [7], violation des lois sur les valeurs mobilières et autres allégations [8]. À l'époque de son arrestation, fin 2018, Carlos Ghosn était président de la société automobile japonaise Nissan et de son partenaire Renault [9], et avait été inculpé pour détournement illégal de fonds appartenant à Nissan pour son usage personnel [10].

Depuis qu'il a sauvé Nissan de la faillite en 1999, Carlos Ghosn, citoyen français d'origine libanaise né au Brésil, était considéré comme l'une des personnalités les plus emblématiques du monde des affaires au Japon. Après son premier succès chez Nissan, Carlos Ghosn devait finalement devenir président du deuxième plus grand constructeur automobile au monde, l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi [fr] [11], après avoir injecté une aide financière du constructeur français Renault à Nissan puis établi un partenariat entre les deux sociétés. En 2016, Carlos Ghosn a ensuite permis à Nissan de prendre le contrôle d'un autre constructeur automobile japonais en difficulté, Mitsubishi [12], renforçant ainsi son influence dans l'industrie automobile japonaise.

Un magnat des affaires victime de la “justice par la prise en otage” japonaise

L'arrestation de Carlos Ghosn par les autorités japonaises en novembre 2018 a sensibilisé la communauté internationale [13] à la sévérité apparente du système judiciaire japonais. Après son interpellation, Carlos Ghosn a été légalement [14] détenu pendant 23 jours sous aucun motif dans une cellule nue sans le moindre contact avec le monde extérieur. Par la suite, Carlos Ghosn a été maintenu en détention sans chef d'inculpation, en réponse à de nouvelles allégations.

Après avoir finalement été officiellement inculpé par le tribunal en janvier, Carlos Ghosn s'est vu refuser sa libération et a dû subir pendant plusieurs mois encore ce que certains ont appelé la “justice par la prise en otage [15]” japonaise pour avoir refusé de se déclarer coupable des accusations portées à son encontre par les procureurs.

Carlos Ghosn portait un uniforme d'ouvrier, un masque, une casquette bleue et des lunettes lorsqu'il est sorti de la maison de détention de Tokyo et est monté dans un minibus, sans être identifié par les nombreux journalistes qui se trouvaient à l'extérieur.

Carlos Ghosn a finalement été libéré sous caution à Tokyo le 6 mars 2019 et a tenté d'échapper aux journalistes et aux paparazzi en revêtant un uniforme d'ouvrier d'entretien masqué. Il sera à nouveau arrêté et libéré, les nouvelles conditions de sa libération sous caution restreignant les contacts [21] avec son épouse, la créatrice de mode Carole Ghosn [22].

Alors que Carlos Ghosn était assigné à résidence à Tokyo pour le reste de l'année 2019 dans l'attente de son procès, sa femme Carole Ghosn a fait campagne en sa faveur dans le monde entier, dénonçant le Japon comme étant une “fausse démocratie [23]” en raison de ses lacunes en matière de procédure pénale [24].

Invoquant son incapacité à obtenir un procès équitable et une supposée conspiration [25] entre le gouvernement japonais et Nissan pour “le faire valser [26]“, Carlos Ghosn a réussi à s'échapper du Japon pour se réfugier au Liban le 31 décembre 2019.

Comment Carlos Ghosn a-t-il réussi son évasion ? C'est la question qui était sur toutes les lèvres quand la nouvelle est tombée, la veille du Nouvel An.

Un “orchestre de chants grégoriens”, un béret vert et une grande boîte ?

Carlos Ghosn était censé être assigné à résidence et sous surveillance constante à son domicile de Tokyo en vue de son procès pour fraude, évasion fiscale et violation des lois sur les valeurs mobilières. Le voyage express de Carlos Ghosn au Liban indiquait clairement qu'il s'était enfui du Japon en avion.

Une première théorie, démentie depuis, était qu'un “un orchestre de chants grégoriens [27]” était entré dans la maison de Carlos Ghosn à Tokyo pour célébrer un réveillon libanais chrétien soit-disant traditionnel. Selon cette théorie, Carlos Ghosn aurait ensuite été aidé à sortir clandestinement de chez lui puis du pays dans un grand boîte d'instruments de musique avec une équipe de quinze personnes [28] comprenant un ancien soldat des forces spéciales américaines (Bérets verts [29]).

Carlos Ghosn franchit le contrôle de sécurité (à l'aéroport).

En fait, une conjonction d'éléments, à savoir une sécurité aéroportuaire laxiste, des privilèges propres aux élites des milieux d'affaires et aux diplomates, des relations gouvernementales dysfonctionnelles et des règles bureaucratiques rigides, a permis à Carlos Ghosn de passer outre sa mise en liberté sous caution et de quitter le pays aisément.

Le premier atout dont Carlos Ghosn a disposé dans son projet d'évasion tient au fait que, selon la loi japonaise, en tant que visiteur étranger au Japon, Carlos Ghosn était tenu par les règles d'immigration [34] de toujours détenir un passeport. Carlos Ghosn est titulaire de passeports brésilien, libanais et de plusieurs passeports français [35] et a été habilité à conserver un de ses passeports français pour se conformer aux règles d'immigration japonaises (jusqu'à ce jour, la France a démenti que Carlos Ghosn ait utilisé un passeport français mais le Liban précise qu'il l'a bel et bien utilisé pour entrer dans le pays).

Le fait de conserver un passeport a contribué à faciliter l'entrée légale de Carlos Ghosn au Liban, qui ne dispose d’aucun traité d'extradition [36] avec le Japon.

S'il s'avère qu'un élément clé de l'évasion de Carlos Ghosn était le fait de détenir un de ses passeports, je me demande si on aurait pu lui délivrer une autre forme de pièce d'identité pour respecter la loi nationale.

Carlos Ghosn a pu se rendre à l'aéroport international du Kansai, à 430 kilomètres de Tokyo, sans être intercepté ni dans le taxi, ni dans le Shinkansen [train à grande vitesse] (à un moment donné, au cours de sa fuite, il a quasiment croisé le Premier ministre japonais Abe Shinzo [39]). La facilité avec laquelle il a pu se soustraire à l'assignation à résidence a mis en évidence l'attitude relativement nonchalante du Japon à l'égard de la surveillance de Carlos Ghosn : les images des caméras de sécurité [40] le filment en effet en partance pour l'aéroport mais ces images ne sont visionnées par les tribunaux japonais qu’une fois par mois [41]. C'est le ministère public, plutôt que la police locale, qui avait la responsabilité [42] et la charge de procéder à l'arrestation de Carlos Ghosn et il semble qu'il y ait eu peu de coordination entre les différents organismes gouvernementaux.

Cette confusion entre les autorités a facilité le passage de Carlos Ghosn au contrôle de sécurité de l'aéroport. Carlos Ghosn a apparemment choisi l'aéroport international du Kansai (KIX) en raison de l'existence d'un terminal spécial réservé aux personnalités du gouvernement et de l'industrie [43]. Le contrôle des frontières à l'aéroport n'a peut-être pas été informé des restrictions imposées aux déplacements de Carlos Ghosn. Il existe également une théorie [44] selon laquelle Carlos Ghosn s'est effectivement glissé en douce dans une grande boîte, autorisée à contourner la sécurité [45] au terminal VIP de KIX après avoir été enregistrée dans un hôtel près de l'aéroport.

Au Liban, Carlos Ghosn est hors de portée du gouvernement japonais

Il a fallu une semaine au gouvernement japonais pour publier une réponse officielle. Au préalable, le ministre de la Justice du Japon, Mori Masako, n'a pu ni confirmer ni démentir [46] les détails [47] de l'évasion de Carlos Ghosn. Mori Masako a annoncé plus tard que la caution de 9 millions de dollars américains de Carlos Ghosn avait été annulée [48], que le gouvernement avait émis une requête auprès d'Interpol [49] pour procéder à son arrestation, et que les contrôles d'immigration seraient renforcés [50]. Le Japon a également émis un mandat d'arrêt [51] contre Carole Ghosn pour son rôle présumé dans l'évasion de son époux.

Au lendemain de la fuite de Carlos Ghosn, les commentateurs japonais ont avancé l'argument selon lequel le traitement extrêmement dur infligé à Carlos Ghosn était peut-être une raison suffisante [52] pour qu'il prenne la poudre d'escampette. D'autres ont fait remarquer que ce qui choque le plus dans ce dossier, ce sont les privilèges dont jouissent généralement les membres de l'élite des affaires par rapport aux gens ordinaires [53] dans certaines régions du monde lorsqu'ils sont accusés d'avoir enfreint la loi.

David McNeill, correspondant pour The Economist au Japon, estime qu'il est possible de concevoir les deux arguments en même temps :

Est-il si difficile de reconnaître que Carlos Ghosn est un patron autoritaire qui a brouillé les lignes entre ses finances personnelles et celles de Nissan, et que sa détention met en évidence les failles monumentales du système pénal japonais ? Ces deux éléments ne sont pas incompatibles.

Carlos Ghosn est déterminé à se faire entendre. Le 8 janvier, le fugitif de la justice japonaise a tenu une conférence de presse [56] au Liban pour clamer son innocence tout en critiquant le système judiciaire japonais.