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Les manifestations de l'Hirak et l'élection présidentielle algérienne provoquent une vague de désinformation

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Algérie, Élections, Manifestations, Média et journalisme, Médias citoyens, Politique, Technologie, Advox

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Manifestants  opposés au gouvernement dans la capitale, Alger, le 1er mars 2019. Crédit Photo : utilisateur Wikimedia Adjer [CC BY-SA 4.0 [2]]

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt]

“Hirak”, le mouvement de protestation populaire en Algérie (qui signifie “mouvement” en arabe) a entrouvert la possibilité des libertés numériques mais a aussi donné lieu à une vague agressive de “fake news” (fausses actualités) et de désinformation sur les réseaux sociaux. Avec peu de moyens pour affronter ou régler le problème, la bataille contre la propagation de la désinformation est loin d'être terminée.

Le mouvement de contestation a commencé le 22 février 2019 lorsque le président Abdelaziz Bouteflika, alors en exercice, a annoncé sa candidature pour un cinquième mandat. Bouteflika a plus tard renoncé à son projet de se présenter à nouveau à la présidence et a démissionné [3] le 3 avril, après 20 ans au pouvoir. Cependant, les Algériens ont continué à descendre dans la rue pour protester contre la corruption, le chômage et l'élite politique du pays, y compris après l'élection présidentielle du 12 décembre, considérée [4] par les manifestants comme un stratagème destiné à maintenir l'ancien régime au pouvoir.

Nassim, un activiste algérien habitant en France qui a demandé à garder son nom de famille secret, a créé Fake News DZ [5] avec quelques amis après avoir constaté une augmentation inhabituelle de l'activité sur les réseaux sociaux en Algérie et une montée en flèche de fausses actualités largement partagées :

For me, the most surreal fake news we debunked was not really political; an Algerian NASA engineer participated in the “send your name to Mars” NASA program which is accessible to all and suggested “Hirak Algeria” instead of his name. A journalist or many misunderstood the engineer's tweet and wrote that the next NASA spaceship to Mars will be named “Hirak Algeria”.

Fake news spread like wildfire even on some “trusted” media. A famous TV channel even made a video describing this as one of the biggest accomplishments ever. Months later I still find people believing in this story.

Pour moi, la fausse actualité la plus surréaliste que nous ayons déboulonnée n'était pas vraiment politique ; un ingénieur algérien de la NASA a participé au programme de la NASA “Envoyez votre nom sur Mars [6]” qui est accessible à tous et a suggéré “Hirak Algérie” à la place de son nom. Un ou plusieurs journalistes ont mal compris le tweet de l'ingénieur et ont écrit que le prochain vaisseau spatial de la NASA vers Mars serait nommé “Hirak Algérie”.

Les fausses actualités se sont répandues comme une traînée de poudre, même sur certains médias “de confiance”. Une célèbre chaîne de télévision a même réalisé une vidéo décrivant ce projet comme l'une des plus grandes victoires jamais accomplies. Des mois plus tard, je trouve encore des gens qui croient à cette histoire.

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Un post de Fake News DZ du 25 mai 2019 démystifiant la fausse actualité selon laquelle un vaisseau spatial destiné à atteindre la planète Mars serait nommé ”Hirak Algérie”. Capture d'écran prise le 30 décembre 2019 à 13:10 CET.

D'autres cas de désinformation étaient toutefois plus graves, car ils visaient le mouvement de protestation et ses militants.

À l'approche de l'élection présidentielle du 12 décembre, les partisans du gouvernement se sont tournés vers les médias sociaux pour attaquer les militants opposés au pouvoir en place. Les manifestants ont été pris pour cible et leurs actions soumises à des théories conspirationnistes. [8] On les a par exemple accusés d'être à la solde de gouvernements étrangers, des services secrets ou encore d'être payés pour répandre l'instabilité et semer le désordre dans le pays.

Les comptes faux ou robotisés de Twitter

Si Twitter est un puissant outil d'information, il peut aussi être utilisé pour influencer l'opinion publique et faire taire les opposants en utilisant des armées de robots.

Le nombre d'utilisateurs [9] de Twitter en Algérie est d'environ 450 000. La plateforme est principalement utilisée par des journalistes, certains joueurs de football et des entités gouvernementales telles que les ministères et les administrations publiques. Mais par rapport à d'autres plateformes telles que Facebook et Youtube, Twitter n'est pas très utilisé en Algérie. Il y a 21 millions d'utilisateurs de Facebook dans un pays de 43 millions d'habitants [10].

Pourtant, depuis le début de l'Hirak, des centaines de nouveaux comptes Twitter, pour la plupart des trolls (faux) et des bots (compte régi par un algorithme) partisans du gouvernement, ont été créés.

Par exemple, selon les analystes, en septembre 2019, 723 comptes ont été créés, dont 474 en deux jours seulement. Par la suite, 190 comptes ont été créés en octobre et 72 en novembre, ce qui est assez inhabituel, selon Marc Owen Jones, professeur associé d'études sur le Moyen-Orient et de sciences humaines numériques à l'université Hamad bin Khalifa de Doha.

8/ L'échantillon était incroyablement biaisé. Depuis 2008, il y avait seulement 44 créations de comptes par mois en moyenne dans l'échantillon. Cependant, le mois de septembre a vu ce nombre augmenter, atteignant le nombre effarant de 723 comptes ! Cela représente 12%. 12% des comptes de l'échantillon ont été créés ce mois-ci, depuis 2008 !

Le 28 septembre 2019, Owen Jones a publié un fil Twitter analysant un échantillon de 20 000 tweets provenant d'environ 5 769 comptes tweetant sous les hashtags #notinmyname et #algeriavotes, qui s'opposaient aux appels au boycott de l'élection et exhortaient les gens à voter. Selon son analyse, les activités de ces comptes indiquent [13] “une preuve évidente d'une campagne de désinformation”.

En conclusion de cet exposé, Owen Jones précise que dans l'échantillon étudié, au moins 8% des comptes encourageant les gens à voter étaient des robots.

13/ Donc oui, au moins 8% de ces tweets incitant les Algériens aillent à se rendre aux urnes sont probablement des bots et/ou des trolls. Restez vigilants. Espérons que @TwitterSafety [14] les suspende bientôt. Contactez-moi en MP si vous voulez les données.

Certains comptes ont en effet été suspendus [16] [fr] par Twitter après avoir été signalés. Par la suite, les utilisateurs suspendus ont créé de nouveaux comptes et pu rétablir la communication avec leur public.

#Weareallzeghmati est un autre exemple de hashtag Twitter lancé par des partisans du gouvernement, qui vient renforcer l'argument de l'existence de campagnes en ligne anti-manifestation ou pro-gouvernement en Algérie.

Le 3 novembre, les forces de sécurité ont attaqué [17] [fr] des magistrats qui avaient lancé une grève nationale pour protester contre un nouveau remaniement. Les images [18] [fr] de l'attaque sont devenues virales et les internautes se sont retournés contre le ministre de la Justice Belkacem Zeghmati. Le Syndicat national des magistrats a également appelé le ministre à démissionner. Quelques heures plus tard, le hashtag #weareallzeghmati [19], en soutien au ministre et au système judiciaire, apparaissait dans les “tendances” sur Twitter en Algérie. Le hashtag a été largement diffusé [20] par des comptes nouvellement créés.

Au-delà de la question des robots, il y a un aspect important à prendre en compte sur le nombre et la manipulation des comptes sur les réseaux sociaux en Algérie. La tendance des trolls existe des deux côtés. Les personnes qui étaient prêtes à voter ont souvent été traînées par les comptes pro-Hirak et vice versa. Les échanges [21] [ar] sont parfois chargés d‘insultes [22] [ar] et d'obscénités, ce qui n'apporte aucune valeur ajoutée positive à un débat.

L'élection présidentielle du 12 décembre a été largement suivie et commentée en Algérie, même par ceux qui étaient contre l'élection ou qui pensaient que le processus était truqué [23]. L'élection a eu lieu malgré son rejet par le mouvement populaire et les manifestations de masse à Alger et dans de nombreuses autres villes le jour du scrutin. La désinformation a également été très présente. Les militants et les journalistes ont démystifié plusieurs images et histoires fausses, notamment une image truquée avec Photoshop [24] montrant l'entraîneur de l'équipe de football algérienne en train de voter lors de l'élection, et une autre image [25] [ar] montrant un vieil homme attaqué dans un bureau de vote à Lyon, en France, par des manifestants anti-élections qui entendaient l'empêcher de voter. Cette fausse information a été rectifiée par Fake News DZ qui a fait remonter l'image à un reportage publié le 19 juillet sur un touriste égyptien agressé par la police roumaine dans un avion. Une séquence de 2017 utilisée par la télévision d’État, qui prétendait montrer de longues files d'attente devant les bureaux de vote le jour du scrutin, a également été dévoilée par Fake News DZ [26] [fr].

Le 13 décembre, l'Autorité indépendante de surveillance des élections en Algérie a annoncé la victoire du candidat indépendant Abdelmadjid Tebboune, ancien Premier ministre et allié de Bouteflika. Tebboune a remporté plus de 58% des voix, éliminant ainsi la nécessité d'un second tour.

Bien que l'élection soit maintenant terminée, l'avenir des plateformes numériques et de la lutte contre la désinformation est encore flou, dans la mesure où les manifestations [27] contre l'élite au pouvoir en Algérie continuent de s'intensifier.


Ce billet fait partie d’une série d'articles [28] qui examinent l'interférence avec les droits numériques par des méthodes telles que la fermeture d'Internet et la désinformation lors d'événements politiques clés dans sept pays africains : Algérie, Ethiopie, Mozambique, Nigeria, Tunisie, Ouganda et Zimbabwe. Le projet est financé par le Fonds africain pour les droits numériques [29] de la Collaboration sur les politiques internationales en matière de TIC pour l'Afrique de l'Est et du Sud Africain [30] (CIPESA).